Sans attendre d'être saisi et pour anticiper sur les travaux, le Président a réuni le Conseil pour que Monsieur VEDEL présente, dès à présent, les principales questions qui se poseront après le vote définitif de la loi dont le Conseil sèra saisi.
Monsieur VEDEL indique que la matière peut être exposée en trois chapitre principaux.
I. Question du principe même des nationalisations, qui se subdivise en :
A) Fondement (Textes applicables en la matières et combinaison de ces textes entre eux).
B) La position du législateur.
C) Les dispositions prévues par la loi sont-elles conformes au principes d'égalité ?
D) Observations annexes.
II. L'indemnisation.
Que vaut cette indemnisation par rapport au principe constitu- tionnel "d'indemnité juste et préalable" ? Deux sous questions :
A) Caractère préalable de l'indemnisation ;
B) Caractère juste : l'évaluation du préjudice est-elle correcte ;
III. Questions diverses
A) Problèmes des rétrocessions (notamment celles prévue par l'article 33 du projet) ;
B) Effets de la loi à l'étranger ;
C) Haut Comité du secteur public.
Recensement des textes applicables en la matière. Il y en quatre
- article 17 de la Déclaration des droits de l'Homme : "la propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement
constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". ,
- neuvième alinéa du préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 : "tout bien, toute entreprise, dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité".
- article 34 de la Constitution : "La loi fixe également les règles concernant... les nationalisations et les transferts de propriété d'entreprises du secteur public au secteur privé".
- article 2 de la Déclaration des droit de l'Homme : "Le butde toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression".
PROBLEME D'INTERPRETATION DE CES TEXTES
1° L'évolution a t-elle aboli ou atténué la portée de l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme ?
Le Gouvernement ne soutient pas cette thèse selon laquelle la révolution de 1789 serait une révolution libérale alors que la Constitution de 1946 et son préambule établiraient une république socialisante. Le droit de propriété serait donc de moins en moins inviolable et sacré, ce serait un droit anémié.
Il est certain que si le préambule vise les nationalisations et le droit de participation des travailleurs, il heurte ainsi le droit de propriété. Néanmoins, celui-ci garde sa valeur. En 1946, la première Constituante avait élaboré une nouvelle Déclaration des Droits de l'Homme. Le droit de propriété y gardait une valeur constitutionnelle en tant que liberté mais l'exercice de celle-ci dépendait exclusivement de la loi. Ce projet de Constitution a été rejeté par le référendum. Le droit de propriété a, d'ailleurs, été au centre de la campagne électorale. La seconde Constituante a décidé de reprendre purement et simplement la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 en la complétant de plusieurs "principes particulièrement nécessaires à notre temps". Il y aurait donc une erreur de considérer.(que le droit de propriété serait un droit diminué.
2° Selon une autre thèse, l'article 34 de la Constitution investirait le législa- teur du pouvoir de déterminer de façon parfaitement libre les règles relatives aux nationalisations. En réalité, il n'.a pour objet que de déterminer l'autorité compétente pour poser les règles de la nationalisation . Là encore, le législateur ne peut agir que dans le respect des principes constitutionnels. Il va déterminer ce qui est nationalisable. Il constate légalement la nécessité publique. Si, à l'évidence, son appréciation de la nécessité publique n'est pas érronnée, il le fait valablement.
3° Articulation de l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen et du neuvième alinéa du préambule de 1946.
L'article 17 a eu pour but de mettre fin à des abus royaux en matière de voirie notamment. Il indique que l'atteinte à la
propriété doit être justifiée par une utilité publique (la notion de nécessité publique correspond tout simplement en termes du 18ème siècle à ce que nous appelons, plus simplement, l'utilité publique). Depuis lors, la notion des nationalisations d'entreprises s'est superposée à la notion traditionnelle d'expropriation qui ne porte que sur des immeubles. Le rôle de l'Etat s'étant développé, il a eu besoin pour son action de moyens autresque les propriétés immobilières. L'article 9 du préambule de la Consti- tution de 1946 prévoit deux cas particuliers où la nationalisation serait obligatoire pour le législateur. Le mot "doit" indique qu'il s'agit de cas particuliers où une obligation, à tout le moins morale, s'impose au législateur alors.qu'en général, il est libre d'apprécier l'opportunité d'une nationalisation au regard de ce qu'il estime être une utilité publique.
Le but de la nationalisation est politique. Il s'agit de réaliser le programme sur lequel les députés ont été élus. Mais il fallait, en raison du contrôle de constitutionnalité, habiller juridiquement cette volonté politique. Diverses justifications ont été données à différents moments dans la discussion de la loi. Elles se résument dans un programme général de lutte contre la crise par une stratégie de la croissance. Les nationalisations sont un des moyens mis en oeuvre pour atteindre ce but. De plus, elles soustraient certains secteurs de l'économie à l'influence d'intérêts privés qui agissent en fonction du court terme.
C'est le débat essentiel qui commande le reste, quelle est l'étendue du contrôle du Conseil constitutionnel ?
S'il y avait un monopole de fait, il n'y aurait guère de problème de contrôle de constitutionnalité. Mais ni le Gouvernement, ni le législateur ne soutiennent qu'il y a, en l'espèce, de monopole de fait. En ce qui concerne le critère du service public national, la question est complexe. Si jadis, un service public se définissait par sa nature (service public de la justice ou de la défense), désormais,avec le rôle croissant de l'Etat, le service public n'a pas de critère objectif : est service public ce que le législateur déclare tel. Cette notion fluctuante n’a pas de caractère constitutionnel. Sur ce point, la note des professeurs DELVOLVE et autres a développé l'idée suivante : l'entreprise qui est nationalisée doit nécessairement acquérir un caractère de service public pour répondre aux exigences constitutionnelles. Or, en l'espèce, les entreprises nationalisées fonctionnent comme des entreprises privées et ne sont pas tenues aux règles des services publics, telle la continuité etc. . Ces universitaires ont conclu que la loi de nationalisation n'ayant pas créé de services publics ne serait pas constitutionnelle.
Ces raisonnements ne paraissent pas convaincants. . En effet, les règles de fonctionnement des services publics n'ont pas de valueur
EN INVOQUANT LA NECESSITE PUBLIQUE LE GOUVERNEMENT EST-IL FONDE A PORTER ATTEINTE AU DROIT DE PROPRIETE ?
La notion d'utilité publique est évolutive et sans définition constitutionnelle. Elle est évolutive. De nos jours, par exemple, l'expropriation peut être ordonnée pour la satisfaction de besoins simplement sportifs (exemple création d'un terrain de golf).
Elle n'a pas non plus de contenu constitutionnel.
Il est frappant de constater l'opposition entre les deux chambres du Parlement : l'Assemblée nationale, soutenant que la crise exige ces nationalisations et qu'elles sont donc constitutionnelles, le Sénat soutenant, à l'inverse, que ces nationalisations sont nuisibles et donc non constitutionnelles.
Il s'agit donc de savoir si le Conseil constitutionnel a la possibilité de prendre partie dans un domaine où il n'y a pas de définition constitutionnelle. Il ne faut pas oublier que le juge constitutionnel n'est pas chargé de substituer son appréciation à celle du législateur mais de dire si l'appréciation de ce dernier ne rencontre pas les limites de la Constitution. Pour une telle appréciation, le Conseil d'Etat, qui contrôle l'administration, examine le bilan de l'opération envisagée c'est-à-dire apprécie si les avantages justifient les atteintes qu'elle porte à la propriété et le coût qui va en résulter. C'est un contrôle qui manifestement va très loin dans l'examen de l'opportunité. Le Conseil constitutionnel, qui contrôle le législateur, souverain dans les limites de la Constitution, ne saurait adopter une telle méthode sans devenir le juge qui gouverne.
Le Conseil constitutionnel ne dispose pour l'appréciation de la nécessité publique d'aucune référence juridique. Le problème des nationalisations oppose une philosophie dirigiste à une philosophie libérale. Ce n'est pas au Conseil d'arbitrer, cela reviendrait à arbitrer entre deux politiques. Il sortirait alors de son domaine et usurperait un rôle qui n'appartient qu'au législateur.
Pour clore ce chapitre sur le fondement des nationalisations il est nécessaire de développer quelques considérations de fond :
1° Quelle que soit la position qu'adoptera le Conseil, il devra donc réfuter la thèse suivant laquelle le droit de propriété serait un droit mineur.
2° Le Conseil constitutionnel devra également dans sa décision réserver le cas de l'erreur manifeste dans l'appréciation de la nécessité publique. L'erreur manifeste est l'erreur qui tombe sous le sens de toute personne.
3° Le Conseil devra énoncer un principe délicat à formuler mais très important. Sa décision devra en effet indiquer que l'on ne peut nationaliser à jet continu et sans limite. La difficulté est que cela revient à poser un contrôle futur de la nécessité publique, ce qui pose des problèmes. En effet, contrairement à la Cour constitutionnelle allemande qui peut se fonder sur une déclaration des droits extrêmement détaillée ou à la Cour Suprême américaine qui peut se fonder sur des amendements de la déclaration des droits, le Conseil constitutionnel dispose de peu de textes sur lesquels s'appuyer. La Déclaration de 1789 est brève et ne contient pas de référence à la liberté
du travail, du commerce et de l'industrie. Si le Conseil veut poser un garde-fou interdisant de passer, sans révision
constitutionnelle, d'un régime de propriété privée à un régime collectiviste, il ne dispose guère de bases constitutionnelles solides.
Sur quoi pourrait-il s'appuyer ? Il semble qu'il pourrait simple- ment énoncer que l'équilibre des libertés parmi lesquelles figure le droit de propriété interdit ce changement de société. Il devrait marquer dans sa décision que le droit de propriété conserve une place essentielle dans cet équilibre des libertés et qu'il ne peut pas être réduit aux seuls biens de consommation. Il faut dire, cependant que nous n'en sommes pas là. Mais il importera néanmoins de marquer qu'il existe des seuils que le législateur ne peut franchir sans que la Constitution soit révisée.
Le Rapporteur demande alors si le Conseil souhaite aborder une discussion générale sur ce problème du fondement des nationalisations.
Monsieur le Président remercie Monsieur VEDEL de son exposé et lui suggère de remettre cette discussion générale à plus tard. Il lui demande donc de poursuivre son exposé.
Monsieur VEDEL déclare qu'il abordera donc les questions relatives à l'égalité.
Si le fondement des nationalisations est déclaré conforme à la Constitution, ces nationalisations peuvent néanmoins être déclarées inconstitutionnelles, si elles méconnaissent d'autres principes parmi lesquels le principe d'égalité devant la loi. Trois critiques sont développées à ce sujet.
Première critique : Pourquoi le législateur a t-il nationalisé telle ou telle entreprise et pas telle ou telle autre ?
La réponse est simple. C'est en raison de son appréciation de la nécessité publique qu'il a fait son choix. Il a pu choisir telle entreprise en raison de l'activité particulière qu'elle exerce ou de sa place dans tel secteur industriel. Une autre entreprise non nationalisée ne présente donc pas les mêmes caractéristiques.
Deuxième critique : Pourquoi le législateur a t-il exclu les banques mutualistes ou coopératives ou encore les établissements financiers du champ des nationalisations ? S'il est vrai que ces établissements créent de la monnaie, ce qui est une justification avancée par le législateur pour nationaliser les banques, il n'en demeure pas moins que les établissements financiers exclus du champ des nationalisations présentent des différences de statut et de finalité qui peuvent justifier cette exclusion.
Troisième critique : Pourquoi les banques dont la majorité du capital est détenu par les étrangers ne figurent-elles pas dans le champ des nationalisations ? La raison essentielle est la crainte de représailles de la part de l'étranger.
Cette appréciation d'opportunité peut-elle faire échec au principe d'égalité ?
Le Conseil d'Etat considérait qu'il fallait nationaliser l'ensemble des banques ou, à défaut, élever le plafond de l'article 13 de la loi au dessus du montant des dépôts de la plus importante des banques étrangères. Le Gouvernement ne l'a pas suivi plaidant que des difficultés pouvaient se poser au plan international. Il semble que cette différence de fait, en considération de l'intérêt général, puisse justifier une différence de traitement. Il n'y a pas lieu de nationaliser des banques dont la nationalisation présenterait plus d'inconvénients que d'avantages.
La nationalisation s'applique à des sociétés et elle s'opère par le transfert, à l'Etat, de la propriété des actions appartenant aux divers actionnaires. L'entreprise continue donc, mais avec un actionnaire unique. Il s'agit donc de voir si l'indemnisation correspond à la valeur de ce dont les actionnaires sont dépossédés. Le mode de calcul de l'indemnisation a évolué durant la préparation et la discussion du projet de loi.
a) Première solution envisagée :
A l'origine le texte soumis au Conseil d'Etat prévoyait une indemnisation sur la base de la moyenne des cours de bourse durant les trois années 1978, 1979 et 1980.
Le Conseil d'Etat a critiqué cette méthode. La période retenue était trop longue et il n'était pas tenu compte de la dépression boursière non plus que de l'érosion monétaire. Mais la critique essentielle était que le cours de bourse n'est pas significatif de la valeur d'une entreprise.
A cette critique, le Gouvernement a répliqué qu'il n'avait à indemniser que la valeur de ce dont l'actionnaire était privé, c'est-à-dire la seule valeur des actions.
