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PV1965-07-02<br><br><br><br><br><br><br> <LECLERC Aline>



SEANCE DU 2 JUILLET 1965

La séance est ouverte à 9 h. 30. Tous les membres du Conseil sont présents.

M. le Président PALEWSKI fait connaître qu'en application de l'article 37 de la Constitution le Conseil doit examiner la nature juridique des dispositions des articles 1, 2, 3, 4 et 5 de l'ordonnance n° 59-247 du 4 février 1959 relative au marché financier.

Le texte soumis au Conseil est le suivant :

"Article 1er - Toute société dont les actions sont inscrites à la cote officielle d'une bourse de valeurs ou à une cote de courtiers en valeurs mobilières et dont le bilan dépasse un milliard de francs doit publier au Bulletin des Annonces légales obligatoires :

1° Dans le mois qui suit leur approbation par l'assemblée générale le bilan et le compte de profits et pertes de l'exercice écoulé ;

2° Dans le mois qui suit chacun des semestres de l'exercice, des indications sommaires et chiffrées sur la marche de l'entreprise au cours du semestre écoulé, comparées aux résultats du semestre correspondant de l'exercice précédent.

Article 2 - La publication visée au 1° de l'article précédent doit être suivie de l'indication du montant du chiffre d'affaires de l'exercice écoulé et de l'inventaire des valeurs mobilières détenues en portefeuille à la clôture du même exercice avec la mention pour chaque catégorie de valeurs, du nombre de titres.




Certaines valeurs pourront toutefois être inscrites pour un montant global. Les modalités d'application de cette disposition seront fixées par arrêté du ministre des finances et des affaires économiques.

Article 3 - Toute société dont les actions sont inscrites à une cote visée à l'article 1er et dont le bilan est au plus égal à un milliard de francs doit adresser, dans un délai de quinze jours, à tout actionnaire qui lui en fait la demande, son bilan et son compte de profits et pertes tels qu'ils ont été approuvés par la dernière assemblée générale, en précisant le montant du chiffre d'affaires de l'exercice correspondant ainsi que l'inventaire des valeurs mobilières qu'elle détient en portefeuille à la clôture du même exercice avec les indications prévues à l'article précédent.

Article 4 - Les sociétés qui ne revêtent pas la forme de sociétés par actions et les sociétés par actions dont les actions ne sont pas inscrites à une cote sont tenues, lorsque 50 % au moins de leur capital appartient à une société visée à l'article 1er de publier, dans les conditions prévues à l'article 2, l'inventaire détaillé de leur portefeuille de valeurs mobilières si la valeur d'inventaire de celui-ci est supérieure à 100 millions de francs.

Article 5 - Les sociétés qui, en application de dispositions législatives ou réglementaires, publient au Journal Officiel ou dans un journal d'annonces légales, un ou plusieurs des documents visés aux articles 1er et 2, peuvent se dispenser de les publier à nouveau, à condition d'indiquer au Bulletin des Annonces légales obligatoires la référence de la publication antérieure".

M. MICHARD-PELLISSIER rapporteur, observe que l'ordonnance du 4 février 1959 relative au marché financier a essentiellement pour objet de prévoir les modalités de publication de certains actes des sociétés commerciales.

"J'appelle l'attention du Conseil, dit-il, sur les conditions insolites dans lesquelles celui-ci est saisi. Le texte qui lui est soumis est modifié et abrogé par le projet de loi sur les sociétés commerciales qui a déjà fait l'objet d'une première lecture à l'Assemblée Nationale.




L'article 412 de ce projet modifie les articles 1 et 2 de l'ordonnance, l'article 379 : l'article 3, l'article 413 : l'article 4 et l'article 427 abroge l'ordonnance. Le Gouvernement a ainsi estimé que la matière était législative. Le jeu normal des institutions eut voulu qu'avant de saisir le Parlement, le Gouvernement ait demandé au Conseil de délimiter à cet égard le domaine législatif. Cette démarche discutable peut s'expliquer par le désir du Ministre des Finances de voir aboutir, dans les délais les plus rapides, son projet d'assainissement du marché financier. Cependant si fâcheux qu'il soit, ce chevauchement n'aura pas d'influence sur notre décision.

Le problème de fond n'est pas simple.

A première vue, un certain nombre d'éléments militeraient en faveur de la compétence législative :

1) En effet, le secret de l'organisation et du fonctionnement des entreprises est en jeu : Pour certaines sociétés, les holdings par exemple, la communication aux sociétés rivales de l'inventaire des valeurs mobilières détenues en portefeuille peut être aussi préjudiciable que la communication par un artisan d'un secret de fabrication. On peut imaginer que cela touche aux "garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques" dont fait mention l'article 34.

2) Un autre élément de réflexion réside dans le fait que le Conseil d'Etat a eu à connaître d'une espèce analogue et qu'il a opté pour la compétence législative.

Saisi, en effet, par le Ministre des Finances et des Affaires Economiques d'un projet de décret relatif à la publication par les Sociétés d'assurances de l'inventaire de leur portefeuille de valeurs mobilières, le Conseil d'Etat (Section des Finances) a estimé "que la publication au B.A.L.O. du relevé détaillé de l'ensemble des valeurs mobilières détenues en portefeuille porterait atteinte au secret des opérations des organismes susmentionnés" et il en a conclu que "Ladite publication... ne saurait intervenir sous la forme proposée", c'est-à-dire sous la forme d'un texte de caractère réglementaire.




