PV1987-06-26<br><br><br><br><br><br><br> Anais MATTE


SEANCE DU VENDREDI 26 JUIN 1987


Examen, sur le rapport de Monsieur Léon JOZEAU-MARIGNE, de la loi organique relative à la situation des magistrats nommés à des fonctions du premier grade.

Monsieur le Président ouvre la séance à 10 h 10. Tous les membres sont présents à l'exception de Messieurs MARCILHACY et SIMONNET. Monsieur le Secrétaire général fait savoir que les médecins sont satisfaits de l'évolution de la convalescence de Monsieur MARCILHACY. Il reste néanmoins placé en soins intensifs.

Monsieur JOZEAU-MARIGNE présente le rapport suivant :

Le Conseil constitutionnel est saisi, en vertu de l'article 61, alinéa 1er, de la Constitution, du texte d'une loi organique relative â la situation des magistrats nommés à des fonctions du premier grade, et ceci en raison du caractère organique de la loi.

Raison d'être et objet du texte :


Le texte a pour objet de valider des nominations de magistrats à des fonctions du premier grade intervenues irrégulièrement.

L'irrégularité qui a motivé le dépôt de la proposition de loi organique a été censurée par le Conseil d'Etat statuant au contentieux par une décision du 27 avril 1987. Cette décision a annulé un décret du 7 juillet 1983 nommant Mme GUEMANN, Procureur de la République à Nîmes, poste du premier grade.

Rappelons à cet égard qu'en vertu de l'ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut des magistrats, nul magistrat du second grade ne peut être nommé au premier grade s'il n'est inscrit au tableau d'avancement, dressé et arrêté chaque année par une commission. Or, la commission, lorsqu'elle inscrit un magistrat au tableau d'avancement, peut limiter les effets de cette inscription à une ou plusieurs fonctions du premier grade. Cette faculté est expressément prévue par l'article 20 d'un décret du 22 décembre 1958 (1). Le Conseil d'Etat a estimé que, lorsque la commission faisait usage de cette faculté, le magistrat intéressé ne pouvait être nommé à une fonction autre que celles énumérées dans la décision de la commission tant que celle-ci n'avait pas abrogé sur ce point cette décision.

(1) Le rapporteur donne lecture du texte de l'article 20 en soulignant le caractère facultatif de l'inscription avec limitations.



Or la commission avait assorti l'inscription de Madame GUEMANN au tableau d'avancement pour le premier grade établi entre 1981 au titre de l'année 1982 d'une décision limitant les effets de cette inscription aux postes du premier groupe du premier grade, ainsi qu'à quelques postes du second groupe de ce grade, à savoir premier juge, premier juge d'instruction, premier juge des enfants, premier substitut ou vice-président à Paris, Nanterre, Bobigny et Créteil. En exécution de ce tableau, Madame GUEMANN a été nommée régulièrement en 1982 premier substitut à Paris ; en revanche, la décision de la commission limitant les effets de son inscription au tableau n'ayant pas été rapportée, c'est illégalement que ce magistrat a été nommé le 7 juillet 1983 Procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Nîmes, car cette fonction ne figurait pas sur la liste de celles auxquelles, en vertu de la décision de la commission d'avancement, était limitée l'inscription de Madame GUEMANN au tableau d'avancement pour le premier grade.

Sur la base de ce raisonnement, le Conseil d'Etat a annulé, le 27 avril 1987, le décret du Président de la République qui avait nommé Madame GUEMANN Procureur à Nîmes.

La position adoptée par le Conseil d'Etat a mis en évidence le fait que la pratique suivie de longue date par la commission d'avancement n'était pas conforme à l'article 20 du décret du 22 décembre 1978. En effet, contrairement à ce que certains pensaient, non seulement la première nomination, mais aussi les nominations ultérieures devaient respecter les limitations posées par la Commission.

La Chancellerie, dans la pratique, ne tenait cependant pas compte de telles limitations pour les nominations faisant suite à la première.