Si Monsieur TRICOT a indiqué que cette nationalisation, contrairement à celles de 1945 et 1946, ne constituait pas une spoliation, il a néanmoins fait valoir que dans la pratique internationale quand il y a prise de contrôle d'une société, la transaction ne se fait pas sur la simple valeur des actions en bourse. La C.O.B. a constaté qu'en matière d'O.P.E. et d'O.P.A., il existe toujours une prime de l'ordre de vingt à cinquante pour cent sur les cours de la bourse. C'est dire que la valeur d'une action se calcule sur le cours de bourse auquel il convient d'ajouter une valeur virtuelle.
La C.O.B. a agi de telle sorte que les petits actionnaires soient à même de bénéficier de cette valeur virtuelle ou plus-value.
N'y a t-il pas lieu de maintenir cette règle d'honnêteté et de moralisation en l'espèce ?
Monsieur TRICOT au cours de ses auditions a exposé qu'en matière de prise de contrôle des sociétés, la C.O.B. imposait une méthode d'évaluation qui repose sur un "panier de critères divisé comme suit :
- un tiers pour les cours de bourse ;
- un tiers pour les actifs sociaux ;
- un tiers pour la capitalisation des bénéfices.
Il précisait que, dans ce calcul, les actifs sociaux sont réévalués et, le cas échéant, consolidés. Donc, les bénéfices capitalisés sont consolidés. Cette prise en compte des filiales peut être très importante en pratique.
A ces critiques, le Gouvernement a répliqué :
- en l'espèce, dépossédant un actionnaire, il n'y a lieu de l'indemniser que sur ce que valait son action en bourse. C'est à ce prix que l'actionnaire pouvait la négocier.
- les O.P.A. et O.P.E. sont de bonnes affaires, tout à fait exceptionnelles.
- il serait injuste, en matière de nationalisation, d'indemniser un actionnaire comme en cas d'O.P.E. ou d'O.P.A. car, alors, il n'y aurait pas juste indemnisation mais indemnisation excessive. Il n'y a pas lieu d'octroyer aux actionnaires, au détriment des contribuables, des avantages que très probablement ils n'auraient jamais obtenus autrement.
Que penser de ces divers arguments ?
Il n'apparaît pas que l'on doive traiter les nationalisations sur le même plan qu'une O.P.E. ou une O.P.A., opérations tout à fait exceptionnelles. Néanmoins l'indemnisation pour être juste devrait prendre pour base la valeur des cours de bourse majorée d'un pourcentage représentant la perte d'une chance de bénéficier de la plus-value résultant d'une O.P.E. ou d'une O.P.A.
b) La solution retenue : ’
Finalement, le Gouvernement à modifié sa méthode en s'imspirant des propositions du Conseil d'Etat. Aux proportions du panier C.O.B. il a substitué la répartition suivante :
- 50 % pour la valeur de bourse
- 25 % pour les actifs sociaux
- 25 % pour la capitalisation par 10 du bénéfice net moyen.
Enfin, le texte prend en compte les actifs et bénéfices nets, sans réévaluation et sans consolidation.
L'adoption de cette méthode a néanmoins suscité de nombreuses critiques :
- les cours de bourse sont envisagés sur une période trop longue, et lointaine, sans corrections pour tenir compte de l'inflation ;
- l'actif net n'est calculé que pour sa valeur comptable sans consolidation de l'actif net social et sans réévaluation des immeubles ;
- le bénéfice net est calculé sur une période trop longue sans compensation pour cause d'érosion monétaire.
Le Gouvernement répond à ces nouvelles critiques :
- le coût des nationalisations serait excessif si l'on tenait compte de ces observations ;
- la consolidation n'a aucun fondement législatif. Elle n'a pas d'existence juridique, n'étant pas même approuvée par les assemblées d'actionnaires. D'autre part, les méthodes de calcul de la consolidation sont variables. Enfin, la prise en compte de cette consolidation aurait considérablement compliqué les opérations de nationalisation obligeant à procéder à un calcul entreprise par entreprise.
- pour la réévaluation, la réponse est la même que pour les consolidations.
C'est pourquoi, il a refusé de s'écarter de la méthode finalement retenue, considérant que les trois critères permettent un "lissage" de nature à atténuer les inégalités dans l'indemnisation.
c) Quelle appréciation porter sur ce système ?
Force est de constater que le Gouvernement, s'il a adopté le système du Conseil d'Etat, n'est pas allé jusqu'au bout de la logique de la méthode retenue.
d) le problème du dividende de 1981.
Ce dividende ne sera pas distribué. Les actionnaires dépossédés ne toucheront leurs premiers intérêts que pour l'année 1982. Ils voient ainsi disparaître les dividendes qui auraient dû être distribués en 1981.
Le Gouvernement pour se justifier considère qu'en matière d'O.P.E. et d'O.P.A., le transfert des actions s'opère "coupons attachés". La valeur des dividendes est reflétée dans la valeur des cours boursiers. Payer le dividende reviendrait donc, estime t-il à le payer deux fois.
En réalité, comme la date de paiement des dividendes varie d'une société à l'autre, s'étendant sur une période d'un an, il faut considérer que la valeur boursière ne reflète en moyenne que
la moitié de la valeur des dividendes. Comme en outre, la valeur boursière n'est prise en compte que pour 50 % du calcul de l'indemnisation, les dividendes de 1981 ne sont plus représentés dans le calcul des obligations indemnitaires que pour une valeur de 25 % de leur montant réel.
Cette question a suscité moins de critiques.
Les obligations indemnitaires sont amorties par quinzième chaque année, cela fait une moyenne d'amortissement de sept ans et demi, ce qui n'est pas une durée excessive.
D'autre part, elles porteront un intérêt variable, révisable deux fois par an pour l'aligner sur le taux de rendement des emprunts d'état émis à taux fixe et d'échéance supérieure à sept ans. Ce taux d'intérêt devrait permettre de garantir le maintien du capital et de rémunérer à proportion de deux, trois ou quatre pour cent le service rendu par l'actionnaire dépossédé et qui se trouve ainsi dans la situation de préteur volontaire. Il semble donc que ce mode de paiement soit juste, comme l'exige l'article 17 de la Déclaration de 1789.
Cette modalité d'indemnisation semble aussi être suffisamment "préalable" pour qu'il ne puisse lui être reproché de violer l'article 17. En effet, personne n'a exigé que l'indemnisation soit concomittante à la dépossession. Ce qui importe, c'est que cette indemnisation soit préalablement établie.
En outre, comme ces titres indemnitaires sont négociables sur le marché, leur propriétaire peut toucher immédiatement son argent s'il le désire. Ceci suffit pour garantir le caractère préalable de l'indemnisation.
Monsieur VEDEL indique qu'il en a terminé avec la première partie de son exposé.
Monsieur le Président remercie Monsieur VEDEL pour son remarquable rapport et déclare que la séance est levée.
La séance est donc levée à 19 heures.
Le Conseil se réunit à 10 heures tous ses membres étant présents, à l’exception de Monsieur Valéry GISCARD d'ESTAING qui est excusé.
Monsieur PERETTI demande au Président s'il ne serait pas possible de commencer la discussion, tout d'abord, sur le principe : Y-a-t'il ou non lieu, pour le Conseil, de contrôler l'utilité publique ? La loi viole-t-elle tel ou tel principe ? et ensuite, seulement, il conviendrait de discuter sur les modalités. Il serait d'ailleurs possible de faire intervenir sur chaque question un orateur pour et un orateur contre avant d'ouvrir la discussion et de faire intervenir des réflexions diverses.
Le Président répond que le Conseil n'est qu'une réunion de neuf membres et qu'il est possible que chacun s'exprime sans suivre une procédure aussi rigide. De toute façon, souligne-t-il, dans les matières de cette importance, spécialement, il n'est pas possible de s'abstenir.
Monsieur GROS intervient sur la portée du contrôle par le Conseil constitutionnel. Il est certain que celui-ci ne peut pas substituer son appréciation à celle du Parlement mais il y a obligation pour le contrôleur de vérifier la "qualification", comme le fait un juge de cassation quand il vérifie que la règle de droit a été bien appliquée.
L'article 34 de la Constitution parle de nationalisation "d'entreprises". S'agit-il bien, dans notre loi, d'entreprises ?
Tout le monde est d'accord sur le fait qu'il y a lieu de combiner l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme et le 9ème alinéa du Préambule de 1946. Les notions qui doivent être toujours présentes à l'esprit sont celles de juste et préalable indemnité, de services publics, de monopole et d'utilité publique. Le contrôle du Conseil consiste à vérifier que la loi respecte toutes ces normes. Ne devrait-on pas retrouver ces termes dans la loi elle-même ? Or, elle ne dit rien. Nulle part, on ne sait s'il s'agit de services publics de monopoles de fait ou d'utilité publique. Le seul texte qui est soumis au Conseil est celui de la loi votée. Ce n'est qu'en cas d'obscurité de la loi, d'ambiguité, qu'il convient de s'éclairer par les travaux préparatoires et, notamment, par l'exposé des motifs. Le texte de la loi, ici, est rigoureusement muet sur ces trois notions. Cette constatation faite, il apparaît que la loi n'a pas de base légale.
La loi transfère à l'Etat, non pas des entreprises, mais des actions. Les sociétés continuent à exister et l'Etat reste distinct des sociétés dont il s'approprie ainsi les actifs. Si ce qui entoure la loi - déclaration des ministres, débats, etc... - est en contradiction avec elle, c'est bien à elle, semble-t-il, que l'on doit donner la préférence.
Monsieur GROS souligne encore que la loi est rédigée d'une façon vague et souvent inexacte. Alors que le Code des sociétés (article 364)
définit les filiales comme étant des sociétés dans lesquelles la société-mère dispose de plus de 50 % des actions et dit qu'il y a participation à partir de 20 ⁹₀ du capital, la loi emploie ces mots sans aucun rapport avec ces définitions chiffrées.
Monsieur GROS conclut qu'il est nécessaire d'exiger que la loi contienne sa justification constitutionnelle, faute de quoi le Conseil ne sera jamais en mesure d'exercer le moindre contrôle.
Monsieur VEDEL répond que le mot "nationalisation " a une histoire en droit français puisqu'il a déjà été employé dans des lois de 1936, 1937, 1945 et 1946, ce que ne pouvait ignorer le législateur de 1958. Ces lois ont procédé à la nationalisation sous des formes variées, tantôt par des regroupements d'actifs, tantôt par des transferts d'actions. Il s'agit toujours d'une opération forcée où l'Etat oblige les anciens propriétaires à lui remettre les biens sociaux. Ainsi, il est inexact de parler de nationalisation en ce qui concerne les sociétés MATRA ou DASSAULT.
Il y a une distinction traditionnelle en droit entre obligation de motiver et obligation, lorsque l'on prend une décision, d'avoir pour le faire des motifs et des motifs qui soient pertinents. Jusqu'à une loi récente, on exigeait de l' administration, simplement, qu'elle ait des motifs pertinents. En ce qui concerne le législateur, il prend des dispositions, il pose des règles mais la loi ne dit pas pour quelles raisons elle s'est ainsi déterminée. Ceci est d'une tradition absolument constante. Dans "Sécurité-Liberté", par exemple, des motivations ne sont apparues que dans les travaux préparatoires et, plus encore, dans les notes que le Gouvernement nous a remises lors de l'examen de cette loi. Tout ceci est logique. La loi est un corps de recettes opératoires et non un traité de doctrine politique. On peut discuter de l'existence des motifs du législateur et de leur pertinence mais certainement pas critiquer une loi parce qu'elle n'expose pas ses motifs.
Monsieur GROS répond que ce qui s'est passé avant 1958 n'a aucun intérêt parce qu'à l'époque, en l'absence d'un Conseil constitutionnel le législateur pouvait faire n'importe quoi.
Monsieur LECOURT : quelle que soit ultérieurement notre décision, il faut bien que nous prenions garde, aujourd'hui, au fait que nous n'en sommes qu'à un premier stade. Il faut, tout d'abord, avoir présente à l'esprit la préoccupation suivante : il ne faut pas ouvrir toutes grandes des portes qu'ensuite on ne saurait refermer. L'exposé fait par Monsieur VEDEL la semaine passée est apparu très convaincant à Monsieur LECOURT. Il apprécie la façon dont celui-ci a envisagé le droit de propriété au regard de l'article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme. Il est d'accord également pour se rallier à l'interprétation selon laquelle il convient d'examiner la constitutionnalité des nationalisations au regard de la nécessité publique et non au regard des termes du Préambule de 1946. Il est également d'accord sur la façon dont le rapporteur entend cette notion ; Il tient à souligner que, si l’utilité publique est une notion évolutive, cette évolution n’a pas toujours été à sens unique et, de plus l’appréciation en est largement subjective. L'utilité publique dérive très directement d'une appréciation du pouvoir politique. Il pourrait ainsi, lors de l'application, substituer son jugement en cette matière à celui du législateur qui exprime la volonté générale. Est-il pour
autant impossible d'exercer le contrôle d'une loi au regard d'une telle notion ? Le pouvoir législatif ne saurait, à cet égard, faire ce qui lui semble bon. Des limites existent, en effet, pour son appréciation. On peut, par exemple, distinguer les objectifs poursuivis par le législateur et les moyens choisis pour les atteindre. Dans le cadre des objectifs qu'il peut poursuivre librement, le législateur ne saurait commettre une erreur manifeste ou agir de façon arbitraire. Apparaît arbitraire ce qui n'est pas d'un rapport nécessaire entre l'objectif poursuivi et le moyen mis en oeuvre, également ce qui est d'une disproportionnalité évidente entre les objectifs et les moyens. Comment découvrir, dans ce texte, l'absence d'arbitraire ? Tout d'abord, certainement il existe un seuil au-delà duquel les nationalisations videraient le droit de propriété de l'essentiel de sa substance. En pratique se pose la question de savoir comment définir ce seuil. Une première indication ressort de la Déclaration des Droits de l'Homme, c'est que la propriété privée est la règle et l'appropriation publique n'est qu'une exception. En ce qui concerne les banques, comment justifier les seuils de un ou trois milliards et demi de dépôts dans les banques françaises ou étrangères. Entre ces deux limites, la seconde étant le maximum des dépôts des banques dites étrangères, la proportion de l'activité bancaire est minime pour ne pas dire négligeable dans l’ensemble. La loi ne manque-t-elle pas son but qui est de maîtriser la création de la monnaie par l'énormité en volume de l'exception qu'elle pose ?