Certes, un tel avis ne lie pas le Conseil Constitutionnel, de même qu'il ne liait pas le Gouvernement le 24 octobre 1963, lorsqu'il fut rendu.

Il n'empêche que celui-ci a cru bon de s'y conformer puisqu'il a repris les mesures de publicité envisagées dans un texte législatif, l'article 2 de la loi n° 63-1293 du 21 décembre 1963, portant loi de finances rectificative, renonçant ainsi à faire prévaloir la compétence réglementaire dans un cas très voisin de celui de l'espèce.

3) Enfin la communication du projet de décret que le Gouvernement serait appelé à prendre mérite notre attention dans la mesure où la liste des documents s'est allongée et où la publication, de semestrielle devient trimestrielle.

Mais je vais indiquer pourquoi ces éléments ne me paraissent pas déterminants :

1) Quelle que soit l'autorité de l'avis du Conseil d'Etat, on s'aperçoit que celui-ci pose une simple pétition de principe et n'explicite pas sa pensée : si le Conseil d'Etat avait motivé sa note, il aurait facilité la tâche de votre Rapporteur. En effet, la grande difficulté, c'est de rattacher à un texte constitutionnel l'idée que la publication par les sociétés commerciales de renseignements comptables doit être dans le domaine législatif.

2) La disposition de l'article 34 relative aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques, ne vise pas les personnes morales.

3) Peut on dire d'autre part que sont en cause "les principes fondamentaux ..du régime de la propriété, des droits réels et des obligations civiles et commerciales" ?

Que faut-il entendre par obligations civiles et commerciales ? Ce sont celles qui figurent aux articles 1101 à 1369 du Code Civil. Or en l'espèce les dispositions soumises au Conseil ne portent pas directement atteinte aux règles contractuelles. Par ailleurs, si l'on se réfère aux travaux du Comité



Consultatif Constitutionnel, on s’aperçoit que "le droit des sociétés" a été exclu formellement du domaine législatif à la suite d'un amendement de M. WALINE qui souhaitait l'y intégrer <(1) Avis et débats de C.C.C. p. 103> ;

Je lis :

"M. le Commissaire du Gouvernement : L'expérience a prouvé que systématiquement, certaines matières font l'objet de décrets : il en est ainsi des dispositions sur les sociétés depuis 1935. Il ne me parait pas de bonne méthode de feindre de les considérer toujours comme apppartenant au domaine législatif pour obliger ensuite le Gouvernement à demander une délégation de pouvoirs !

M, WALINE .......3) le droit des sociétés ; sur ce point, je suis sensible aux arguments de M. le Commissaire du Gouvernement et je veux bien abandonner cette référence ...

M. MARCILHACY : En ce qui concerne les sociétés, j'estime que le pouvoir réglementaire a donné d'excellents résultats c'est un des rares objets de la législation de Vichy qui ait gardé une valeur ...

M. COSTE-FLORET : Je ne m'oppose pas à ce que le droit des sociétés fasse partie du domaine réglementaire ..."

Ainsi dans une touchante unanimité, les différents membres du Comité Consultatif Constitutionnel ont estimé que le droit des sociétés échappait à la loi.

4) Un autre argument en faveur du caractère réglementaire des dispositions soumises au Conseil c'est que des mesures analogues figurent dans les articles 28 al. 3 et 35 al. 2 et 3 d'un décret loi du 30 octobre 1935. La règle traditionnelle du secret des opérations n'a cessé d'être battue en brèche pour protéger les épargnants. Or le Conseil Constitutionnel a déclaré le 8 septembre 1961 : "Considérant que si l’article



34 réserve à la loi la détermination des principes fondamentaux du régime de la propriété et des obligations civiles, ceux de ces principes qui sont ici en cause ... doivent être appréciés dans le cadre des limitations de portée générale qui y ont été introduites par la législation antérieure à la Constitution"...

Tels sont à notre avis les raisons qui militent en faveur de la compétence réglementaire.

5) Ceci étant, l'auteur de la note du Gouvernement attire l'attention du Conseil sur le problème posé par l'article 7 de l'ordonnance du 4 février 1959 qui prévoit l'application de peines correctionnelles à ceux qui contreviendraient aux dispositions contenues dans cette ordonnance.

On pourrait, en effet, se demander si l'existence de cette disposition de caractère pénal ne rejaillit pas sur l’ensemble des dispositions qu'elle couvre et si, par conséquent les dispositions des articles 1 à 5 de cette ordonnance n'ont pas un caractère législatif parce qu'elles sont protégées par une disposition de caractère pénal.

Le rédacteur de la Note réfute cette objection (cf. page 7 de la Note) et les arguments qu'il donne paraissent excellents.

Ce sont, d'abord, des arguments de texte, assez longs, auxquels il faut se référer (cf. page 7 de la Note).

Ce sont, surtout, deux arguments de jurisprudence tirés de deux décisions du Conseil Constitutionnel, l'une du 3 mai 1961 (Recueil page 36) et relative aux dispositions des articles 87 à 92 du code électoral, l'autre du 17 mars 1964 (Recueil 1964 page 35) portant sur l'ordonnance du 16 octobre 1958 relative à diverses dispositions concernant le Trésor.