Par là même, la décision du Conseil d'Etat du 27 avril 1987 faisait peser une menace sur de nombreuses nominations de magistrats du siège et du parquet et sur les actes accomplis par les intéressés dans l'exercice de leurs fonctions. C'est en raison de ce double risque qu'a été élaborée une proposition de loi organique de validation, dont le dépôt me semble avoir été, du moins c'est mon impression, "téléguidé".

Postérieurement au dépôt de cette proposition, une nouvelle difficulté s'est présentée sous la forme d'une requête en annulation devant le Conseil d'Etat dirigée, non contre une nomination, mais contre l'ensemble des tableaux d'avancement des magistrats pour 1986 et 1987. Selon l'auteur de cette requête, ces tableaux sont viciés du fait que la commission d'avancement a méconnu sa propre compétence en faisant une utilisation systématique de la faculté qui lui est ouverte de limiter à certains emplois l'inscription au tableau d'avancement. Ainsi, 160 magistrats pourraient voir leur nomination annulée et, en conséquence, leurs actes seraient également mis en cause. Il faut aussi penser que cela pourrait avoir une incidence sur le procès de Klaus Barbie, car le président VERSINI a été nommé dans des conditions semblables.



Analyse du texte déféré :

La loi organique, adoptée définitivement le 15 juin dernier par l'Assemblée nationale, comporte un article unique subdivisé en deux paragraphes.

Le paragraphe I valide les nominations de magistrats à des fonctions du premier grade, résultant de décrets antérieurs à l'entrée en vigueur de la loi organique et, ce qui est important, n'ayant pas fait à cette date l'objet d'une décision d'annulation.

La portée de la validation est limitée : ces nominations ne sont validées qu'en tant qu'elles ne correspondent pas aux limitations assortissant l'inscription des magistrats concernés au tableau d'avancement ou en tant que les modalités d'inscription de ces magistrats au tableau d'avancement n'étaient pas conformes aux dispositions statutaires applicables. Un nouveau contentieux s'ouvre en raison de l'utilisation systématique faite par la commission d'avancement de son pouvoir de limiter l'inscription au tableau de certains emplois.

Ainsi ces difficultés sont réglées par la présente loi organique à l'exclusion de tous les autres vices dont les nominations en cause pourraient par ailleurs être entachées.

/Le paragraphe II valide, non plus des nominations de magistrats, mais les actes accomplis par les magistrats installés dans des fonctions du premier grade antérieurement à l'entrée en vigueur de la loi organique et dont les nominations ont fait l'objet d'une décision d'annulation, à l'exception toutefois des actes dont l'illégalité résulterait d'un autre motif que la nomination des intéressés_(z)7ll ressort des termes du texte que sont validés par le II les actes Accomplis par des magistrats dont la nomination a été annulée, c'est-à-dire par des magistrats dont la nomination ne peut être validée.

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Procédure parlementaire

La proposition de loi organique a été déposée par Monsieur sénateur, sur le bureau du Sénat le 20 mai 1987.

Elle est venue en discussion devant le Sénat, première assemblée saisie, le 10 juin 1987, soit après l'expiration d'un délai de 15 jours après son dépôt, conformément aux prescriptions de l'article 46 de la Constitution, relatif aux lois organiques.

Le texte soumis au Sénat par sa commission des lois différait sur un point important du texte finalement adopté par la haute assemblée, s'agissant des magistrats dont la nomination à des fonctions du premier grade avait donné lieu à une décision d'annulation par le Conseil d'Etat (il s'agit en fait de Madame GUEMANN). N'ignorant pas,



bien entendu, votre jurisprudence selon laquelle un acte dont le juge a prononcé l'annulation ne saurait faire l'objet d'une validation législative, le texte de la proposition de loi faisait une distinction entre la nomination du magistrat et son installation, qui marque le point de départ de l'exercice des fonctions. Une fois opérée cette distinction, l'installation seule était validée ce qui, dans l'esprit des rédacteurs, aurait permis de régulariser les actes accomplis par le magistrat depuis son installation tout en respectant la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Ce n'était pas, en effet, la nomination annulée par le juge mais seulement l'installation non annulée qui était validée.