Monsieur VEDEL : le seul argument invoqué sur cet article est celui de l'égalité. Le Gouvernement estime que la nationalisation des banques dont les capitaux appartiennent en majorité à des non-résidents serait utile mais comporterait trop d'obstacles.
Monsieur SEGALAT : en ce qui concerne l'étendue des nationalisations, l'exposé de Monsieur VEDEL est très convaincant. La recherche des fondements des nationalisations conduit à s'interroger sur le rôle du Conseil constitutionnel. La définition et la combinaison des textes qui dominent la réflexion et la solution sont également très remarquables dans ce rapport. Il convient de s'interroger clairement et de bien définir notre accord sur l'étendue du rôle du Conseil, en raison, particulièrement, de l'ignorance et des déviations de raisonnement très largement répandues autour de nous. Notre rôle consiste simplement à contrôler la conformité de la loi à la Constitution, c'est-à-dire à définir et sanctionner les excès de pouvoirs du législateur mais pas à devenir une troisième chambre législative. Nous ne devons pas intervenir de façon trop pointilleuse et définie à l'avance, ce qui nous conduirait à figer le système
juridique français et aboutirait à mettre en cause, bientôt, la viabilité de la Constitution elle-même. La nécessité publique envisagée en 1789 est rapidement devenue l'utilité publique, laquelle a beaucoup évolué au cours du 19ème siècle. On peut en dire autant du droit de propriété lui-même.
Sur les limites imposées, Monsieur LECOURT a noté la nécessaire adéquation ou, au moins, la proportion raisonnable qui doit exister entre les objectifs et les moyens. C'est une voie possible de réflexion. Monsieur VEDEL l'avait esquisséeen faisant appel à la notion d'erreur manifeste mais nous aurons des difficultés à savoir combien nous pouvons nous avancer dans cette voie. La seconde limite est celle du seuil. Quelle doit être la proportion irréductible des propriétés privées ? Celle-ci est encore d'un maniement plus difficile.
Nous risquons de nous heurter au risque de figer de toute évolution. La notion de seuil, elle-même, va être une notion mobile.
En ce qui concerne les banques, le fondement invoqué à diverses reprises est la participation de celles-ci à une fonction monétaire, mais ce n'est pas là le fondement unique. Monsieur DELORS indique comme plus important le rôle qu'elles ont dans la détermination des conditions de distribution du crédit.Qu'en est-il pour les banques "étrangères" ? Dans la tranche d'importance où elles se situent, elles disposent d'au moins autant de dépôts que les banques françaises d'importance comparable, mais nous ne saurions en déduire que le législateur a trahi son critère. Quel emploi font de leurs dépôts ces différentes banques ? Elles s'en servent pour financer des opérations internationales ou bien elles les emploient en France. Les banques dites "étrangères", on le constate, emploient surtout cet argent pour les opérations extérieures. Du point de vue qui nous occupe, elles participent beaucoup moins que les autres aux activités nationales internes. Le motif de la discrimination donné par le Parlement et le Gouvernement est le danger de répercussion de leur nationalisation sur l'implantation bancaire française à l'étranger. Le motif des représailles internationales qu'il convient d'éviter est très important. C'est un intérêt national de premier plan.
Monsieur GROS constate que, pour Messieurs VEDEL, LECOURT et SEGALAT, il faut trouver la justification de la loi dans des textes extérieurs à celle-ci.
Monsieur BROUILLET constate qu'il y a, malgré les apparences, de nombreuses convergences entre les membres qui viennent de s'exprimer. Il y aurait un bien faible effort à réaliser pour que Messieurs GROS, LECOURT, SEGALAT et VEDEL se rejoignent.
Le considérant de 1975 : "Considérant que l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à leur examen" a toujours fait problème pour Monsieur BROUILLET. En effet, il lui apparaît peu souhaitable de se définir de façon négative. Monsieur BROUILLET demande donc au rapporteur de modifier son texte sur ce point, de façon à adopter, si possible, une formule plus positive
Enfin, Monsieur BROUILLET remarque que le Parlement n'avait jamais adopté d'exception d'inconstitutionnalité. Or, cette fois-ci, une telle exception a été adoptée par l'une des assemblées.
Monsieur VEDEL : il est normal que le Sénat, qui n'est pas d'accord sur la loi, lui appose une exception d'irrecevabilité. Il a, en sa qualité de législateur, plénitude d'appréciation de l'utilité publique..
En ce qui concerne le considérant "négatif" de définition des pouvoirs du Conseil, Monsieur VEDEL remarque que ce n'est qu'après vingt ans d'existence que la Cour Suprême des Etats-Unis s'est permis de dire que "c'est à tort qu'il est prétendu que le Gouvernement a agi inconstitutionnellement". Il a fallu attendre ensuite encore quatre-vingts ans pour qu'elle déclare inconstitutionnelle une loi fédérale. Le considérant de 1975 est absolument exact. Ce qu'il dit est absolument vrai. Nous ne
sommes pas une troisième chambre. Si nous refusons le principe des nationalisations, il ne faut pas se méprendre, un référendum consacrerait la non-valeur constitutionnelle de l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme. Le Conseil constitutionnel est un juge encore fragile. Il y a vingt ans seulement. Il y avait eu, auparavant, un accord constant, sous tous les régimes, depuis la révolution, pour estimer le Parlement souverain. Nous avons été créés par ... inadvertance, en 1958
Monsieur JOXE : il faut raisonner dans le sens de l'histoire replacer chaque texte dans son époque pour en interpréter le sens et la portée. Actuellement, ce qui est certain, c'est que l'avenir est plongé dans une sorte de brouillard mais, derrière la loi examinée, se profile une autre réforme plus importante.Il faut éviter que la loi ne soit une création continue avec des addendas perpétuels, d'une session à l'autre, qui changeraient complètement notre système économique. Il faut qu'il apparaisse bien, dans notre décision, qu'un changement de nature de notre civilisation nécessite un changement de la Constitution.
Monsieur PERETTI souscrit à ce qu'à
Monsieur MONNERVILLE : le principe de la nationalisation ne paraît pas du tout discutable. Poser le droit comme quelque chose d'immobile c'est nier le droit lui-même. L'article 2 et l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme permettent les nationalisations. Par ailleurs, la jurisprudence du Conseil de 1975, définissant les limites de ses pouvoirs, reprise d'ailleurs en 1981, paraît tout-à-fait exacte. Peut-être faut-il la formuler autrement mais, alors, il faut principalement se garder de bloquer les évolutions pour l'avenir. Monsieur MONNERVILLE pense qu'en posant ainsi la définition du rôle du Conseil cette décision a fait au mieux pour le bien public. Ces appréciations ne veulent pas dire qu'aucun des articles de la loi soumise au Conseil ne posera de problèmes.
Le Président félicite le Doyen VEDEL pour son rapport remarquable. Il remercie les membres du Conseil pour leurs interventions qui, toutes, ont été instructives. Lui aussi a la préoccupation de ne pas ouvrir toute grande une porte qui, ensuite, ne pourrait plus être refermée, que l'acceptation du principe des nationalisations ne soit pas formulée de façon telle qu'elle permette ensuite tout et n'importe quoi. Si la loi devenait une marée montante, par ses addendas successifs, nous irions vers un changement insensible au jour le jour mais complet de notre système économique, social et voire même politique. Comment alors indiquer des limites surtout si nous précisons que le Parlement est souverain maître de l'appréciation de l'utilité publique? Il ne faut pas se méprendre sur la portée de nos garde-fou. Nous pourrions poser des écriteaux, des pancartes, beaucoup plus que des barrières. Telles sont les préoccupations auxquelles le Président tient à rendre le Conseil particulièrement attentif. Il ajoute que, selon une pratique excellente instituée depuis plusieurs
années, il faudra motiver de façon complète pour répondre à tous les moyens.
Le problème du respect du principe d'égalité se pose à l’égard des banques dont la majorité du capital est la propriété de résidents à l’étranger. La crainte de représailles des états étrangers, mise en avant par le Gouvernement, pourrait exister tout aussi bien pour les filiales des groupes autres que les banques nationalisées. Pour le Gouvernement, une façon très simple d’éviter toute rupture d’égalité et tout problème à ce sujet consisterait à relever le seuil de la nationalisation. On remarque, en effet, que les banques françaises qui entrent dans les mêmes limites de dépôts que celles-ci détiennent en tout des dépôts légèrement supérieurs à 30 milliards alors que celles qui sont au-dessus du niveau le plus élevé de ces banques dont la majorité du capital appartient à des non-résidents détiennent 170 milliards de dépôts.
Le Président conclut qu’il importe que la rédaction de la décision soit complète, précise et ne fige pas l'avenir. Pour cette tâche, il fait confiance au Conseil et spécialement au rapporteur.
Monsieur VEDEL indique que, si notre Constitution est politiquement libérale, elle ne pose pas, ni en elle-même, ni par les textes que l’on y assimile pour leur reconnaître une valeur constitutionnelle, de principes de libéralisme économique. Le Préambule de 1946 fait une part à la cogestion. Monsieur VEDEL estime qu’il convient plutôt de poser quelques lignes solides que de nombreux écriteaux. Pour mieux fixer les idées et permettre qu’une discussion l’éclaire sur une meilleure rédaction ultérieure, Monsieur VEDEL remet à ses collègues l'avant-projet ci-après sur les considérants de principe qui pourraient commencer le texte de la décision et qui permettront de fixer les idées pour une discussion dont le rapporteur espère qu’elle l'éclairera grandement pour une meilleure rédaction.
Considérant que l’article 2 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789 énonce : "Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l'oppression." ; que l'article 17 de la même Déclaration proclame également : "La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment et sous la condition d’une juste et préalable indemnité" ;
" Considérant que le peuple français, par le référendumdu 5 mai 1946, a rejeté un projet constitutionnel qui, entre autres dispositions, tendait à placer en tête de la Constitution française une nouvelle Déclaration des Droits de l’Homme comportant notamment l’énoncé de principes différant de ceux proclamés en 1789 par les articles 2 et 17 précités ;
" Considérant qu'au contraire, par les référendums du 13 octobre 1946 et du 28 septembre 1958, le peuple français a approuvé des textes conférant valeur constitutionnelle aux principes et aux droits proclamés en 1789 ; qu'en effet, le Préambule de la Constitution de 1946 "réaffirme solennellement les droits et les libertés de l'homme et du citoyen consacrés par la Déclaration des Droits de 1789" et tend seulement à compléter ceux-ci par la formulation des "principes politiques, économiques et sociaux particulièrement nécessaires à notre temps" que, aux termes du Préambule de la Constitution de 1958, "le peuple français proclame solennellement son attachement aux droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le Préambule de la Constitution de 1946." ;
" Considérant que si, postérieurement à 1789 et jusqu'à nos jours, le législateur a pu donner aux finalités, au contenu et aux conditions d'exercice du droit de propriété une acception moins individualiste que celle envisagée par les auteurs de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen, les principes énoncés par celle-ci ont valeur constitutionnelle tant en ce qui concerne la fonction politique et sociale de la propriété privée mise par l'article 2 de la Déclaration au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l'oppression qu'en ce qui concerne les garanties données aux individus et les prérogatives reconnues à la puissance publique par l'article 17 de la même Déclaration ;
" Considérant que l'alinéa 9 du Préambule de la Constitution de 1946 dispose : "Tout bien, toute entreprise dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public ou d'un monopole de fait doit devenir la propriété de la collectivité” ; que cette disposition n'a ni pour objet ni pour effet de rendre inapplicable aux opérations de nationalisation les dispositions générales précitées de la Déclaration de 1789 ;
" Considérant que, si l'article 34 de la Constitution place dans le domaine de la loi "les nationalisations d'entreprises et les transferts d'entreprises du secteur public au secteur privé", cette disposition, tout comme celle qui confie au législateur la détermination des principes fondamentaux du régime de la propriété, ne saurait dispenser le législateur, dans l'exercice de sa compétence, du respect des principes et des règles de valeur constitutionnelle qui s'imposent à tous les organes de l'Etat ;
" Considérant qu'il ressort des travaux préparatoires de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel que le législateur a entendu fonder les nationalisations opérées par ladite loi sur le fait que ces nationalisations seraient nécessaires pour donner aux pouvoirs publics les moyens de faire face à la crise économique, de promouvoir la croissance et de combattre le chômage et procéderaient donc de la nécessité publique au sens des termes de l'article 17 de la Déclaration de 1789 ;
Considérant que l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement, mais lui donne seulement compétence pour se prononcer sur la conformité à la Constitution des lois déférées à son examen ;
" Considérant que l'appréciation portée par le législateur sur la nécessité et l'opportunité des nationalisations décidées par lui ne saurait, en l'absence d'erreur manifeste, être censurée par le Conseil constitutionnel dès lors qu'il n'est pas établi que les transferts de biens et d'entreprises ainsi présentement opérés restreindraient le champ de la propriété privée des biens et des entreprises au point de méconnaître les dispositions précitées de la Déclaration de 1789 ; qu'ainsi, dans leur principe, les articles 1er, 13 et 27 de la loi soumise à l'examen du Conseil constitutionnel ne sont pas contraires à la Constitution ; "
La séance est levée et le Président prévoit de nouvelles séances pour le 28 et le 29 décembre 1981 qui débuteraient à 10 heures pour les saisines de la loi de finances.