Dans ces deux décisions, le Conseil a admis, implicitement dans la première, mais très explicitement dans la seconde que la circonstance que certaines des dispositions soumises à son examen prévoyaient l'existence de peines correctionnelles, et comme telles du domaine de la loi, pour réprimer les



infractions éventuelles aux prescriptions qu’elles édictent "n'est pas de nature à modifier le caractère de ces dispositions". Si celles-ci sont réglementaires, le fait qu'elles sont sanctionnées par des peines correctionnelles ne peut donc leur retirer ce caractère.

Je conclurai donc au caractère réglementaire des dispositions soumises au Conseil. Ce sera sans enthousiasme car il est regrettable d'avoir à le faire alors que le Parlement a été saisi. Mais il nous appartient de statuer en toute liberté, toutes autres considérations écartées.

Je n'ai pas traité de l'article 5 relatif aux modalités de publicité, dont le caractère réglementaire n'est pas contestable".

M. le Président PALEWSKI remercie M. le Rapporteur et ouvre le débat.

M. GILBERT-JULES déclare : "En ce qui concerne l'incidence de l'application de peines correctionnelles, je suis tout à fait d'accord avec M. le Rapporteur.

Ceci étant dit, il m'a beaucoup plus convaincu du caractère législatif des dispositions que de leur caractère réglementaire, contrairement à ma position d'origine.

Je ne m'étendrai pas sur la procédure du Gouvernement qui au cours de la navette entre l'Assemblée Nationale et le Sénat, va insérer un décret pris après décision, du Conseil Constitutionnel.

M. MICHARD-PELLISSIER parle de limitations de portée générale. Mais lorsque je lis la note du Gouvernemet, je constate que toutes les dispositions prises en la matière l'ont été par la voie législative. En particulier le décret-loi du 30 octobre 1935 est de nature législative.




Or que dit l'article 34 ?

1) Il place dans le domaine législatif les "garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques" : M. MICHARD-PELLISSIER estime que ce texte ne concerne pas les personnes morales. Mais les personnes morales sont composées de personnes physiques et les sociétés par actions sont composées d'actionnaires qui ont droit à l'exercice de ces garanties.

2) Sur les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales, M. le Rapporteur cite les articles du Code Civil mais il y a aussi des articles du Code de Commerce. J'admets que le droit des sociétés n'est pas dans le domaine législatif mais les règles doivent en être fixées dans le respect des principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales.

3) M. MICHARD-PELLISSIER a indiqué les conséquences de la décision du Conseil : Si nous disons que le texte a intégralement le caractère réglementaire, le Gouvernement qui actuellement a l'intention d'augmenter le nombre des documents publiés, pourra aussi le restreindre ou même supprimer toute publication.

Les trois premiers arguments de M. le Rapporteur m'ont séduit.

Le Conseil d'Etat a rendu un avis non motivé. Celui-ci conserve néanmoins sa valeur. La Cour de Cassation - Chambres réunies - a rendu récemment un arrêt en matière de responsabilité qui a de grandes conséquences - et qui n'est pas davantage motivé. D'ailleurs le Conseil d'Etat a donné une indication : il constate que la publication envisagée "porterait atteinte au secret des opérations des organismes", qu'elle ne saurait dès lors "intervenir sous la forme proposée". Nous sommes là devant un principe. On pourrait distinguer, ainsi que nous l'avons déjà fait, entre la nature de la mesure prise et ses modalités d'application, ces dernières ayant seules le caractère réglementaire. On pourrait déclarer par exemple que la nécessité de publier des renseignements comptables dans l'intérêt du public, constitue un principe de caractère législatif, les modalités de



cette publication ayant le caractère réglementaire. Il est difficile d'imaginer que le Gouvernement ait tout pouvoir en cette matière, qu'il puisse contraindre par exemple les sociétés à responsabilité limitée à publier leur compte de profits et pertes... Que le bilan de la société qui doit publier certains documents doive dépasser 1 milliard ou 2 milliards, cela, le pouvoir réglementaire peut le dire : c'est une modalité. Mais il ne semble pas qu'il puisse supprimer toute publication ou contraindre n'importe quelle société à publier n'importe quoi... M. MICHARD-PELLISSIER a été tellement objectif que je suis plus séduit par ses arguments en faveur du pouvoir législatif que par ceux favorables au pouvoir réglementaire... Si nous statuions dans le premier sens, cela nous permettrait en outre de ne pas nous mettre dans la position de dire que l'Assemblée Nationale a eu tort de voter le projet du Gouvernement" ...

M. CASSIN déclare : "Je souhaiterais présenter une première observation sur les peines correctionnelles. Je suis bien d'accord que le fait que des peines correctionnelles sanctionnent l'application de certaines dispositions, ne modifie pas le caractère de celles-ci, mais il y a un autre problème : celui de la création de l'infraction correctionnelle le Gouvernement n'a pas compétence pour le faire.

Dans notre problème, quand l'ordonnance de 1959 a été prise, elle était entièrement loi. Est ce que l'ordonnance comporte une délégation au Gouvernement ? ... Je suis hésitant car celui-ci pourrait considérer que l'ordonnance couvre tout : Or il suffirait qu'une société soulève le problème devant un juge répressif pour que le texte apparaisse peut être comme dépourvu de sanction légale. Le Gouvernement peut créer la sanction mais pas l'infaction ; c'est cela qui m'inquiète. J'avais pensé que le Gouvernement pourrait demander au Parlement le vote d'un texte prévoyant l'infraction ou alors sanctionner l'inobservation des dispositions par des peines contraventionnelles : alors ce serait inattaquable".