Pour ingénieuse qu'elle fût, la distinction était artificielle : sans la nomination qui la précède, l'installation d'un fonctionnaire est dépourvue d'effet ; elle est indissociable de la nomination ; elle consiste en la lecture du décret de nomination ; valider l'installation reviendrait à décider que l'intéressé garde le bénéfice de sa nomination, sans laquelle l'installation ne peut produire d'effet. Cela serait contraire à notre jurisprudence, puisque la nomination a été annulée par le juge. La solution envisagée conduisait à faire revivre la nomination annulée.

C'est pourquoi le Garde des Sceaux a proposé en séance au Sénat un amendement tendant à valider - non l'installation des magistrats dont la nomination au premier grade avait été annulée - mais les actes accomplis par eux depuis leur installation dans des fonctions du premier grade et antérieurement à l'entrée en vigueur du texte â l'exception bien entendu des actes dont l'illégalité résulterait d'un autre motif que la nomination des intéressés.

Sur cet amendement du gouvernement, la commission des lois s'en est remise à la sagesse du Sénat. Monsieur DREYFUS-SCHMIDT, au nom du groupe socialiste, s'y est opposé.

Finalement l'amendement a été adopté par le Sénat ainsi que la proposition de loi organique (288 voix contre 74), c'est-à-dire qu'une partie de l'opposition n'a pas voté contre.

Devant l'Assemblée nationale, le 15 juin, le groupe socialiste a soulevé une exception d'irrecevabilité ; Monsieur MARCHAND, député de Saintes, excellent collègue et ami, dont j'ai bien connu le père, défendant l'exception d'irrecevabilité, a déclaré que la validation des actes du procureur de Nîmes porterait atteinte au principe de la non-rétroactivité de la loi pénale et qu'en validant des nominations non annulées, et non une nomination annulée, la loi organique placerait les justiciables dans des situations différentes.

L'exception d'irrecevabilité n'a pas été adoptée. De même ont été repoussés deux amendements de Monsieur MARCHAND tendant à revenir au texte initial de la proposition de loi organique.

La proposition de loi a été adoptée par l'Assemblée nationale le 15 juin 1987 dans une rédaction conforme à celle issue des délibérations du Sénat.

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Appréciation de la constitutionnalité de la loi organique :

Le Premier ministre nous a déféré le texte, sur le fondement du premier alinéa de l'article 61 de la Constitution, en supposant qu'il présentait dans son intégralité le caractère d'une loi organique.

Peu après la saisine, le Gouvernement nous a fait parvenir une note explicative. De son côté, le Syndicat de la Magistrature a présenté un mémoire concluant à l'inconstitutionnalité de la loi organique.

Ainsi, le Premier ministre, comme le syndicat intervenant considèrent que le texte a dans son intégralité valeur de loi organique.

Je pense, à la réflexion, que cette analyse n'est que partiellement exacte. Il n'est pas douteux que le paragraphe I de l'article unique qui valide des nominations de magistrat, touche aux règles statutaires applicables aux intéressés. Le paragraphe I a donc valeur de loi organique comme l'implique l'article 64, alinéa 3, de la Constitution aux termes duquel : "une loi organique porte statut des magistrats". Le problème ne se serait pas posé si le Sénat n'avait pas pris en considération l'amendement du Gouvernement à l'origine du paragraphe II.

Le paragraphe II me paraît avoir au contraire valeur de loi ordinaire. Il valide en effet non des nominations de magistrats mais des actes accomplis par eux. Ces actes s'insèrent dans une procédure pénale ou une procédure civile. Nous ne sommes plus ici en présence d'un texte statutaire. J'en déduis que le paragraphe II a simplement valeur de loi ordinaire. Sur ce point je vous poserai la question de savoir si, dans le dispositif de la décision, il ne convient pas d'opposer la loi "ordinaire" à la loi organique. Certains pensaient que l'adjectif "ordinaire" fait de la loi une sous-catégorie. A mes yeux, ce n'est pas le cas. Ne parle-t-on pas de conseiller d'Etat en service ordinaire ?