Nota : Les séances des 28 et 29 décembre ne se tiendront pas en raison des nécessités de préparation de trois décisions sur les lois de finances. L'examen de la loi de nationalisation sera repris le 6 janvier 1982.
-oOo-
A la demande du Président, Monsieur VEDEL continue à exposer les problèmes posés par les saisines.
Il en vient au chapitre relatif à la rétrocession d'actifs au secteur public. Les objectifs du Gouvernement sont précis. Il a indiqué qu'il n'y aurait pas de nationalisations rampantes.Les nationalisations opérées sont des nationalisations d'entreprises et non pas de branches d'industries comme c'était le cas en 1945 (hydrocarbures, etc.). Le Gouvernement estime que nationaliser ces entreprises est une nécessité pour la mise en oeuvre de sa politique mais, du fait de la nationalisation d'entreprises, de groupes parfois divers quant à leurs activités, les actifs apparaissent assez hétéroclites. Des nombreuses sociétés ont des activités très diverses, aussi bien dans le cas des entreprises que des banques et surtout en ce qui concerne les compagnies financières SUEZ et PARIBAS. Dans ces cas, le Gouvernement a affirmé sa volonté de restituer au secteur privé les actifs qui ne correspondent pas aux biens qu'il est de toute façon nécessaire de nationaliser, ne serait-ce que pour opérer un inventaire et un tri.
Le Conseil d'Etat a fait remarquer que, dans l'intention même du législateur, l'utilité publique ne couvre pas tout. Il faut pouvoir renvoyer ultérieurement au secteur privé une partie de ces biens. C'est ce que prévoyait l'article 33 du projet. La jurisprudence du Conseil d'Etat (arrêt COGEMA) est que toute cession de participations majoritaires doit être approuvée par le législateur. Dans notre cas, la nationalisation était opérée en deux temps, d'abord main-mise de l'Etat sur l'ensemble des biens des sociétés en question, puis tri et restitution partielle aux
anciens actionnaires. Telle était la substance de l'article 33 du projet.
A l'Assemblée nationale, cette disposition a fait l'objet d'un tir de barrage extrêmement fourni aux motifs que les critères qu'il retenait manquaient de précision. Devant les difficultés, notamment d'ordre constitutionnel, qui étaient soulevées, la Commission ad hoc de l'Assemblée nationale a proposé sa suppression. Les restitutions auront lieu plus tard,sans remise en cause de l'opération même de nationalisation, par une loi ultérieure. Il a d'ailleurs été évoqué de faire une loi organique complétant l'article 34 de la Constitution pour permettre les transferts du secteur public au secteur privé.
Au plan général, la nationalisation est une nationalisation d'entreprises disparates dans ce qu'elles renferment, d'où nécessité de diverses rétrocessions.
La saisine du Sénat indique qu'il faut rétrocéder les biens non nationalisables. D'autre part, il n'y a pas de critères précis pour distinguer ce qui doit rester nationalisé ou non puisque les entreprises se présentent comme des ensembles et sont considérées en elles-mêmes comme des instruments de l'action économique, politique et sociale, ce qui conduit à écarter toute obligation, générale de rétrocession.
Dans le cas particulier des compagnies SUEZ et PARIBAS, le Gouvernement a annoncé qu'il y a des actifs qui devront rester nationalisés, d'autres non. Il procédera à une nationalisation puis, postérieurement, à un inventaire et ensuite à des rétrocessions. Pour le Gouvernement, quoi qu'il en soit, la nécessité publique est justifiée par la décision même du législateur. Pour les compagnies financières, après un premier temps d'hésitation, la loi décide de nationaliser le tout. La nationalisation se fait par le transfert de propriété de l'ensemble des actions composant le capital social. Ce ne sont pas les actifs qui sont nationalisés mais l'entreprise elle-même. Que des actifs non nécessaires soient cédés ultérieurement ne touche pas à la structure de l'entreprise. La philosophie qui préside à ces nationalisations est que l'entreprise publique nationalisée doit agir et vivre comme le font toutes les entreprises. Elle conserve , pour ses besoins, ce qui lui est utile, elle se débarasse du reste. Il s'agit là d'actes purs et simples d'exploitation.
Devant un tel raisonnement tenu par le Gouvernement, il a été objecté que le fait que l'Etat commence à revendre des actifs au moment même de la nationalisation lui permettrait d'exproprier gratuitement, c'est-à-dire en payant les actions par le prix d'une part de l'actif. La nationalisation aurait été financée par son bénéfice immédiat. Dans une telle conception, on aboutit à l'expropriation dans un but purement financier, lequel, bien entendu, n'est pas admis par le droit français comme utilité publique justifiant l'expropriation ou la nationalisation. C'est pour éviter de faire apparaître un tel enrichissement sans cause de l’Etat, pour supprimer une erreur juridique manifeste ou en tout cas un procédé très contestable que l’article 33 a été supprimé. On voit donc que sa suppression correspond à une commodité et non à une différence d’appréciation de la politique à mener. Cet article 33 faisait surgir tant de problèmes qu'il a paru préférable, pour le présent, de s’en passer.
Le titre consacré aux banques est le titre II de la loi et l'article 13 n'a été spécialement contesté que par les exceptions qu'il prévoit. Un seuil minimum de dépôts est fixé à partir duquel, en principe, les banques sont nationalisées, les banques ayant le statut de sociétés immobilières pour le commerce et l'industrie ou celui de maisons de réescompte, les banques dont la majorité du capital social appartient directement ou indirectement à des sociétés à caractère mutualiste ou coopératif et les banques - durant tous les débats, inexactement qualifiéesde banques "étrangères" - dont la majorité du capital social appartient directement ou indirectement à des personnes physiques ne résidant pas en France ou à des personnes morales n'ayant pas leur siège social en France sont exclues de la nationalisation. Au départ, le Gouvemement avait cru à tort que ces banques "étrangères" ont un statut particulier. Or, ceci est inexact . Elles ont rigoureusement le même régime juridique que toutes les autres banques, depuis 1976. Le Conseil d'Etat, pour supprimer la difficulté, avait proposé de monter le seuil de 1 milliard à 3 milliards et demi. En effet, au-dessus de ce seuil, il n'existe aucune banque dite "étrangère" donc, au-dessus de ce seuil, ne se posait aucun problème d'égalité entre elles et les françaises. L'inconvénient pratique était relativement faible. Très peu de banques se situent entre 1 et 3 milliards et demi et une bonne moitié d'entre elles sont déjà des filiales de banques dépassant les 3 milliards et demi. Donc, indirectement, elles auraient été contrôlées par l'Etat. Seraient restées en dehors de la nationalisation huit banques seulement. En ce qui concerne le contrôle du crédit, il convient de noter qu'actuellement 80 % de la masse monétaire est entre les mains de la Banque de France, du Trésor et des banques nationalisées 1, 19 % dépend de banques non nationalisables en vertu du projet et 15 % seulement des dépots sont détenus par les banques visées par la loi. Sur ce total, les banques "étrangères" détiennent seulement environ 2 % au maximum du total de la masse monétaire, c'est-à-dire, à peu de chose près, 10 % de ce qui sera contrôlé directement par l'Etat, après les nationalisations. Ainsi exemptées, les banques "étrangères" n'avaient pas une importance pratique très considérable.
Qu'en est-il sur le plan juridique ? Comment peut-on justifier la différence de traitement qui est faite entre ces diverses banques ?
Juridiquement, il n'existe aucune différence de statut. Pratiquement il existe néanmoins une différence de situation de fait. Les organes de décision de ces banques sont très souvent situés à l'étranger. Il existe, de la part d'états étrangers, des risques de représailles économiques dans le cas où elles seraient nationalisées. Enfin, leur clientèle est particulière, il s'agit très souvent des détenteurs du capital. Juridiquement, la discrimination apparaît donc valable. Il y a un intérêt général justifiant une différence de traitement que la loi réserve à ces différentes banques. La question que l'on peut se poser est s'il y a ou non disproportion entre l'atteinte au principe d'égalité et l'intérêt qui est sauvegardé parla règle discriminatoire.
La technique de l'expropriation retenue ici est celle du transfert des actions. La valeur d'une entreprise est différente de celle qui apparaît par sa capitalisation boursière. Ceci se manifeste très clairement lors des opérations qui aboutissent à un changement de majorité. Leur réalisation se fait avec une très forte augmentation du prix de l'action. Il s'agit des opérations d'offres publiques d'achat (0.P .A. ) ou d'offres publiques d'échange (O.P.E.). C'est ce qui explique les règles dont la Commission des Opérations de Bourse (C.O.B.) assure le respect.
La C.O.B. oblige, en pratique, que l'on étende l'avantage de cette augmentation de valeur du prix des actions, dans de telles opérations, aux petits actionnaires. On est, paradoxalement, dans un marché où la valeur de gros dépasse le prix au détail.
A qui appartient, en fait, cette valeur virtuelle (différence entre le prix de l'action individuellement et le prix de l'action quand elle permet de contrôler l'entreprise) ? A celui qui prendra le pouvoir.
Ce que paie cette différence de prix c'est le contrôle de l'entreprise. Avec la majorité, on gouverne à 100 %.
Que représentent, en réalité, les O.P.A. et les O.P.E. sur le marché boursier ? Cela varie selon les années mais, si l'on prend des dates récentes, on s'aperçoit qu'en 1976 elles portaient sur 1/300ème des valeurs en bourse et, en 1980, sur un peu moins du centième. C'est donc un élément de prix relativement négligeable. Il s'agit, en fait, d'une chance très faible d'obtenir un supplément de 25 à 40 %, parfois un peu plus, du prix de l'action quand on détient, au bon moment, celles d'une société faisant l'objet d'une O.P.A. ou d'une O.P.E. On peut donc estimer, compte tenu de la faiblesse de la chance, qu'elle ne modifie pas sensiblement le prix de l'action et que le cours de bourse est un point de départ valable puisque l'Etat n'est tenu d'indemniser les propriétaires que de ce dont il les prive.
Le Gouvernement s'est engagé, dans l'opération de nationalisation, avec un projet qui fondait l'indemnisation sur le cours moyen de la bourse tel qu'il s'est établi durant des années où la peur de la nationalisation n'avait pû influencer les cotations.
Le Conseil d'Etat s'est engagé, dans une évaluation du type de celles que retient la C.O.B. pour calculer les prix d'O.P.A. où d'O.P.E., c'est-à-dire faisant intervenir différents critères. Il a choisi cette méthode au lieu de guider le Gouvernement vers des cours actuellement individualisés par sociétés et honnêtement calculés. Il l'a guidé vers un compromis entre les cours de bourse et les cours d'O.P.A. et d'O.P.E.
La C.O.B. retient, par tiers, la base d'évaluation sur les cours de bourse, la base d'évaluation des actifs et la base d'évaluation des bénéfices.
Le Gouvernement a accepté ce système, mais en le modifiant légèrement. Il a pris en compte les cours de bourse pour 50 % et chacun des autres éléments pour 25 % . Par ailleurs, il a retenu les actifs nets non-réévalués, contrairement à ce que fait la C.O.B.,et il n'a pas pris en compte les consolidations, c'est-à-dire les éléments d'actifs ou de bénéfices de l'ensemble du groupe comprenant les filiales pour les sociétés en accordéon.
Aux critiques qui ont pû être faites à ce sujet, le Gouvernement répond : l'indemnisation doit être préalable donc résulter d'un calcul rapide qui ne peut être tel que s'il repose sur des bases simples.
Les réévaluations et les consolidations sont des opérations qui ne sont pas contrôlées, qui répondent à des techniques comptables différentes et qui font intervenir les mêmes éléments selon les cas, pour des montants disparates. Retenir une telle complication dans le calcul aboutirait à un contentieux sans fin et renverrait l'indemnisation à des dates très lointaines et peu prévisibles. En fait, le montant total de l'évaluation est raisonnable. Le total des cours, l'avant veille de l'élection présidentielle (date à laquelle, vous vous en souvenez, les cours avaient été particulièrement élevés) aboutit à une somme de 32 milliards. Or, les indemnisations prévues par la loi se monteront à 34 milliards. Si l'on prend la moyenne des cours, de novembre 1980 à avril 1981, la somme était de 31 milliards. En mai 1980, elle était de 30 milliards et 800 millions. .
Donc, conclut le Gouvernement, une évaluation globale de 34 milliard est très nettement au-dessus de toute moyenne des cours de bourse.
Où donc est la spoliation ?
Il convient, tout d'abord, de bien avoir conscience qu'il n'appar- tient pas au Conseil constitutionnel d'imposer le choix des méthodes d'indemnisation.
Le premier critère retenu par le projet de loi n'était pas critiquable dans son principe. Les difficultés apparaissent dans l'application du système mixte qui a été retenu.