M, GILBERT-JULES répond : "Les peines sont prévues dans l'article 7 de l'ordonnance ; il ne nous est pas soumis ; il subsisterait avec un caractère législatif".

M. MICHARD-PELLISSIER ajoute : "L'espèce se présente exactement comme celle qui à donné lieu à la décision du 17 mars



1964. Nous avons déclaré à ce moment que la sanction appartenait au pouvoir législatif et que la disposition était dans le domaine réglementaire. Je relis la formule que nous avons utilisée : "le fait que les peines correctionnelles prévues aux articles 19 et suivants de la loi du 13 juin 1941 sanctionneraient éventuellement la méconnaissance des régies édictées par les dispositions de l’article 5 (1°, 4e al.) de l’ordonnance du 16 octobre 1958 n'est pas de nature à modifier le caractère de ces dispositions".

M. CASSIN répond : "Peut être avons-nous violé la Constitution... Il est admis depuis l'ordonnance de 1846 sur les chemins de fer que des règlement peuvent être sanctionnés par des peines correctionnelles mais il faut une délégation du pouvoir législatif. Il n'est pas possible de créer une infraction correctionnelle s'il n'y a pas de délégation".

M. LUCHAIRE déclare "Il n'y a pas de contradiction entre M. MICHARD-PELLISSIER et M. CASSIN mais les conséquences des raisonnements sont différentes. Je suis d'accord avec M. le Président CASSIN. Je ne crois pas que le nouveau décret puisse être santionné par des peines correctionnelles. Cela ne change pas la nature des dispositions qui nous sont soumises. Mais le résultat est que le texte ne sera plus sanctionné par les peines prévues. Il faudrait le dire dans un considérant".

M. MICHARD-PELLISSIER répond : "Je suis d'accord. Je crois que le Gouvernement doit faire voter un nouvel article 7. Mais le problème ne nous a pas été posé".

M. CASSIN précise : "Je partage le point de vue de M. LUCHAIRE. J'admets qu'il puisse ne pas y avoir d'incidence sur le caractère de la disposition mais il faudrait dire que le texte sera dépourvu de sanction afin d'éviter qu'un avocat n'invoque ultérieurement ce moyen".

M. MICHARD-PELLISSIER répond : "Il est difficile de mettre cela dans la décision. Il n'est pas nécessaire d'attirer l'attention du Gouvernement sur ce point. Nous ne statuons que sur les articles 1 à 6. Nous nous sommes toujours efforcés de ne pas aller au delà de la saisine"...

M, WALINE déclare : "Le problème de rédaction ne se posera que si nous disons que les dispositions sont réglementaires"...




M, GILBERT-JULES observe : "Je vois que les articles 6 et 7 ne sont pas abrogés, que le nouveau texte n'a pas de lien avec l'ordonnance ..."

M. CASSIN ajoute : "Je pense comme M. GILBERT-JULES que en ce qui concerne les garanties fondamentales des libertés, il importe peu qu'il s'agisse d'individus ou de groupements. Mais la nécessité du secret des affaires est-elle un principe fondamental ? Je serais assez enclin à y porter atteinte. Mais ce qui me rend attentif c'est que le Gouvernement, si c'est dans sa compétence, peut aussi bien augmenter les obligations de publication que les réduire. Peut-on priver les citoyens d'une autre garantie : celle d'être renseigné? Alors peut être les obligations essentielles, celle de publier le bilan par exemple, ont-elles le caractère législatif - la périodicité de la publication ayant le caractère réglementaire ? On peut penser au principe du secret. On peut penser également aux garanties dues aux actionnaires. S'il s'agit de donner le blanc-seing de la suppression de ces garanties, j'hésite ... D'autre part, vous l'avez dit, cette matière a toujours été régie par des textes législatifs ... Les actionnaires ont un droit minimum à l'information minima ... J'approuve les dispositions que le Gouvernement se propose de prendre mais je suis opposé à ce qu'il puisse tout faire..."

M. MICHELET déclare : "Je me souviens des conditions dans lesquelles a été prise l'ordonnance de 1959. Le but de l'ordonnance était de porter atteinte au tabou qu'était le secret des entreprises. Un tel secret n'existe pas dans les sociétés américaines. Par ailleurs je souhaiterais demander à M. WALINE pouquoi il a admis, au cours des débats du C.C.C. que le droit des sociétés devait avoir le caractère réglementaire" ...

M. WALINE répond : "Je crois que cela m'a paru de nature à faciliter les réformes. Mais cela n'a pas grande importante".

M. MONNET estime que c'est dès 1935 qu'on a porté atteinte au secret des entreprises et qu'il est souhaitable, dans le cadre du Marché commun, que les grandes sociétés fassent apparaître comment elles fonctionnent.




M. DESCHAMPS déclare : "Ce qui me gêne c'est de concilier notre decision avec les débats du Parlement. Cependant ce qui importe c'est de savoir si le texte a le caractère législatif ou régimentaire.