Je signale qu'il vous est arrivé par le passé d'opérer au sein' d'un même texte qualifié de loi organique une distinction entre les dispositions ayant effectivement un caractère organique et celles qui ont simplement un caractère de loi ordinaire.

En pareil cas, votre contrôle porte sur l'intégralité du texte et non sur les seules dispositions organiques (voyez en ce sens votre décision n° 75-62 DC du 28 janvier 1976). Tout se passe comme si le Premier ministre vous avait saisi, en application du 1er alinéa de l'article 61 du texte de loi organique et, sur le fondement du 2ème alinéa de l'article 61, des dispositions ayant le caractère de loi ordinaire.

Je vais donc apprécier successivement la constitutionnalité du paragraphe I puis celle du paragraphe II de l'article unique.



En ce qui concerne le paragraphe I :

Ce paragraphe valide les nominations de magistrats à des fonctions du premier grade lorsque ces nominations n'ont pas fait l'objet d'une décision d'annulation, étant précisé que ces nominations ne sont validées qu'en tant qu'elles ne correspondaient pas aux limitations assortissant l'inscription des magistrats concernés au tableau d'avancement ou en tant que les modalités d'inscription de ces magistrats au tableau d'avancement n'étaient pas conformes aux dispositions statutaires applicables.

Les principales décisions que nous avons rendues en matière de validations législatives sont les suivantes :

- 22 juillet 1980 (recueil p. 46), validation des décrets pris après consultation du comité technique paritaire central des enseignants de statut universitaire ; Monsieur le Doyen VEDEL, rapporteur ;

- 30 décembre 1982, loi de finances rectificative ; validation de l'impôt sur le revenu en Nouvelle-Calédonie ; Monsieur le Doyen VEDEL, rapporteur ;

- 19 juillet 1983 (recueil p. 24), loi organique relative aux candidats admis au premier concours d'accès à l'Ecole nationale de la magistrature ; Monsieur le Président LECOURT, rapporteur ;

- 24 juillet 1985 (recueil p. 56), loi validant la qualité de membres du Conseil supérieur des universités ; Monsieur le Doyen VEDEL, rapporteur ;

- 29 décembre 1986 (recueil p. 184), loi de finances rectificative pour 1986 ; validations d'impositions fiscales ; j'ai eu moi-même l'honneur de rapporter cette dernière décision.

La jurisprudence qui se dégage de ces décisions peut être résumée de la façon suivante :

- la validation est subordonnée à l'existence d'un motif tiré de l'intérêt général ou du bon fonctionnement du service public au nombre desquels figure le souci du déroulement normal des carrières des magistrats ou fonctionnaires ;

- elle doit respecter le principe de la séparation des pouvoirs et son corollaire, celui de l'indépendance des juridictions, ce qui fait obstacle à ce que soient validées des décisions annulées par le juge ;

- en revanche, le fait que des actes validés par la loi aient donné lieu à des recours contentieux actuellement pendants ne rend pas la loi contraire à la Constitution ;

- la distinction entre actes annulés, non validables et actes non annulés, validables, ne constitue pas une méconnaissance du principe d'égalité (voir C.C., 29 décembre 1986 - loi de finances rectificative) ;

- le principe de la non-rétroactivité en matière pénale fait obstacle à ce que le législateur modifie rétroactivement les règles que le juge a pour mission d'appliquer.


Les dispositions du paragraphe I de l'article unique du texte déféré respectent les conditions ci-dessus énumérées auxquelles nous subordonnons les validations législatives.

Je dirai seulement que l'intérêt général est évident : c'est le bon fonctionnement de la justice qui est en cause. Très nombreux sont les magistrats pouvant être concernés par les irrégularités constatées au nombre desquels figure d'ailleurs, comme je l'ai indiqué, le Président de la Cour d'assises de Lyon.

Le paragraphe I n'en est pas moins critiqué avec vigueur par le syndicat intervenant qui croit pouvoir déceler trois motifs d'inconstitutionnalité. Aucun des moyens ainsi invoqués ne me paraît résister à l'analyse.