Bien sûr, rien n'obligeait le Gouvernement à retenir un système calculé sur celui de la C.O.B, mais s'il le fait en cumulant les limites à son application, comme c'est le cas dans la loi, on aboutit à une indemnisation non satisfaisante. Ici, il n'y a pas de réactualisation des taux, il n'y a pas de consolidation. Aucun de ces éléments n'apparaît en cela spécialement condamnable mais leur calcul laisse planer une grave suspicion sur le caractère équitable de l'indemnisation.
Il ne semble pas que l'on puisse critiquer le montant total de l'enveloppe prévue. En revanche, il existe un sérieux problème dans la fourchette des forfaits qui font que l'on peut se demander si chaque actionnaire reçoit bien la valeur de ce qu'il perd. A une telle interrogation, on ne peut pas répondre affirmativement.
La loi, en effet, ne tient aucun compte des particularités individuelles des diverses sociétés. Pour certaines sociétés, la valeur dépend très nettement de la consolidation, pour d'autres non. Certaines sociétés ont procédé à la réévaluation des bilans, d'autres ne l'ont jamais fait, certaines, enfin, l'on fait à une date ancienne.
La moyenne des trois critères qui est retenue par la loi est très défavorable pour certaines sociétés et favorable pour d'autres.
Pour l'évaluation, il faut se placer au jour même de la nationalisation. Or, la période retenue est à la fois trop longue et trop ancienne. Elle favorise les sociétés qui étaient en perte de vitesse et aboutit à une sous-évaluation pour les sociétés qui étaient en progression et dont la valeur des cours en bourse ainsi que les bénéfices et les actifs étaient en progression.
Même si l'enveloppe globale est bien calculée, elle est certaine- ment mal répartie.
Dividendes 1981 :
La dernière question qui se pose à ce sujet est celle des dividendes de 1981. En cas d'O.P.A. ou d’O.P.E., ceux-ci ne sont pas versés avant la cession. Leur valeur est prise en compte dans l’évaluation des prix. On répond ici aux actionnaires : "ne demandez pas deux fois ce paiement".
Une part de ces dividendes apparaît dans les évaluations et, notamment, est reflétée dans les cours de bourse. En réalité, là encore, la situation est très variable selon les sociétés, selon la façon dont les comptes sont établis et selon la date à laquelle ce dividende est distribué. Il est certain, de toute façon, qu’il y a une différence dans les situations des différentes sociétés et que, d'autre part, le prix du dividende 1981 ne se retrouve que très partiellement dans les modes de calcul retenus.
Caractère préalable de l'indemnisation :
Sur ce point, il n'y a pas de contestation vraiment sérieuse. En effet, les bases de l'indemnisation sont dès à présent fixées. La délivrance des obligations sera immédiate. Celles-ci sont négociables et elles comportent des garanties de rapport raisonnables.
Pour les sociétés non côtées, la méthode d'évaluation retenue serait valable si, là encore, il y avait réévaluation, consolidation et prise en compte d'une période assez proche et pas trop longue.
Les filiales à l'étranger - articles 4, 16 et 30 :
Ces articles donnent pouvoir à l'administrateur général d'aliéner des participations ou des filiales étrangères quand la loi ou les pratiques locales rendent une telle opération nécessaire.Sur ce point, la saisine est suspecte, juridiquement enfantine, moralement indécente.
Donner le pouvoir à l'administrateur de décider d'une telle aliénation est méconnaître qu'une telle opération est du domaine de la loi, en vertu de l'article 34.
Cet article aboutit à reconnaître qu'il n'y avait pas d'utilité publique à la nationalisation.
Enfin, il violerait le droit international qui limite territorialement l'effet des nationalisations. L'administration se voit, ici, reconnaître des droits sur des biens à l'étranger.
En réalité, les conditions posées par la loi sont suffisamment précises. Elles donnent, dans un cas qu'elles définissent, compétence pour agir pour une aliénation à une autorité qu'elles déterminent. D'autre part, si aucun état n'est obligé de reconnaître l'effet de la nationalisation, cela rendra difficile l'application de la loi mais cela n'interdit pas à la loi de prévoir la règle. L'Etat français n'a pas à dire d'avance qu'il ne réclame rien sur les filiales situées à l'étranger.
Pour en terminer, le Doyen VEDEL indique les moyens de procédure qui sont soulevés.
- Procédure législative :
La saisine des députés (page 13 et suivantes) indique que l'article 40 de la Constitution aurait été opposé à tort à un certain nombre d'amendements aux articles 5, 12, 17, 24, etc... de la loi. Il s'agissait, en réalité, d'amendements tendant à :
- garantir un taux minimum aux intérêts des obligations données en échange des sociétés nationalisées ;
- diminuer la durée d'amortissement de ces obligations ;
- faire indemniser certains actionnaires en espèces ;
- donner un régime plus favorable d'imposition des plus-values lors de la cession de ces obligations ;
- mettre à la charge de l'Etat les ressources de la Caisse nationale des banques nécessaires à l'indemnisation des anciens actionnaires.
Tous ces amendements aggravaient la charge publique. Ils étaient donc irrecevables en vertu de l'article 40.
Un autre motif plus bizarre est invoqué. Le droit d'amendement des députés et de l'opposition a été méconnu. Aucune discussion "sérieuse" n'a été faite sur ces amendements, dont aucun n'a été adopté. Aucune règle constitutionnelle n'a été violée. Il n'est nullement soutenu que les amendements n'auraient pas pu être déposés et présentés par leurs auteurs. Ils ont été repoussés par un vote au fond .
Les articles 1 et 2 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 relatifs aux lois de finances auraient été méconnus. La loi étant génératrice de dépenses qui affecteront l'équilibre financier de plusieurs années, ces dépenses auraient dû être évaluées au préalable par une loi de finances.
Vous avez une jurisprudence sur l'article 1er, 4ème alinéa, que vous venez de confirmer le 5 janvier dernier. De même, l'interprétation littérale de l'article 2, 5ème alinéa, aurait pour inconvénient, tout comme celle de l'article 1er, 4ème alinéa, d'empêcher toute fonction législative. Il suffit donc, pour que la procédure soit régulière, qu'aucune dépense ne puisse être faite lors de l'un des exercices concernés par l'application de la loi, sans que ces incidences sur l'équilibre financier de l'année aient été au préalable appréciées et prises en compte par l'une des lois de finances applicable à cette année.
- Méconnaissance de l'article 15 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 :
Il y aurait atteinte à la loi interdisant la contraction de dépenses en ce que la Caisse nationale de l'industrie et la Caisse nationale des Banques émettront, des obligations destinées à être utilisées comme moyen de paiement d'une dépense publique. Or, l'article 15 interdit, sauf disposition expresse d'une loi de finances, que des titres d’emprunts d'Etat puissent servir au paiement d'une dépense publique. Dans le cas qui nous intéresse, il ne s'agit pas d'emprunts et encore moins d'emprunts publics.
D'autres moyens de procédure ont été soulevés par les sénateurs (page 88 et suivantes).
- Méconnaissance de l'article 18 de l'ordonnance du 2 janvier 1959 :
Les redevances versées par les sociétés nationalisées pour alimenter la Caisse nationale de l'industrie et la Caisse nationale des Banques n'apparaissent pas au budget. Elles n'ont pas à y figurer s'agissant de ressources non de l'Etat mais d'établissements publics.
De même, violation de l'article 34 de la Constitution en ce qui concerne l'aliénation des filiales à l'étranger, l'aliénation des titres de personnes morales du secteur public et l'article relatif à la législation commerciale.
Nous avons déjà parlé de l'aliénation des filiales à l'étranger. Pour l'aliénation des actions détenues par des personnes morales de droit public, rien n'interdit que de telles personnes morales soient actionnaires des sociétés nationalisées.
Enfin, en ce qui concerne l'application du droit commercial, la loi pose une règle qui apparaît suffisante. Il appartiendra aux tribunaux, en cas de difficultés, de dire si la législation commerciale est ou non compatible avec le statut des sociétés nationalisées. Si toutes les lois qui ne sont pas d'une clarté supérieure à celle-ci étaient inconstitutionnelles, bien peu pourraient trouver grâce à nos yeux.
-0O0-
Le Doyen VEDEL donne lecture de son projet en ce qui concerne la partie relative au principe de nationalisation.
Monsieur LECOURT se demande si l’on peut se satisfaire de la réserve de l'erreur manifeste. Qu'en est-il au regard des banques dites "étrangères" ?
Monsieur VEDEL lui répond que la question posée par l'article 13 n'est pas sensiblement différente des autres. Sa solution dépend de la façon dont le Conseil apprécie le contrôle qu'il doit exercer. Jusqu'à quel degré estime-t-il pouvoir le mener ?
Monsieur LECOURT pense qu'il y a, en réalité, une contrariété de motivation à l'intérieur même de l'article sur les banques. Le Conseil constitutionnel a un certain pouvoir d'appréciation même s'il ne veut pas entrer dans un choix politique. Le Gouvernement pouvait parfaitement écarter certaines banques de la nationalisation mais, alors, c'est un fait dont il convient de se demander qu'elles en sont les conséquences Elles sont celles-ci : restent concernées des entreprises qui, en valeur de dépôts, sont presque marginales. Dans la catégorie qui nous intéresse où l'on pose la règle de la nationalisation, celle-ci, en réalité n'apparaît plus qu'exceptionnelle. La masse des dépôts concernés par la nationalisation est de 1 à 2 %. Y-a-t-il alors une nécessité plausible de procéder à une nationalisation pour orienter le crédit ? N'y-a-t-il pas un aveu de la non-pertinence des articles donc de l'absence de l'utilité publique, en raison même de l'incohérence et de l'arbitraire des motifs donnés ? Il semble qu'il y ait une absence manifeste de proportionnalité entre les moyens employés et les buts à atteindre. On voit donc que la limite de l'erreur manifeste ne suffit peut-être pas. Il faudrait, peut-être, y ajouter quelque chose qui se rapproche de la notion d'arbitraire.
Monsieur VEDEL répond qu'il est certain que le Conseil se sent frustré. A quoi sert son contrôle si l'appréciation du Parlement s'impose à lui, mais cela n'est vrai qu'en absence d'un texte précis qui limite le pouvoir d'appréciation du Parlement. Ainsi, la non-rétroactivité des peines est une règle claire, précise, qui assure au Conseil un contrôle efficace des lois qui la contredisent.
En ce qui concerne le grief d'incohérence, il n'apparaît pas évident. Est touché par la nationalisation tout le secteur pour lequel un autre impératif économique, industriel ou international ne s'y appose pas. La loi agit avec empirisme mais l'empirisme n'est pas arbitraire
La formule que propose Monsieur LECOURT ne semble pas avoir d'application dans notre cas mais l'idée de principe qui s'y trouve pourrait être retenue dans la rédaction et il conviendrait d'essayer de l'utiliser pour préciser la notion d'erreur manifeste.
Monsieur GROS est en plein accord avec l'analyse de Monsieur LECOURT sur le problème des banques. Il ajoute que, selon lui, l'article 13 est également contraire au principe d'égalité.
Monsieur BROUILLET ne saurait, dès à présent, prendre parti sur les articles 1er, 13 et 27. Il estime qu'il sera temps de le faire après un examen détaillé de chacun de ces articles en particulier.
Monsieur VEDEL : le problème est de savoir ce qu'il y a dans la Constitution. On n'y trouve rien qui interdise une politique socialiste. Le texte qu'il a soumis au Conseil lui paraît aller jusqu'à l'extrême limite de ce qu'un juriste honnête peut affirmer sur les bornes imposées au législateur en la matière. Le Conseil manquerait à ses devoirs en lisant par des astuces subalternes, dans la Constitution, ce qui ne s'y trouve pas. Quelle méthode de travail allons-nous suivre ? Voilà la question posée par le texte qui vient d'être lu. Tout ce que nous pouvons dire, c'est que les principes de 1789 ne prévoient pas un régime collectiviste.
Monsieur JOXE : il faut confronter les principes et leur application par la loi et il y a intérêt à reprendre le texte dans son détail.
Monsieur PERETTI verrait un avantage à ne pas citer dans le "chapeau de la décision" les articles 1, 13 et 27 de la loi.
Monsieur MONNERVILLE demande que cette dernière phrase soit pour l'instant réservée.
Monsieur SEGALAT demande à ses collègues de laisser au rapporteur un minimum d'initiative dans la fixation de l'ordre des travaux et, notamment, dans la rédaction des textes proposés après qu'il en ait été discuté une première fois. Il se demande, en outre, si dans cette
partie générale un autre butoir ne pourrait pas être défini qui serait tiré de la protection d'un minimum de liberté d'entreprendre, laquelle est un corollaire de la liberté individuelle.
Le texte proposé sera modifié en retenant, d'une part, l'indication que le droit de propriété a été étendu à de nouveaux domaines (proposition de Monsieur LECOURT reprise par Monsieur GROS qui entend ainsi faire allusion au développement d'un nouveau droit de propriété commerciale ainsi qu'à la propriété litté- raire et artistique, etc.). Il sera indiqué que des restrictions "arbitraires" ne sauraient être apportées à la liberté. Enfin, la notion de liberté d'entreprendre apparaîtra comme étant une liberté qui ne saurait être méconnue par le législateur.
Après ce premier examen du principe, la discussion porte sur des questions diverses.
Monsieur VEDEL indique qu'il s'agit des articles 1 (nationalisation de cinq sociétés industrielles),13 (nationalisation de banques) et 27 (nationalisation de la compagnie financière PARIBAS et de la compagnie financière de SUEZ).