1) La note du Conseil d'Etat n'a peut être pas une grande importance. Il ne faut pas considérer que c'est l'expression de la pensée du Conseil d'Etat, c'est l'opinion de la Section des Finances. Or il faut songer à l'épée de Damoclès que constitue pour les sections administratives le recours contentieux qui dans les cas litigieux peut entraîner l'annulation du texte et le désavoeu de la section administrative. Les sections Administratives sont donc tentées dans les cas limites de se prononcer pour la compétence législative - ce qui exclut toute possibilité de recours. Voilà pourquoi l'avis du 24 octobre 1963 n'a peut être pas une très grande autorité.

2) Je n'attacherai pas d'importance non plus à l'aspect législatif du décret-loi de 1935. Ayant été rapporteur du projet de Constitution devant le Conseil d'Etat, je peux dire que lorsque nous avons fait la répartition des matières entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire, nous avons mis dans le domaine réglementaire tout ce dont le pouvoir législatif s'était déchargé au cours des années précédentes. Lorsque nous avons inscrit dans l'article 34 les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales, nous pensions aux obligations prévues dans le Code Civil . Le droit des sociétés avait été précédemment écarté par le Comité Consultatif Constitutionnel...

Sur le fond je ne suis pas favorable au principe du secret des affaires qui n'existe pas en Amérique.

En conclusion, je constate que ce principe n'est pas prévu par le Code Civil et qu'il résulte d'une coutume. Il peut être dangereux de constater que les dispositions soumises au Conseil ont le caractère réglementaire mais cela peut avoir l'avantage de contribuer à mettre sur la place publique le fonctionnement interne des sociétés"...

M. WALINE déclare : "Je me rallie pour ma part à l'argumentation de M. le Président CASSIN, de M. GILBERT-JULES et au début du rapport de M. MICHARD-PELLISSIER. 




1) Sur les libertés publiques, je considère qu'il n'y a pas à faire de distinction entre celles qui concernent des personnes physiques et celles qui concernent des personnes morales. Je pense que, par exemple, l'interdiction de transférer un fonds de commerce serait une atteinte à la liberté du commerce qui concernerait aussi bien les personnes physiques que les personnes morales... La question est de savoir si l'ordonnance de 1959 porte atteinte aux libertés. On pourrait considérer que la publication de certains documents n'est pas gênante. Mais M. MICHARD-PELLISSIER a dit que pour les holdings, la publication du contenu du portefeuille d'actions pouvait être aussi préjudiciable que la publication d'un secret de fabrication. Je suis hostile au principe du secret des entreprises. Mais une loi peut vaincre ce tabou...

2) J'en reviens aux travaux du C.C.C. en juillet-août 1959. Celui-ci a déclaré que le droit des sociétés n'était plus en bloc dans le domaine législatif. Cela ne veut pas dire qu'il est en bloc dans le domaine réglementaire... D'ailleurs le C.C.C. n'a été qu'une des instances chargées de l'élaboration de la Constitution. Le projet a été modifié ensuite par le Conseil d'Etat et par le Gouvernement. Donc une argumentation tirée des débats du C.C.C. n’est pas décisive.

3) Lors de la discussion sur le projet de loi relatif aux comités d'entreprise, la question a été évoquée de savoir si les comités seraient tenus au secret professionnel. Le Ministre a insisté pour qu'il en soit ainsi et que puisse s'appliquer l'article 378 du Code pénal. Il s'agissait d'une mesure moins grave que celles qui nous sont soumises. Cependant le Gouvernement n'a pas douté de son caractère législatif...

4) Quand au fond, cela ne nous regarde pas : le secret peut aussi bien être supprimé par une loi que par un décret".,

M. GILBERT-JULES ajoute : "Je constate que le décret loi de 1935 est un texte législatif, que l'ordonnance de 1959 - prise alors que la Constitution était toute neuve - est également un texte législatif. Je supplie mes collègues de ne pas avoir d'opinion sur le fond. Ce n'est pas le sujet. Il s'agit de savoir, si au regard de la Constitution, les dispositions qui nous sont soumises ont le caractère législatif ou réglementaire... Quand je lis le projet de loi sur les sociétés, j'ai d'ailleurs l'impression que 97 % des dispositions ont le caractère réglementaire."




M. LUCHAIRE déclare : "J'aurais tendance à proposer une solution transactionnelle. Les règles de publicité concernent d’une part les actionnaires, d'autre part le public. Pour les actionnaires, il ne semble pas que les principes fondamentaux des obligations civiles et commerciales soient en jeu... Néanmoins les actionnaires ont droit à avoir des renseignements dans le cadre de leurs rapports avec le conseil d'administration. En ce qui concerne le public, j’ai été frappé par l'observation de M. MICHELET qui rappelle qu'en 1959 l'intention a été d'instituer une obligation de publicité. Il ne serait donc pas possible qu'un gouvernement puisse la faire disparaitre. Elle parait donc avoir le caractère législatif en fondant celui-ci sur l'alinéa 1er de l'article 34.

Je suis d'accord avec M. WALINE lorsqu'il dit que la personnalité morale est une fiction et que la réalité ce sont les individus. Toute atteinte au libre exercice de la profession relèverait du pouvoir législatif, qu'il s'agisse de personnes physiques ou de personnes morales... Cependant je rejoins là M. MICHARD-PELLISSIER : je crois qu'une fois que l’obligation de publicité aurait été imposée par la loi à une catégorie de sociétés, les modalités de cette publicité seraient dans le domaine réglementaire. Le Gouvernement aurait le pouvoir de mettre en oeuvre l’obligation. Je conclus au caractère législatif du principe de publicité et au caractère réglementaire des modalités."