Selon le syndicat, par exemple, le texte méconnaîtrait le déroulement normal des carrières des magistrats puisque Madame GUEMANN, dont la nomination comme Procureur à Nîmes a été annulée par le Conseil d'Etat, est exclue de la validation prononcée par le paragraphe I et se retrouvera substitut à Paris, qui était son poste antérieurement à l'intervention du décret qui l'avait nommé Procureur à Nîmes.

Le moyen n'est pas fondé : aucun principe de valeur constitutionnelle n'exige que la nomination d'un agent public, qui est annulée pour excès de pouvoir, fasse l'objet d'une validation législative. Cela étant, on peut espérer que le sort de l'intéressée sera réglé de façon à ce qu'elle ne subisse pas une rétrogradation. Aucune règle ou principe constitutionnel n'interdit que le magistrat dont la nomination a été annulée fasse l'objet d'une nouvelle nomination dans des conditions conformes à la législation. C'est d'ailleurs ce que j'indique dans le projet de décision, compte-tenu des déclarations faites par le Garde des Sceaux devant le Parlement.

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En ce qui concerne le paragraphe Il :

Les dispositions du paragraphe II de l'article unique ont pour but de préserver le fonctionnement régulier du service public de la justice en validant les actes accomplis par les magistrats installés dans des fonctions du premier grade avant l'entrée en vigueur de la loi organique et dont les nominations ont été annulées par le juge.

A partir du moment où l'annulation par le juge de la nomination d'un magistrat faisait obstacle à ce que la loi validât cette nomination, les actes accomplis par le magistrat réputé n'avoir jamais été nommé aux fonctions dans l'exercice desquelles il a fait ces actes risquaient d'être entachés de nullité.



Sans doute le Conseil d'Etat admet-il qu'un fonctionnaire irrégulièrement nommé aux fonctions qu'il occupe doit être regardé comme légalement investi de ses fonctions tant que sa nomination n'a pas été annulée, de sorte que les actes accomplis par lui antérieurement à cette nomination restent valables (2 novembre 1923, association des fonctionnaires de l'administration centrale des postes et télégraphes et Sieur BOUSQUIE (recueil p. 699). Mais, en l'absence d'une jurisprudence aussi nette de la Cour de cassation, le législateur, dans un souci de prudence, a cru utile de transposer en la matière la position de la juridiction administrative.

Cette disposition du paragraphe II de l'article unique de la loi ne paraît entachée d'aucune inconstitutionnalité. Le syndicat de la magistrature, dans son intervention, estime cependant qu'il y aurait en la circonstance une atteinte portée au principe de non-rétroactivité de la loi pénale. Le raisonnement qui est tenu est le suivant :

Le paragraphe II en validant tous les actes accomplis par les magistrats dont la nomination a été annulée confère à ces actes une puissance interruptive ou suspensive de prescription qu'ils n'avaient pas au moment où ils ont été pris puisqu'ils émanaient de magistrats irrégulièrement nommés. Il suffit, me semble-t-il, pour faire justice de cette argumentation, de constater que la loi de validation ne confère aucun effet rétroactif à une disposition législative édictant une incrimination. Or, l'article 8 de la Déclaration de 1789 ne vise que les lois pénales d'incrimination.

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J'ai l'honneur, en conclusion, de soumettre au Conseil un projet de déclaration de conformité. .

Avant de conclure, j'appelle votre attention sur un point de forme. Dans l'article premier de la décision, j'ai trouvé que la formule opposant la loi organique à la loi était un peu "bar^fïe". On qualifie la loi organique, mais non la loi ordinaire. Je n'ai pas su trouver une formule satisfaisante. J'ai donc repris le précédent du 28 janvier 1976.

Monsieur le Président remercie le rapporteur. Il note que la brièveté du texte ne doit pas cacher sa complexité juridique, complexité qui ressort également de l'évolution du texte devant le Parlement. Comme le rapporteur, il pense que cette proposition de loi a du être inspirée par la Chancellerie. Il convient en effet d'aller très, très vite. Il s'étonne d'ailleurs que Maître VERGES n'ait pas encore soulevé le problème. Il propose au Conseil d'examiner successivement les questions soulevées par les paragraphes I et II de l'article unique.