Le Président demande qui veut intervenir sur l'article premier.
Monsieur BROUILLET s'interroge pour savoir s'il n'eût pas été préférable d'énoncer des critères dont on aurait déduit la liste des groupes nationalisés. Il se demande, en effet, si une simple liste donne des justifications suffisantes de l'utilité publique.
Monsieur VEDEL répond qu'il n'y a aucun doute sur la décision du législateur qui est, pour pouvoir exercer une action économique, de ne pas contrôler certains secteurs mais certains groupes.
Personne ne demandant la parole, l'article premier est estimé valable pour tous les membres du Conseil, à l'exception de Monsieur BROUILLET.
Monsieur VEDEL expose alors que l'article 13 indique que les banques où le montant des dépôts dépasse un milliard sont nationalisées. Il rappelle qu'il y a trois exceptions : sociétés immobilières, sociétés de réescompte, banques "étrangères", banques dont le capital est détenu par des coopératives ou des mutuelles.
Les saisines soutiennent que les exceptions portent atteinte au principe d'égalité en n'insistant guère sur les deux premières exceptions.
Monsieur GROS : il n'y a pas de raison pour l'exception des banques mutualistes ou des sociétés de réescompte. Le Crédit agricole est une banque comme les autres. Son exclusion de la nationalisation est arbitraire. Cette règle porte atteinte à l'égalité. Pour obtenir la maîtrise du crédit, on doit traiter toutes les banques de la même façon. Il en va de même pour les sociétés qualifiées à tort "d'étrangères". Ceci dit, Monsieur GROS indique qu'il est en train de procéder à une étude particulière sur ce point qui n'est pas encore terminée et il demande que la question soit reportée à la séance de demain. A cette occasion, il remettra une note aux autres membres du Conseil.
Monsieur VEDEL n'élèvant pas d'objection contre ce report, le Président réserve la question sur ce point.
-0O0-
Le Président indique qu'il convient de reprendre la discussion où elle s'était arrêtée, c'est-à-dire à l'article 13.
Monsieur GROS indique qu'il a terminé sa note mais il demande un délai pour la revoir car il n'a eu connaissance que ce matin de ce texte tapé qui comporte 32 pages et qui reprend un certain nombre de points déjà abordés. Il demande au Conseil de reporter la discussion sur l'article 13 jusqu'à ce qu'il ait pu parfaire cette note.
Le Président consulte le Conseil et, avec l'accord de celui-ci, renvoie à une séance ultérieure l'examen de l'article 13.
La discussion reprend alors sur l'article 27 de la loi. Il s'agit de la nationalisation de la compagnie financière PARIBAS et de la compagnie financière de SUEZ.
Monsieur VEDEL demande :
- Avez-vous des problèmes au regard du principe d'égalité ? Moi, non !
Seconde question : la nationalisation est-elle justifiée au regard de l'utilité publique ? le problème qui se pose est celui du fantôme de l'article 33 sur les rétrocessions.
Monsieur VEDEL rappelle que le Gouvernement avait annoncé qu'il rétrocéderait certains actifs. Le Conseil d'Etat avait objecté que c'était reconnaître qu'il n'y avait pas nécessité publique à nationaliser, qu'il convenait plutôt de décider la main-mise sur l'ensemble aux fins d'inventaire et de choix définitifs pour restituer ce qui devait l'être aux actionnaires. Cet article 33 qui suivait cette indication avait été attaqué pour non-conformité de l'article 34 de la Constitution et la commission des lois avait décidé de tout nationaliser et, s'il y avait lieu ensuite à un retour ultérieur de certains actifs au secteur privé, de l'opérer par une loi particulière. De cette querelle, il était résulté que la nationalisation aurait pû, le cas échéant, être payée par le prix de revente des filiales. Le
législateur a finalement apprécié la nécessité publique à tout nationaliser bien que, dans le courant des débats, on trouve des affirmations contradictoires à ce sujet. Le législateur a retenu l'affirmation de la solidarité de l'ensemble des biens de ces groupes. Retenons que ce qui est nationalisé ce sont les actions de SUEZ et de PARIBAS et non pas les actifs, qu'il s'agisse ou non de filiales dont le sort dépendra ensuite de la gestion des entreprises.
Monsieur SEGALAT et Monsieur MONNERVILLE : ce qui nous intéresse aujourd'hui c'est le texte qui a été voté et non le fantôme d'un texte qui n'existe pas.
Monsieur VEDEL : la position du Gouvernement est, je le répète : nationalisation des deux compagnies financières, c'est-à-dire de leur capital et non de leurs actifs.
Monsieur SEGALAT et Monsieur MONNERVILLE : cette réponse paraît impeccable.
Sur la question de Monsieur GROS, Monsieur SEGALAT répond que l'article 34 ne prévoit de règles législatives pour les transferts du secteur public au secteur privé que s'il s'agit de la propriété d'entreprise.
En ce qui concerne les filiales, c'est-à-dire les sociétés dans lesquelles une participation très majoritaire est détenue par la société-mère, il ne s'agit que d'actifs de la société-mère. Dans un tel cas, doit-on considérer qu'on est dans le champ d'application de la règle posée par l'article 34 ? Un avis du Conseil d'Etat, en 1946, répondait qu'une autorisation spéciale d'aliénation n'est nécessaire que lorsqu'il s'agit du capital lui-même. Il faut bien voir que le cas des filiales est, en réalité, un cas intermédiaire La cession d'une entreprise, contrôlée du fait d'une participation majoritaire, a été dite par le Conseil d'Etat relever en principe d'une autorisation donnée par le législateur mais cette analyse juridique paraît inexacte. Il s'agit d'actifs et non de capital. On pourrait, enfin, se demander si prévoir une restitution pour l'avenir ne justifie pas que l'on estime qu'il y a eu ainsi une fausse appréciation de l'utilité publique. Cela serait vrai s'il s'agissait de cession du capital. Par contre, il est normal que dans sa gestion une société soit amenée à modifier la consistance de ses actifs.
Monsieur GROSrappelle que le Gouvernement s'approprie le capital de l'entreprise et que, par là même, les biens de la société sont nationalisés.
Monsieur PERETTI est d'accord avec Monsieur VEDEL et Monsieur MONNERVILLE.
Le Président n'a aucune objection à formuler aux conclusions du rapporteur.
Monsieur VEDEL passe à l'examen de l'article 2. Il signale que les questions qui se posent sont les mêmes pour les articles analogues qui sont les articles 14 et 28.
La nationalisation des sociétés ... est assurée par le transfert à l'Etat, en toute propriété, des actions représentant leur capital à la date de jouissance des obligations [qui seront attribuées
en échange]. Les personnes morales appartenant déjà au secteur public ou qui sont destinées à y entrer par l'effet de la présente loi peuvent conserver les actions qu'elles détiennent dans les sociétés [nationalisées]. Ces actions ne peuvent être cédées qu'à d'autres personnes morales appartenant également au secteur public. Elles peuvent aussi être échangées dans l'année qui suit la publication de la présente loi contre les obligations [remises pour l'indemnisation]. Ces articles précisent la technique des nationalisations. Ce n'est pas la liquidation des sociétés mais le transfert de propriété des actions. Ils règlent de façon libérale le sort des actions qui sont déjà la propriété de personnes publiques. Celles-ci peuvent les garder, les céder à d'autres personnes morales de droit public ou les échanger contre les obligations, c'est-à-dire se faire nationaliser comme l'eût fait un particulier. Le sort de ces biens sociaux qui restent ainsi au sein du secteur public ne pose aucune difficulté juridique.
Monsieur GROS demande ce qu'il en est pour les S.I.C.A.V. qui détiennent des titres de sociétés nationalisées.
Monsieur VEDEL répond que ces titres seront échangés contre les obligations.
Aucune objection n'étant faite sur ces articles, le Conseil passe à l'examen des articles suivants :
Article 3 (et articles homologues 15 et 29) :
Ces articles posent le principe de l'applicabilité de la législation commerciale aux nouvelles sociétés et spécialement de la loi sur les sociétés anonymes, dans la limite où le droit commercial est compatible avec les dispositions de la loi actuelle. Ces dispositions sont contestées par les saisines au motif qu'elles violeraient l'article 34 de la Constitution par leur défaut d'une précision minimum. En réalité, ces dispositions sont très précises. Elles indiquent que le régime applicable aux nouvelles sociétés est celui du droit commercial, à l'exception des règles spéciales posées par la présente loi. Si parfois il y a quelques difficultés d'interprétation, il appartiendra aux tribunaux de les régler comme ils le font à l'égard de toute loi.
Ces dispositions ne soulèvent pas d'objection.
- Article 4 (et articles homologues 16 et 30) :
II s'agit là de la cession d'actifs correspondant aux filiales ou aux succursales situées à l'étranger lorsque la situation pratique rend impossible leur fonctionnement après la nationalisation. L'article 4 : "l'administrateur général prévu à l'article 7, ou le Conseil d'administration des sociétés visé à l'article premier, pourra décider, lorsque les législations ou les pratiques propres à certains pays le rendent nécessaire, l'aliénation partielle ou totale des participations, majoritaires ou minoritaires, détenues directement ou indirectement par ces sociétés dans des filiales et dans certaines de leurs succursales, exerçant leurs activités en dehors du territoire national".
Il s'agit du cas où il y a un problème au regard de la souveraineté étrangère. Un état étranger rend impossible le fonctionnement, sur son territoire, d'une entreprise contrôlée par un autre état. Dans un tel cas, notre article prévoit une aliénation de ces biens par les administrateurs de la société.
Au regard du droit international, il est prétendu que les nationalisations ne sauraient avoir d'effet extra-territorial.
Aucun principe semblable n'existe en droit international. Le seul principe en la matière est que la souveraineté de chaque état s'exerce sur son territoire et lui permet de reconnaître ou de ne pas reconnaître, sur ce territoire, l'effet juridique d'un acte d'un état étranger.
La loi ne méconnaît en rien la souveraineté des autres états et elle prévoit les conséquences qui pourraient être tirées de leur opposition à son application sur leur territoire. Loin de méconnaître la souveraineté des autres états, elle prévoit une solution pour le cas où ceux-ci refuseraient de reconnaître l'effet indirect de la nationalisation qui serait de faire entrer dans le secteur public certains actifs situés à l'étranger.
Ces articles seraient contraires à l'article 34 disent les auteurs de la saisine. .
On dit que les cessions au secteur privé dont il s'agit ne seraient pas autorisées par la loi. En fait, c'est exactement le contraire puisqu'elle les prévoit, elle définit les cas dans lesquels elles pourront intervenir et elle désigne la personne compétente pour procéder à ces aliénations. Il s'agit d'ailleurs d'éléments d'actifs dans le portefeuille des sociétés nationalisées que l'on doit analyser comme de simples actes normaux de gestion.
Monsieur GROS est d'accord pour estimer stupide l'argument dit de droit international mais, pour lui, il n'y a pas de doute sur le fait que ces articles méconnaissent l'article 34 de la Constitution. Ils confèrent des pouvoirs exorbitants, en matière de décisions importantes à l'administrateur provisoire. C'est lui qui est fait juge de la nécessité de conserver ou d'aliéner des actifs. Il faudrait, dans ces cas, une décision particulière prise par le législateur. Le législateur ne peut déléguer ses compétences. C'est à lui de procéder aux nationalisations ou aux dénationalisations. D'ailleurs, le Premier ministre reconnaît lui-même, dans sa note, que la cession de certains actifs doit être faite dans les conditions des articles 34 et 37 de la Constitution. Donc, pour Monsieur GROS, il y a incontestablement délégation irrégulière des pouvoirs qui appartiennent au législateur et à lui seul.
Monsieur VEDEL répond qu'il ne voit pas en quoi ces pouvoirs sont exorbitants au regard de l'article 34. La loi fixe les règles concernant le transfert d'entreprises du secteur public au secteur privé ... On ne dit nulle part qu'elle doit autoriser chaque cession, chaque aliénation, cas par cas.
Le Président estime que l'article 34 s'oppose à une telle attribution de pouvoirs à l'administrateur général. Il lui est donné ici un pouvoir d'appréciation trop large.
Monsieur VEDEL répond qu'on peut donner une compétence, dès lors que l'on fixe les conditions dans lesquelles elle s'exerce. En décider autrement serait empêcher que des négociations puissent s'exercer dans des conditions satisfaisantes puisque tout devrait être décidé, souvent trop tard pour que cela soit utile, par le Gouvernement lui-même.
Monsieur JOXE est du même avis que le Président.
Monsieur PERETTI demande comment se feront les transferts du secteur public au secteur privé, sur le territoire national.
Monsieur VEDEL lui répond que rien n'étant prévu pour l'instant, par une loi qui poserait des règles à ce sujet dans cette situation, une loi est nécessaire pour chaque cas.
Monsieur SEGALAT estime que le Gouvernement a été très imprudent en proposant un tel article. Remonter au Parlement, en cas de boycott par l'étranger d'une société française devenue propriété de l'Etat, est une solution impossible et pratiquement catastrophique qui entraînera un blocage et une cession dans les pires conditions. Juridiquement, il n'y a pas de délégation contraire à l'article 34 puisque la loi précise l'autorité compétente et les conditions dans lesquelles elle doit agir.
Monsieur BROUILLET remarque qu'au nom de considérations d'intérêt général on définit une règle et parfois, curieusement, on y apporte immédiatement des limites. On change de langage pour des cas particuliers inverses.