M. MONNET rappelle qu’il ne convient pas de parler de publicité mais de publication.

M. le Président PALEWSKI déclare : "Je remercie encore M. le Rapporteur. Son rapport était très objectif. Il a fait part de ses hésitations que j'ai partagées.

Sur les conditions dans lesquelles le Conseil a été saisi je ferai - si vous étiez d'accord - la protestation qui s'impose.

Sur l'affaire elle-même, j'ai été frappé par l'observation de M. le Président CASSIN. Je me demande si on ne pourrait pas en tenir compte.




Quant à la nature des dispositions qui nous sont soumises, j’ai recherché la possibilité d’un compromis. Cela ne m’a pas paru possible en raison des termes de l’article 34 et des travaux du C.C.C... Il ne m’a pas semblé qu’on pouvait déclarer le caractère législatif. Ce qui est en question c’est la garantie du secret des entreprises, celle-ci comportant l’évolution qu’a évoquée M. MICHELET. Est ce que nous pourrions dire que la liberté du commerce est en cause dès lors que la garantie du secret est en cause ? Quant aux obligations civiles et commerciales, elles sont relatives à la formation et à la résolution des contrats mais non à la publicité.

Je me rends compte du péril et que ce qui est fait dans un sens peut être fait dans un autre. Mais ce n’est pas une considération juridique. Et en fait, la tendance est irréversible”.

M. MICHELET précise "Je rejoins les conclusions de M. le Président. Dans la conception du XIXe siècle, il aurait fallu une loi pour porter atteinte au secret des sociétés. Aujourd’hui il n’en est plus de même... Dans la mesure où l'on a la possibilité de démolir ce tabou, il faut le faire... Il est probable que le constituant ne pensait pas à cela en écrivant "libertés publiques" ".

M. LUCHAIRE estime qu’en déclarant législatif, le principe de publication, "on le renforce”.

M. MICHARD-PELLISSIER souhaite "répondre à certaines objections" :

"Le secret des opérations d'une société est important dans la mesure où on veut le restreindre et dans la mesure où on veut l’augmenter. Mais nous nous heurtons à la même difficulté que la section des Finances du Conseil d'Etat, à savoir la motivation.




On a évoqué les "libertés publiques".

Cependant les uns envisagent ces libertés sous l’angle de la société, les autres sous l'angle des actionnaires. M. CASSIN, M. GILBERT-JULES et M. LUCHAIRE ont envisagé la société. Je répondrai à cette première série d'observations que l'analyse qui est faite du contrat de société - spécialement par M. LUCHAIRE - n'est pas parfaite. Les personnes physiques disparaissent dans la société ; elles n'apportent pas à l'être social, les libertés publiques attachées aux citoyens.

Reste l'autre partie du raisonnement : la garantie des droits des actionnaires ou des administrateurs. Mais en quoi leurs droits de citoyens se trouvent-ils entachés par la limitation du secret des entreprises ?

Que ce soit sous l'aspect de la société ou sous l'aspect des actionnaires, la question échappe complètement à la sauvegarde des libertés publiques. J'aimerais qu'on puisse trouver une motivation qui permette de dire que les libertés publiques sont en cause mais je la vois mal. C'est par une élimination successive des textes que j'ai été amené à proposer une solution réglementaire. Je n'ai pas trouvé un texte auquel on puisse éventuellement rattacher le caractère législatif de la règle du secret. Je l'ai déploré ..."

M. DESCHAMPS considère que le terme de libertés vise essentiellement la liberté des citoyens en face du pouvoir de police .

M. LUCHAIRE répond à M. MICHARD-PELLISSIER que si la liberté d'exercice d’une profession est une des libertés publique prévues à l'article 34, il lui parait difficile de ne la concevoir que pour des individus. "Obliger quelqu'un dit-il, à publier son portefeuille de valeurs mobilières, ce serait législatif si cela s'appliquait à des personnes physiques et réglementaire si cela s'appliquait à des sociétés ?"...




M. le Président PALEWSKI objecte que l'observation de M. LUCHAIRE est valable pour des sociétés de personnes mais qu'il parait plus difficile d'assimiler aux personnes physiques, les sociétés anonymes qui sont administrées par de véritables salariés.

M. CASSIN déclare "Je suis entré dans cette salle plus favorable au caractère réglementaire du texte qu'à son caractère législatif. Mais l'objectivité de M. MICHARD- PELLISSIER m’a fait voir les inconvénients de cette position. On pense constamment à la défense des libertés de l'individu contre l'Etat. Mais on ne parle pas de la tyrannie des ordres professionnels dont le Conseil d'Etat, sans texte, a contrôlé l'activité . Ce serait une faute très grave de dire que les libertés des individus à l'encontre des collectivités ne sont pas incluses dans l'article 34 au même titre que celles des citoyens à l'égard de l'Etat.

En l'espèce, deux principes fondamentaux sont en cause :

- la liberté d'exercice de la profession et celle du secret des affaires.

- le principe du droit à l'information.