Monsieur VEDEL présente trois observations, la première positive, la deuxième interrogative et la dernière critique.



S'agissant de sa première observation, il remercie le rapporteur qui a exposé avec une clarté lumineuse les données du problème et ses solutions. Il estime que la décision proposée s'inscrit dans la continuité de la théorie de la validation du Conseil constitutionnel. Seul le législateur peut valider des situations qui mettent en cause l'intérêt général sous réserve du respect, d'une part, du principe de la séparation des pouvoirs et, d'autre part, du principe de non-rétroactivité des lois pénales.

Son interrogation concerne la portée du contrôle du Conseil constitutionnel qui, saisi en application de l'article 61, alinéa 1, de la Constitution, devrait limiter son examen aux seules dispositions de nature organique.

Monsieur le Secrétaire général fait observer que la lettre de saisine du Premier ministre ne spécifie pas que le Conseil est saisi en application du premier alinéa de cet article. Cette lettre vise l'article 61 dans son ensemble. Il rappelle, par ailleurs, le précédent du 28 janvier 1976.

Monsieur VEDEL précise que ce n'était qu'une interrogation de sa part. Il voulait seulement alerter l'esprit juridique du Conseil. Compte-tenu du précédent, il accepte en effet que l'examen porte sur l'ensemble des dispositions, organiques et ordinaires, de la loi.

Quant à la critique, Monsieur VEDEL indique qu'elle ne porte pas sur le fond de la décision mais sur son articulation. Il expose que le premier considérant de la page 6 du projet (voir dossier ci-joint) fait résulter l'inégalité de traitement des magistrats dont la nomination a été annulée du rapprochement des paragraphes I et II de l'article unique. Selon lui, cette inégalité de traitement, inhérente à la loi de validation et qui devra être réglée intelligemment par la Chancellerie, ne résulte que du paragraphe I de l'article unique. Aussi, il propose que ledit considérant soit inséré au bas de la page 4.

Monsieur JOZEAU-MARIGNE se rallie à cette proposition et donne lecture de la modification consécutive à ce transfert.

Monsieur le Président, avant d'ouvrir la discussion sur le paragraphe II, indique au Conseil que la pratique sanctionnée par la décision du 27 avril 1987 est une pratique courante de la Chancellerie. En effet, la commission d'avancement, en utilisant systématiquement la faculté de limitation offerte par l'article 20 du décret du 22 décembre 1958, a voulu augmenter ses pouvoirs aux dépens de ceux de l'autorité de nomination. Cette dernière, pour assurer le bon fonctionnement des services, s'est vu contrainte de procéder aux nominations de magistrats sans tenir compte des limitations fixées à l'origine par la commission d'avancement.

Sur le paragraphe II, Monsieur le Président appelle l'attention du Conseil constitutionnel sur un problème juridique particulier qui n'a pas été soulevé au cours des débats parlementaires. Ces débats devant l'Assemblée nationale ont porté sur l'égalité des justiciables. A ses yeux, la question n'est pas là. Elle concerne ce qui constitue un des droits fondamentaux reconnus aux justiciables, à savoir la prescription. Il renvoie sur ce point aux grands arrêts de la jurisprudence criminelle de Marc PUECH.


Pour lui, il apparaît que si le législateur peut valider il n'a pas pour autant le pouvoir de revenir sur une prescription déjà acquise.

Monsieur VEDEL demande en vertu de quel texte constitutionnel le législateur ne pourrait le faire.

Monsieur le Président estime qu'une loi de validation qui reviendrait sur une prescription acquise en allongeant les délais de cette prescription mettrait en cause, de manière incidente mais certaine, le principe de non-rétroactivité posé par l'article 8 de la Déclaration des droits.

Monsieur VEDEL demande en quoi est-ce inconstitutionnel?