Monsieur LECOURT ne voit pas de difficultés sur cet article. Ici, on est dans une démarche inverse de celle générale de la loi. Au lieu de faire passer des biens du secteur privé au secteur public, on envisage un retour de biens du secteur public au secteur privé. Dans ce cas précis, rien n'exige que la loi intervienne cas par cas.
Y-a-t-il délégation générale d'un pouvoir législatif d'appréciation discrétionnaire ? Pas du tout. C'est une application correcte de l'article 34. La loi règle le cas de cession obligée de certains actifs d'une société nationalisée en désignant l'autorité compétente pour agir dans cette hypothèse.
Monsieur MONNERVILLE partage l'opinion de Messieurs VEDEL, SEGALAT et LECOURT.
Chacun ayant pû s'exprimer, le Président soumet la question au vote.
Sont pour la conformité de ce texte, Messieurs MONNERVILLE, VEDEL, SEGALAT et LECOURT.
Estiment qu'il n'est pas conforme à la Constitution, le Président, Messieurs JOXE, GROS, BROUILLET et PERETTI.
Les articles 4, 16 et 30 sont donc déclarés non conformes à la Constitution.
Monsieur VEDEL indique qu'à son avis, pour motiver la non-conformité à la Constitution des articles 4, 16 et 30, il convient, tout d'abord, de répondre qu'il n'y a pas violation du prétendu principe de droit international car répondre sur ce point que nous n'aurions pas compétence pour l'examiner serait donner une base très solide aux plaideurs devant les tribunaux étrangers.
Il faudra se borner à indiquer que ces articles donnent aux organes des sociétés des pouvoirs excessifs au regard du droit français interne.
Il demande à chacun de ses collègues de réfléchir sur ce point.
Monsieur GROS demande que la question de l'article 13 ne soit pas abordée encore aujourd'hui car il désirerait avoir encore un moment pour l'étudier plus complètement de façon à présenter toutes ses réflexions sur ce point au Conseil en ayant pu y réfléchir suffisament.
- Articles 5, 17 et 31 :
Ces articles prévoient les modalités de l'indemnisation : création d'une Caisse nationale de l'Industrie et création d'une Caisse nationale des Banques qui émettront des obligations remises en échange des actions des sociétés nationalisées. Ces obligations seront immédiatement délivrées et seront négociables.
Question : fixation préalable de l'indemnité.
Le service des titres aura lieu sans délai excessif (délai de 3 mois à compter de la publication de la loi).
Les modalités de paiement sont satisfaisantes au regard de la dérive monétaire, en raison du mode de calcul de leurs taux moyens d'intérêt dont la plus grande part correspond à la garantie contre l'inflation, ce qui permet au porteur de sauvegarder son capital en replaçant, au fur et à mesure, la part d'intérêts représentant la dépréciation monétaire. Les titres sont négociables et des titres semblables en raison de leur rendement sont vendus en bourse à un prix sensiblement égal à leur valeur nominale. Toutes ces règles semblent donner satisfaction au regard de l'exigence d'une indemnité préalable.
Aucune objection n'est faite, sauf par Monsieur GROS qui se demande si le remboursement progressif par tirage au sort n'est pas contraire au principe d'égalité.
Il lui est répondu que celui-ci n'est pas atteint, dès lors que chaque obligation et donc chaque porteur a une chance égale de voir son remboursement immédiat par le tirage au sort.
Les articles 4, 17 et 31 sont estimés conformes à la Constitution.
- Articles 6, 18 et 32 :
Il s’agit de la détermination de la valeur d'échange des actions. Comme il a été rappelé antérieurement, l'évaluation se fait sur un panier de critères :
- 50 % sur les cours moyens de la bourse du 1er janvier 1 978 au 31 décembre 1980 ;
- 25 % à partir de la situation nette comptable au 31 décembre 1980, sans consolidation ni réévaluation des bilans ;
- 25 % correspondant au produit par dix du bénéfice net moyen sans consolidation des années 1978, 1979 et 1980.
Déduction est faite de la valeur ainsi obtenue du montant des sommes qui auraient déjà été versées au titre des dividendes de 1981.
En ce qui concerne les sociétés non cotées, les références à la situation nette comptable et au produit des bénéfices nets interviennent chacune pour 50 % du prix. Le point de départ du Gouvernement est que la loi dépossède l'actionnaire d'un bien qui est son action. Il doit donc ainsi rembourser la valeur de ce bien, c'est-à-dire la valeur de l'action, laquelle est normalement sa valeur vénale représentée par le cours de bourse. Mais, au jour où a lieu la dépossession, cette valeur a été affectée par la crainte de la nationalisation. C'est pourquoi, le cours pris en considération n'est pas celui du jour de la dépossession mais le résultat d'une moyenne de cours. La période de référence pour le calcul de cette moyenne est située avant l'agitation qui a résulté de la perspective de la nationalisation, période dont la loi fixe le début au 1er janvier 1981. C'est ainsi qu'elle prend en considération les cours des années 1978, 1979 et 1980.
La discussion a consisté à dire que, devant une masse d'actions qui assurent le contrôle d'une société, chacune de ces actions est alors survalorisée. Le Gouvernement aurait fort bien pû s'en tenir à sa position première en considération du fait que les O.P.A. et les O.P.E. ne concernent chaque année qu'environ 1 % des valeurs boursières. Il aurait pû d'ailleurs, à ce titre, accorder une petite prime supplémentaire pour payer la perte d'une chance d'O.P.A. et vous vous souvenez que sur les observations du Conseil d'Etat il a admis des critères inspirés de ceux retenus par la C.O.B. pour évaluer les prix auxquels se pratiquent les O.P.E. et les O.P.A.
Les trois critères reçoivent un indice non pas de 33, 33, 33 % comme dans les calculs de la C.O.B., mais interviennent pour 50, 25 et 25 %. Des difficultés apparaissent du fait que les cours de bourse pris en considération sont ceux de 1978, 1979 et 1980 et, bien qu'anciens, ils sont exprimés en francs nominaux et non en francs constants. Les actifs ne sont pas réévalués et, en tout cas, les actifs pris en considération n'ont jamais été réévalués après 1976.
Les actifs des sociétés sont ceux des sociétés-mères seulement, sans prise en considération des filiales. Il en va de même en ce qui concerne les bénéfices qui, également, sont la moyenne de ceux des années 1978, 1979 et 1980, en francs nominaux. La critique du système d'indemnisation porte justement sur l'absence de prise en compte de divers éléments. Il faut bien reconnaître que sur
la non-réévaluation des cours de bourse aucune réponse valable n'a été donnée par le Gouvernement.
A l'inverse, en ce qui concerne les réévaluations et consolidations, il y a une véritable pluie d'arguments : l'intervention d'incidences fiscales fait que ce choix aurait comporté pour les actionnaires eux-mêmes autant d'inconvénients que d'avantages. La nécessité d'aboutir à un paiement rapide après la dépossession des actionnaires empêchait d'envisager une telle solution.
En ce qui concerné la non prise en compte des dividendes de 1981, il est répondu que cette valeur non distribuée se retrouve dans les différents éléments du calcul. Au total, ce mode de calcul reviendrait à celui fondé sur les cours de bourse, avec un certain bonus, pour tenir compte des autres éléments et, notamment, de la perte d'une chance de réaliser une bonne affaire par une O.P.A.ou une O.P.E.. Ceci aboutit, d'ailleurs, au versement d'un total de 34 milliards, alors que le cours de bourse, au 8 mai 1981, date favorable aux actionnaires, n'aurait abouti qu'à 32 milliards.
Il est encore répondu, et c'est un argument essentiel, que les actionnaires ont droit à la valeur des actions et non à celle des entreprises.
Toute cette argumentation omet, en fait, un élément essentiel. S'il s'agit de verser une indemnité juste et préalable, il faut que celle-ci soit juste pour chaque propriétaire dépossédé et, non seulement, pour les propriétaires pris comme un ensemble. A ce sujet, des développements importants sont contenus dans le deuxième rapport de Monsieur DAILLY au Sénat. Dans notre cas, il y a une inégalité flagrante entre les sociétés qui étaient en déclin et celles qui étaient en croissance. L'actionnaire des premières est surindemnisé. Celui des secondes est loin de toucher son dû. Ceci est vrai pour ce qui touche aux cours de bourse et ceci est vrai, également, en ce qui concerne la référence aux actifs nets et aux bénéfices moyens. La sous-évaluation est spécialement nette pour une société comme le Crédit commercial de France, société en progression constante qui s'est beaucoup développée par la création de filiales. Le fait que la consolidation n'ait pas été retenue comme procédé de compte s'explique peut-être par l'absence d'une règle juridique précise en la matière mais on ne saurait nier qu'il aboutit à des résultats tout à fait inégaux, selon la pratique centralisatrice ou non de la société-mère, selon sa politique de rapatriement des bénéfices ou, au contraire, de décentralisation de ceux-ci sur les filiales. Donc, au total, les deux critères qui auraient pû atténuer le défaut du critère des cours en bourse comportent des facteurs d'inexactitude qui vont dans le même sens que celui du premier critère et, en plus, aboutissent à des inexactitudes supplémentaires.
Enfin, l'exclusion des dividendes de 1981 n'est pas justifiable car leur valeur se reflète d'une façon très différente dans les éléments pris en compte par le calcul retenu par la loi et qui varient considérablement selon, même, la date prévue pour leur distribution.
Au total, le système adopté par l'excès de simplifications et de forfaits divers qu'il comporte n'est pas satisfaisant. Il en résulte trois vices essentiels :
Il est non significatif du fait de certaines restrictions : refus du paiement des dividendes de 1981 et refus de la réévaluation des cours.
Dans certains cas, il aboutit, par le jeu des deux critères à 25 % à une évaluation et, le plus souvent, à une sous-évaluation, notamment pour les sociétés en accordéon.
Monsieur VEDEL indique ensuite que, si le Conseil adopte des conclusions sur ce point, il ne faut pas se dissimuler qu'il y aura une certaine difficulté de rédaction. Il faudra bien expliquer que nous ne retenons pas comme obligatoire le système C.O.B. Celui-ci, en effet, n'aboutit pas à évaluer le préjudice subi par les propriétaires auxquels doit être fixé le montant d'une indemnisation en cas d'expropriation mais à fixer le prix d'une affaire particulièrement bonne.
Il faudra expliquer que, néanmoins, il est nécessaire que chacun retrouve la valeur de son action au moment même de la dépossession et en éliminant de ce compte l'influence qu'a pû avoir sur son prix le fait même de la dépossession ou la crainte que celle-ci intervienne. Comment est-il possible, dans ce cas, de respecter la règle du préalable ? Sans doute, cette obligation aurait pû être remplie en remettant immédiatement une provision importante à chaque intéressé et en confiant le complément de l'indemnisation à un organisme chargé de moduler les attributions entre les différents intéressés. De toute façon, il n'est pas certain que le Conseil ait à indiquer le système qui aurait dû être retenu mais il peut constater que celui qui a été choisi, s'il n'est pas déloyal, mesquin et spoliateur, aboutit, du fait de l’excès de simplifications qu’il comporte, à des inégalités et, dans certains cas, à des indemnisations insuffisantes.
Le Président est d'accord avec ce que vient d'exprimer le rapporteur. Il s'agit d'indemniser la dépossession de 8 à 900 mille actions, par la remise d'obligations. Or, ceci est fait selon des règles forfaitaires identiques pour des sociétés profondément différentes tant par leur structure que par les politiques qu'elles ont suivies.
Ceci dit, on voit mal comment le Conseil pourrait faire oeuvre d'expert et proposer un système plus juste.
En outre, le défaut de paiement des dividendes 1981, l'absence de réévaluation des actifs, le refus de la consolidation, laissent penser que l'indemnisation n'est pas équitable. Or, s'il existe bien en la matière une obligation pour le législateur, c'est celle de fournir à chacun une exacte indemnité. Il y a donc nécessité de tenir compte des situations de fait telles qu'elles existent réellement
Monsieur VEDEL demeure persuadé que la méthode d'évaluation de la C.O.B. ne s'impose absolument pas mais, si on retient une telle méthode, il faut l'appliquer logiquement et tenir compte des consolidations et des réévaluations pour placer les sociétés sur un pied de réelle égalité quelle que soit la nature centraliste ou non de leur politique. Il semble qu'il y ait des différences d'appréciation importantes qui peuvent aboutir à des situations très différentes.
Il propose, en ce qui le concerne, de bien préciser qu'il est nécessaire d'indemniser les propriétaires, c'est-à-dire les actionnaires et non les entreprises, mais d'ajouter que le montant de l'indemnité doit correspondre à la valeur de l'action au moment le plus proche possible de la dépossession l'influence qu'a pu exercer la crainte de celle-ci étant annulée.
Monsieur GROS souscrit aux conclusions du rapporteur. Il est exact que le panier de critères n'était pas obligatoire et que la valeur boursière aurait pû être retenue mais elle est alors très difficile à fixer du fait des problèmes relatifs à la date de référence, aux moyennes à établir, aux réévaluations dont il faut tenir compte. Il ne faut surtout pas que le Conseil dépasse son rôle puisqu'en fait le législateur, par le système du panier, tient compte de la valeur de l'entreprise et non, simplement, de celle de l'action. Ce serait dépasser notre rôle que de faire allusion à tout autre système possible quel qu'il fût.