A un moment donné, il appartient au pouvoir législatif de déterminer un équilibre entre les individus et les collectivités. Il appartient au pouvoir réglementaire de mettre en oeuvre les principes ainsi établis".

M. MICHELET insiste sur le fait que, dans l'esprit des constituants, les libertés publiques se confondaient avec les libertés politiques. D'autre part, il répond à M. CASSIN que "les Gouvernements ont besoin d'avoir plus de moyens pour s'opposer aux groupes de pression et que ceux-ci sont favorables au secret". "Je me rallie inconditionnellement, dit il, aux conclusions de M. MICHARD-PELLISSIER qui me paraissent tout à fait dans l'esprit de l'article 34"...




M. le Président PALEWSKI met aux voix les conclusions de M. le Rapporteur. Elles sont adoptées par 5 voix contre 4 (M. CASSIN, M. WALINE, M. GILBERT-JULES, M. LUCHAIRE).

M. MICHARD-PELLISSIER donne lecture du projet de décision.

M. LUCHAIRE propose d'ajouter : "Considérant que si des peines correctionnelles ne peuvent sanctionner que des infractions définies par la loi ou l'inobservation de catégories de réglements prévues par la loi, le fait que de telles peines prevues à l'article 7 de l'ordonnance sanctionneraient éventuellement la méconnaissance des règles édictées par les articles 1er, 2, 3 et 4, n'est pas de nature à modifier le caractère de ces dispositions"... Cette adjonction aurait pour but d’appeler l'attention du Gouvernement sur le fait que l'article 7 est caduc dès lors que les autres dispositions sont considérées comme ayant le caractère réglementaire.

M. GILBERT-JULES croit que l'article 7 subsiste et s'applique.

M. LUCHAIRE répond qu'il ressort d'un arrêt récent de la Cour dé Cassation que l’infraction qui figure dans un texte qui a perdu le caractère législatif n’est plus sanctionnée en raison de l’interprétation stricte des règles de droit pénal. "Cela a été jugé, dit-il, en matière de réquisition de logements".

M. MICHELET estime que cela est très grave ...

M. CASSIN se déclare très favorable à la proposition de M, LUCHAIRE. “Si nous gardions le silence sur ce point, dit-il, nous risquerions d'amener le Gouvernement dans un piège en lui laissant croire que l’article 7 s'appliquera aux nouvelles dispositions réglementaires".




M. le Président PALEWSKI se demande si cette observation ne pourrait pas figurer dans une lettre plutôt que dans la décision.

M. CASSIN craint que ce ne soit inefficace : "Les bureaux ne tiendront pas compte de la lettre et ensuite les juridictions pénales démoliront l'oeuvre du Gouvernement".

M. MICHARD-PELLISSIER croit que M. LUCHAIRE a raison mais se demande si son argument doit être mis dans la décision.

M. MICHELET pense que si l'article 7 est caduc, "le Gouvernement est refait" et qu'il faut aider en l'espèce le Gouvernement.

Le Conseil décide d'insérer l'amendement de M. LUCHAIRE.

M. DESCHAMPS déclare qu'il aurait préféré une lettre.

M. GILBERT-JULES répond que toutes les lettres que le Président du Conseil Constitutionnel a envoyées depuis 6 ans n'ont eu aucun effet.

La séance est levée à 12 h. 45.

La séance est reprise à.15 h. M. MICHARD-PELLISSIER est excusé.

M. le Président PALEWSKI propose d'examiner la seconde affaire inscrite à l'ordre du jour : le Premier Ministre demande au Conseil, en application de l'article 37 de la Constitution, d'apprécier la nature juridique des dispositions des articles 1er, 5 et 6 de l'ordonnance n° 58-1383 du 31 décembre 1958 portant modification de certaines dispositions du régime de retraite des marins du commerce.




M. LUCHAIRE présente le Rapport suivant :

"I. Origine de l'affaire.

Cette affaire, dit-il, est née dans des conditions curieuses : l'Ordonnance du 31 décembre 1958 - dont nous avons à examiner les articles 1er, 5 et 6 - modifie une loi du 12 avril 1941 qui, dans son article 61, prévoit que le régime des pensions de retraite des marins français du commerce, de pêche ou de plaisance - qu'elle institue - est applicable "dans les colonies où fonctionne l'inscription maritime"... La loi n'a en définitive été appliquée dans les anciennes colonies qu'à St- Pierre et Miquelon, seul territoire d'outre mer où fonctionne l'inscription maritime. Un autre territoire, celui des Comores a une inscription maritime mais la loi de 1941 n'y est pas appliquée... Le Gouvernement a voulu étendre ce régime de Sécurité sociale à la Polynésie française - où n'existe pas d'inscription maritime - puis à décidé de l'étendre à l'ensemble des territoires situés dans l'Océan Pacifique c'est à dire également à la Nouvelle Calédonie et aux Iles Wallis et Futuna... Il avait préparé un projet de loi et un projet de décret pour accroître respectivement le champ d'application des textes législatifs et des textes réglementaires. Le Conseil d'Etat a estimé qu'avant d'étendre le champ d'application de l'ordonnance, il y avait lieu de demander au Conseil Constitutionnel si ses dispositions avaient un caractère législatif ou un caractère réglementaire afin que l'extension soit faite par la voie appropriée ...