Monsieur le Président répond que l'on ne peut pas faire rétroagir la loi en ce domaine.

Monsieur VEDEL déclare alors que la rétroactivité, selon la construction du Conseil, n'est pas un principe en soi et qu'elle n'est interdite, en vertu de l'article 8 de la Déclaration des droits de 1789 que lorsqu'il s'agit de la définition de peines plus sévères. En suivant le Président, cela voudrait dire que "nous avons été monstrueux dans toute une série de décisions".

Monsieur le Président pense que jusqu'à ce jour le Conseil constitutionnel n'a jamais eu à répondre à la question qui est aujourd'hui posée par ce texte.

Monsieur VEDEL déclare que le projet de décision, à supposer qu'il contredise la jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation (selon laquelle la loi nouvelle ne peut modifier les délais de prescription que si le jugement définitif n'est pas intervenu) ne serait pas pour autant contraire à la Constitution. Le raisonnement tenu par le Président ne se fonde pas directement sur l'article 8 de la Déclaration des droits. Il passe par un stade jurisprudentiel qui est tiré de la jurisprudence de la Cour de cassation. Or, cette jurisprudence ne s'impose pas au législateur. Qu'a-t-il fait en l'espèce ? Il a seulement entendu valider les actes d'un magistrat nommé irrégulièrement du fait d'un vice de forme. Monsieur VEDEL souligne qu'en l'espèce "l'atteinte aux droits individuels est fantomatique. Il y a eu une erreur dans la nomination d'un magistrat qui est d'origine bureaucratique. De temps en temps, il y a une "bavure administrative". La théorie des "fonctionnaires de fait" appliquée par le juge civil et par le Conseil d'Etat permet d'y remédier sans perturber le fonctionnement du service public. La chambre criminelle se fonde, quant à elle, sur la notion de "présomption de régularité". Le législateur peut aller plus loin qu'elle. Il ne fait pas pour autant revivre une prescription. Il applique une théorie parfaitement constitutionnelle et parfaitement démocratique. En juger autrement permettrait à des criminels "qui ont eu le coup de pot" d'être condamnés par des magistrats irrégulièrement nommés d'être mis en liberté.


Monsieur le Président reconnaît qu'ici l'espèce n'est pas tout à fait celle qu'il envisageait. Il demande pourtant au Conseil d'être très attentif pour la rédaction du considérant relatif à cette question. Il estime que la rédaction proposée par le dernier considérant de la page 5 est trop affirmative. Sur ce point, il faut que la décision soit irréprochable.

Monsieur Léon JOZEAU-MARIGNE donne alors lecture d'une autre rédaction, préparée par Monsieur le Secrétaire général. Cette rédaction est adoptée par le Conseil : elle pose que la loi déférée n'a pas pour objet de porter atteinte au principe posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de 1'Homme. En précisant "qu'elle ne saurait être interprétée comme ayant pour effet" de le faire, elle évite de trancher entre la jurisprudence retenue par le Conseil d'Etat (théorie du fonctionnaire de fait) et celle posée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, à laquelle il appartiendra, le cas échéant, de-se prononcer.

Monsieur le Rapporteur donne ensuite lecture de l'ensemble du projet.

Monsieur LECOURT, dans le premier considérant, se demande si la rédaction retenue ne peut être interprétée comme une appréciation faite par le Conseil constitutionnel du mérite de la décision du Conseil d'Etat.

Monsieur VEDEL se demande si cette analyse est ici utile.

Monsieur le Secrétaire général indique que la crainte de Monsieur LECOURT pourrait être dissipée par l'insertion des mots "il a été jugé que". Sur l'utilité de cette présentation, il remarque que l'espèce est complexe et qu'une telle analyse est éclairante. Il rappelle que la décision du 24 juillet 1985, au rapport de Monsieur le Doyen VEDEL, commençait elle aussi par une présentation de la situation qui était à l'origine de la loi de validation.

A la demande de Monsieur LECOURT et du Président BADINTER, l'analyse faite dans le projet des conséquences pratiques de la jurisprudence dégagée par le Conseil. d'Etat est légèrement atténuée.