Monsieur VEDEL : il est pourtant nécessaire de suggérer quelque chose. Il faut bien répondre au dilemme : s'il doit y avoir une indemnisation préalable, elle doit être automatique, mais si elle est automatique, elle ne sera pas rigoureusement exacte. Pour cela, on pourrait dire qu'il suffit qu'un accompte suffisant soit versé au départ. On peut également dire, simplement : les critères retenus par la loi ne sont pas valables parce qu'ils ne vont pas jusqu'au bout de leur logique mais, alors, on arrive à imposer au législateur la méthode de la C.O.B. et on oblige ainsi le législateur à spolier le contribuable, et non plus l'actionnaire, d'au-moins 30 %. On oblige l'Etat, de cette façon, à payer chaque action au prix de l'excellente affaire que l'actionnaire n'avait qu'une chance sur cent de réaliser.
Le Président demande : comment est-il possible d'empêcher qu'il y ait une inégalité entre les sociétés cotées et les sociétés non cotées
Monsieur VEDEL estime que cela est possible en prenant essentiellement des références à des périodes plus proches mais il est sûr que pour les sociétés non cotées il n'y a guère de méthode autre que celle des deux critères retenus ce qui entraîne la nécessité de consolider et même de réévaluer. Là, la valeur est celle de l'entreprise. Ceci n'est pas vraiment choquant car ces actions ne sont pas répandues entre de multiples porteurs et il n'y a pas de dissociation aussi nette que dans les autres, entre la propriété du capital et le pouvoir de décider dans l'entreprise.
Le Président demande si les membres du Conseil sont d'accord avec les conclusions du rapporteur.
Monsieur SEGALAT regrette que la consolidation ne soit pas obligatoire dans les comptes sociaux mais il note aussi qu'elle obéit, quand elle est faite, à des principes de comptabilité différents d'une société à l'autre et donc à des résultats eux-mêmes disparates. Si l'on veut tenir compte des avoirs des filiales, on ne pourrait le faire qu'en ayant défini, au préalable, une méthode obligatoire identique pour toutes les sociétés.
Tous les membres du Conseil expriment leur accord avec les conclusions de Monsieur VEDEL lequel souligne qu'il reste maintenant un sérieux problème de rédaction.
- Examen des articles :
. 7, 19 et 33,
. 8, 20 et 34,
. 9, 21 et 35,
. 10, 22 et 36,
. 11, 23 et 37 :
Sur toutes ces questions, aucune difficulté. Ils sont estimés conformes.
. 12 et 24 :
Pas de difficulté de fond . Des questions de procédure sont réservées pour un examen ultérieur.
. Titre IV (articles 38 à 51) :
Aucune difficulté particulière.
La séance est levée.
-oOo-
Le Conseil, tout d'abord, examine l'article 13.
Monsieur VEDEL rappelle sa position. Cet article n'appelle pas de critiques.
Monsieur VEDEL ajoute, d'ailleurs, que la partie de cet article (définition des règles) qui a fait l'objet de nombreuses critiques dans les saisines, au nom du principe d'égalité, est parfaitement superfétatoire. L'énumération des banques concernées aurait suffit, comme nous l'avons vu d'ailleurs aux articles premier et 27.
Monsieur GROS estime que le principe d'égalité dont ici on dit un peu vite qu'il est trop fréquemment invoqué l'est justement parce qu'il forme la clé de voûte d'un système de liberté. L'inégalité est l'origine de toutes les injustices et de tous les privilèges. Avant de développer davantage ses arguments, Monsieur GROS tient à exprimer ici combien il regrette les incessantes interventions des journaux, de la radio et les coups de téléphone, au sujet de décisions à rendre ou rendues par le Conseil constitutionnel. Un journal a même écrit que"Monsieur GROS est au Conseil constitutionnel le seul représentant authentique de Monsieur Valéry GISCARD d'ESTAING, bien qu'il ait été nommé par Monsieur POHER". De plus, Monsieur GROS est choqué par l'in-
tervention incessante d'anciens membres du Conseil dans les débats actuels sur la décision qu'il doit rendre. A cela, il convient de fermer les yeux et les oreilles mais, pourtant, il faut écouter et lire ce que disent des experts de bonne foi, dans le plus parfait désaccord entre eux.
La loi fait-t-elle des discriminations ? Celles-ci sont-t-elles justifiées par des situations différentes au regard de l'objet de cette loi ? Qu'a voulu, en fait, le législateur ?
Cela n'est pas clair, c'est même souvent contradictoire.
On nous dit qu'il a voulu contrôler l'émission de la monnaie scripturale, c'est-à-dire du crédit !
Qui contrôle le crédit ? La loi !
Qui le distribue ? Les banques !
Ce but légitime le conduit donc à nationaliser la banque, et cela quelle que soit la forme de la collecte des fonds à laquelle elle se livre. L'objet de cette collecte reste toujours la distribution du crédit. La loi n'a donc nullement à se soucier de la forme dans laquelle sont constituées les sociétés de banque dès lors que toutes celles-ci sont soumises à la loi française.
Quel intérêt y-a-t-il au regard de ces buts à faire une distinction entre les lieux de résidence des actionnaires ?
De plus, dans cette loi vraiment bizarre par sa rédaction, que veut dire un "actionnaire indirect" ? S'il y avait des discriminations elles ne pourraient être justifiées, éventuellement, qu'entre la personne des banques non en raison de celle des actionnaires.
Pour conclure, il y a dans cet article 13 une violation flagrante du principe d'égalité et on ne comprendrait pas que le Conseil ne la sanctionne pas. Il faut nationaliser toutes les banques ou n'en nationaliser aucune.
La seule distinction possible est celle du niveau de l'importance des dépôts en dessous duquel l'influence de la banque sur la vie économique pourrait être considérée comme négligeable.
Monsieur LECOURT rappelle qu'à son avis le chapeau de la décision revêt au moins autant d'importance que les solutions que le Conseil adoptera sur tel ou tel article contesté.
En ce qui le concerne, il est plus préoccupé de l'avenir que de . l'affaire présente. Sa position, pour l'instant, est très réservée. L'article 13 est spécialement préoccupant en ce qui concerne la notion de nécessité publique et les abus auxquels elle pourrait donner lieu. Il faudra faire apparaître le concept d'arbitraire qui pourrait être mis en évidence, par exemple par l'inadéquation de la mesure prise avec la fin poursuivie par le législateur. Le principe d'égalité, en tout cas, ne lui paraît pas violé par la distinction entre banques françaises et banques dites "étrangères" mais, compte tenu du volume des dépôts retenus, pour qu'il y ait lieu à nationalisation dans la tranche où elle apparaît, c'est-à-dire entre un et trois milliards. Les banques concernées représentent 2 % de l'ensemble et les banques dites "étrangères" 0, 80 % à elles seules. Ainsi, on laisse certains établissements de crédit
hors de la nationalisation et on en fait entrer d'autres dans celle-ci qui sont également de bien petite importance au regard du but poursuivi. Si le Préambule de notre décision clarifiait suffisamment ce point pour l'avenir, Monsieur LECOURT aurait une satisfaction suffisante.
Le Président indique que le critère de seuil de 2 milliards de dépôt laisse hors de la nationalisation les banques dites "étrangères" qui sont au-dessous de ce seuil, qui exercent en France et qui, depuis 1975, ont exactement le même statut que les autres banques françaises. Aucune différence dans leur situation ne justifie qu'on leur applique une règle différente. Le principe d'égalité est sans doute celui auquel nos concitoyens tiennent le plus.
L'exception ici faite à la règle serait-t-elle justifiée par l'intérêt général ?
Le Président reste sceptique sur ce point. Il note que l'on donne un avantage commercial considérable en ne nationalisant pas les banques "étrangères". On créée ainsi un privilège dont l'effet est de faire échapper un peu plus à l'Etat la maîtrise du crédit. L'égalité est un principe très précieux à préserver et, pour le Président, l'article 13 apparaît le méconnaître.
Le plus important, dans la décision, apparaît également, pour Monsieur SEGALAT être le Préambule. Sur l'article 13, il estime lui aussi que le principe d'égalité est une notion tout à fait fondamentale mais, pour l'appliquer, encore faut-il bien en préciser la portée. Il faut également être bien conscient que l'égalité n'est très souvent assurée que par une limitation des libertés. Donner une portée excessive à l'égalité revient donc à restreindre le champ de certaines libertés. Différencier les solutions juridiques pour permettre l'établissement d'une égalité véritable est un processus très normal et très habituellement suivi par la législation.
Donc, sur tous ces points, sur toutes ces discussions relatives à l'égalité, il faut être attentif à bien des nuances. Comment entendons-nous le principe d'égalité actuellement ?
Il y a une règle obligatoire. Elle l'est, dans tous les cas où les situations sont semblables, mais si des différences de situations existent, elle justifie des différences de traitement. Les différences de situations qui, ainsi, peuvent être prises en compte pour définir le champ d'application d'une règle ou d'une exception, sont souvent des différences de droit mais aussi des différences de fait. Dans l'impôt sur le revenu, le taux d'imposition varie en fonction du montant même des revenus. Voilà un cas où il apparaît très clairement qu'une simple différence de fait justifie une différence de droit. Dans notre cas, les situations de fait sont différentes. Les sociétés n'ont pas leur capital constitué de la même façon. Certaines ont un capital social détenu par des français. Pour d'autres, la propriété du capital social est en majorité entre les mains d'étrangers. D'autres différences de fait existent encore. Ces sociétés dites "étrangères" sont orientées principalement vers des activités financières internationales. Ainsi, par exemple, la banque DREYFUS, est orientée principalement vers le commerce international des céréales. L'intérêt général comprend au premier chef le développement du commerce international et la place de la France dans un tel commerce. Il est donc nécessaire,et cette utilité ne saurait être contestée, de ne pas compromettre par la nationalisation.
les implantations bancaires à l'etranger qui souffriraient de mesures de rétorsion si l'exception de l'article 13 n'existait pas.
Monsieur BROUILLET pense que si la loi est promulguée telle qu'elle se présente, de nombreux clients iront vers les banques "étrangères" qui auront l'avantage pour elles de ne pas dépendre directement de l'Etat. D'autre part, les débats soulignent abondamment que la nationalisation ne doit pas aboutir à l'étatisation ce qui veut dire qu'il convient de préserver une grande liberté d'action pour les dirigeants des sociétés nationalisées mais, alors, on risque une part d'arbitraire dans la façon dont ils agiront.
Monsieur SEGALAT : la nationalisation, à laquelle il a été procédé il y a quelques décennies, des trois grandes banques françaises ne leur a nullement fait perdre leur clientèle. D'autre part, il ne faut pas perdre de vue que, dans notre Constitution, la liberté d'entreprendre est bien plus essentielle que le droit de propriété.
Monsieur PERETTI pense qu'il faut se reporter à l'article 17 de la Déclaration des Droits de l'Homme. La nécessité évidente n'aurait sans doute posé aucune difficulté d'appréciation si l'article 13 s'était contenté d'une simple énumération.
Le Président répond que, dans un tel cas, il n'y aurait rien eu à redire.
Monsieur PERETTI remarque qu'alors le législateur agit sans que le Conseil puisse le contrôler.
Monsieur MONNERVILLE est d'accord avec Monsieur SEGALAT. L'égalité s'apprécie dans des circonstances concrètes. C'est le Parlement qui apprécie l'intérêt général et, ici, il estime qu'il faut faire prévaloir les nécessités du commerce international.
Monsieur JOXE dit qu'il n'est pas convaincu par l'argument de Monsieur VEDEL.
Monsieur VEDEL indique que le Gouvernement a tenu compte de l'intérêt général au regard des difficultés possibles avec l'étranger dans l'application de la loi. Il s'est d'ailleurs réservé également une autre arme à ce sujet : la procédure d'aliénation prévue par les articles 4, 16 et 30.
Le Président demande pourquoi les critères ont été posés pour les banques et non pour les autres sociétés.
Monsieur VEDEL répond : l'alinéa premier de l'article 13 est superfétatoire. L'analyse ne changerait rien à la portée de la loi.
Monsieur VEDEL distribue un nouveau texte sur les considérants relatifs au principe des nationalisations.
Il commente le texte qu'il vient de distribuer en expliquant qu'il était nécessaire, pour poser quelques butoirs, de s'appuyer sur des textes précis et non sur des principes généraux qui auraient fait l'objet d'une discussion sans fin après que la décision fût rendue.
Préambule : projet adopté.
Articles 4, 16 et 30 : projet adopté.
Indemnisation : projet adopté.
Monsieur VEDEL indique au Conseil qu'une autre exception est apportée au principe de la nationalisation qui concerne les sociétés dont la majorité du capital social est détenue par des sociétés mutualistes ou coopératives et pour lesquelles aucune justification n'apparaît possible, la seule différence entre ces banques et les autres étant que les actionnaires sont considérés comme des gens sympathiques. Une telle dichotomie entre les bons et les mauvais capitalistes n'est évidemment pas admissible en soi et cette distinction qui ne correspond à aucune différence de statut ou de rôle des banques doit être déclarée contraire au contrôle d'égalité.
Après ces observations, le projet présenté par Monsieur VEDEL sur l'article 13 est adopté.
Ensuite, les considérants relatifs à la procédure sont également adoptés ainsi que ceux sur des dispositions diverses (droit commercial, etc.).
La séance est levée.
Le Conseil se réunit le 16 janvier 1982. Il consacre cette réunion à l'examen de l'ensemble du projet qui, après les modifications de détail, est adopté à l'unanimité dans le texte joint au présent procès-verbal.
La séance est levée à 17 h 00.