Monsieur MAYER suggère, dans le même considérant de la décision (au bas de la page 3 et au sommet de la page 4), une modification d'ordre formel qui n'est finalement pas retenue.

Monsieur le Président, après avoir interrogé Monsieur PAOLI et le Secrétaire général, propose de modifier légèrement la partie du projet qui écarte la violation supposée de l'article 8 de la Déclaration de 1789.

Est finalement retenue la rédaction : "n'a pas pour objet" et "ne saurait avoir pour effet de porter atteinte".

Monsieur le Président s'interroge sur la portée du dispositif de la décision. Il lui est répondu que la formule est conforme à un précédent et qu'elle implique qu'une loi ordinaire pourrait valablement modifier le paragraphe II.

Le projet dûment modifié est adopté à l'unanimité.


Monsieur FABRE intervient pour souligner que, par sa jurisprudence en matière de validation, le Conseil constitutionnel éclaire le législateur. Il lui sert aussi de "Saint-Bernard". On ne saurait dès lors lui reprocher de marcher sur ses brisées.

Monsieur le Président rappelle que la prochaine séance est fixée au 7 juillet. Sera examiné, au rapport de Monsieur FABRE, la loi délimitant les circonscriptions électorales à Marseille.

Monsieur le Secrétaire général indique qu'il n'est pas impossible que le Conseil soit saisi de la loi relative aux établissements d'hospitalisation.

Monsieur le Président donne alors la parole à Monsieur Léon JOZEAU-MARIGNE qui a représenté le Conseil constitutionnel aux cérémonies organisées par la Turquie à l'occasion du XXVème anniversaire de sa cour constitutionnelle.

Ce dernier indique qu'il a été très bien reçu. Chaque participant intervenait pour présenter sa cour. Il a eu alors l'occasion de mieux saisir les différences importantes qui existaient entre les différents systèmes et de juger de l'encombrement de certaines cours qui ont jusqu'à deux mille dossiers en instance. A l'issue du symposium, le Président de la Cour de Turquie a émis l'idée de créer un Conseil constitutionnel européen. Sont intervenus notamment le Président allemand qui a déclaré que le système en pratique dans son pays était le plus approprié.

Il déclare qu'il a été très favorablement impressionné par le Président portugais. Il souligne enfin qu'il a tenu à avoir le dernier mot en indiquant qu'il fallait agir avec prudence.

Il relève incidemment que la température extérieure était' très élevée (jusqu'à 37 degrés) alors que les réunions de travail bénéficiaient de l'air conditionné.

Il souligne que les autorités françaises ont été très prévenantes à son égard. Le Consul général de France à Istanbul est resté en sa compagnie pendant trois heures alors qu'il pensait tromper son attente en faisant des mots croisés.

Monsieur VEDEL relève, avec un sourire, que ce n'est pas la première fois qu'il y aurait eu des croisés à Constantinople...

Monsieur le Président BADINTER revenant au sujet a le sentiment qu'aux yeux du Président allemand qu'il a rencontré à Lisbonne en avril dernier rien n'égale la Cour de Karlsruhe.

Il rend brièvement compte du déplacement qui a été effectué à Strasbourg auprès de la Cour européenne par une délégation du Conseil comprenant lui-même, Monsieur LECOURT, Monsieur MAYER, Monsieur VEDEL et le Secrétaire général.



Monsieur le Doyen VEDEL intervient alors pour souligner que la proposition de création d'un Conseil constitutionnel européen, faite par le Président turc, ignore superbement l'existence, et de la Cour de Strasbourg et de la Cour de Justice des Communautés à Luxembourg.

Monsieur le Président BADINTER ajoute que, si l'on en vient à créer un degré de juridiction supplémentaire, les justiciables vont s'y précipiter...

Il signale en conclusion qu'il a lancé une invitation au nom du Conseil au Président de la Cour européenne des Droits de l'Homme pour 1988 ou 1989.

La séance est levée à 11 h 50.

<cette décision comporte des annexes>