II. Les données du problème juridique.

Le problème qui nous est posé est délicat : le texte qui nous est soumis est déjà en vigueur dans certains territoires d'outre-mer ; l'article 1er de l'ordonnance prévoit son application aux marins des territoires d'outre-mer... Or il se trouve qu'en Nouvelle Calédonie, un texte antérieur à la Constitution (décret du 22 juillet 1957) donne compétence à l'assemblée territoriale pour statuer en matière de sécurité sociale et qu'un texte postérieur à la Constitution (loi du 29 juillet 1961) donne une attribution identique à l'assemblée de Wallis et Futuna.



Et si l'on examine davantage, on s'aperçoit que les assemblées territoriales ont reçu compétence dans des matières énumérées à l'article 34 - telles que la fiscalité ou la sécurité sociale... En Nouvelle Calédonie, la sécurité sociale est régie par un texte délibéré le 17 juin 1961, qui est applicable aux marins et qui comporte un régime plus avantageux que celui des marins métropolitains.

Est ce que l'article 34 de la Constitution s'applique aux territoires d'outre-mer ? Tel est le problème.

Lorsqu'il s'agit de dérogations postérieures à la Constitution comme à Wallis et Futuna, elles paraissent légitimées par l'article 74 de la Constitution

peuvent faire l'objet de mesures d'adaptation nécessitées par leur situation particulière" : Il y a pour les départements d'outre mer, une possibilité d'adaptation du régime législatif donc de la portée de l'article 34. Cela est concevable à plus forte raison pour les territoires d'outre-mer. C'est ce qui légitime la législation particulière à Wallis et Futuna.

Restent les textes antérieurs à la Constitution. Ils sont couverts par l'article 76 qui prévoit que "les territoires d'outre-mer peuvent garder leur statut au sein de la République". Cela veut dire qu'ils conservent le degré d'autonomie qu'ils avaient. Cela pourrait être modifié par la procédure prévue à l'article 74 : "la loi après consultation de l'assemblée territoriale intéressée".




En 1958, le constituant a fait des promesses : il a laissé le choix aux territoires de se transformer en Etats ou en départements ou de demeurer en territoires mais en conservant leur statut. Il me semble que le respect du choix comporte le respect de la compétence des assemblées ; or celles-ci ont reçu des attributions qui dérogent à l'article 34.

III - Comment se pose le problème au Conseil Constitutionnel.

Comment sommes nous saisis ? Le Premier Ministre nous a adressé une lettre et une note. Le Conseil Constitutionnel n'a jamais considéré que la note faisait partie de la saisine ; il a toujours estimé qu'elle ne représentait que des indications, une manière de penser. On pourrait cette fois avoir un doute car elle se termine par une phrase qui est une formule de saisine. On pourrait considérer que la note fait un tout indivisible avec la lettre du Premier Ministre. Cela nous permettrait d'examiner le problème de l'application éventuelle du texte à des territoires d'outre-mer, problème que le texte lui-même ne pose pas à priori. Cependant cela constituerait peut être un précédent gênant pour le Gouvernement. Il parait préférable d'éviter d'invoquer la note si cela est possible. Or, même sans elle, nous sommes invités par les termes de l'article 1er à examiner le problème des territoires d'outre-mer. Si nous pensons que le domaine législatif n'est pas le même, nous sommes obligés par ce texte à statuer sur ce cas particulier. Il se trouve que la lettre du Premier Ministre nous demande d'apprécier la nature juridique des dispositions "au regard de l'article 34". Mais peut on penser que l'autorité qui nous saisit puisse limiter ainsi notre champ d'investigation. Le domaine de la loi est déterminé par d'autres articles que l'article 34 : il y a par exemple l'article 66, l'article 72, l'article 74 ... Il y a le domaine réservé à la loi organique par toute une série de dispositions constitutionnelles. Je crois que la formule du Premier Ministre est une clause de style et qu'il convient d'examiner le caractère législatif ou réglementaire au regard de toute la Constitution.

Le domaine de la loi n'étant pas le même dans les départements et dans les territoires d'outre-mer, il conviendra de rechercher successivement quelle est la nature des textes dans l'un et l'autre cas.




J'analyserai les dispositions dans l'ordre où elles se présentent dans la loi du 12 avril 1941 car elles sont interverties dans l'ordonnance : l'article 1er, modifie l'article 56 de la loi, l'article 5 modifie l'article 12 de la loi.

IV - L'examen au fond.

A) Départements

Le Conseil Constitutionnel a admis qu'en matière de Sécurité Sociale, étaient dans le domaine de la loi :

1) L'existence même d'un régime particulier (Décision du 22 décembre 1961) ;

2) les principes fondamentaux non seulement du régime général mais de ces régimes particuliers.

Quels sont ces principes fondamentaux ?

Il y a la détermination des prestations (Décision du 22 décembre 1961) ; celle des catégories de bénéficiaires (Décision du 30 juillet 1963) ; la définition de la nature des conditions (Décision du 22 décembre 1961).

Par contre sont dans le domaine réglementaire, la détermination des conditions d'âge et de durée de services - avec cette réserve dans les deux cas que le pouvoir réglementaire ne doit pas dénaturer les principes fixés par la loi (Décision du 22 décembre 1961).

Un problème nouveau est posé par ce texte : la pension d'ancienneté est calculée sur la base d'un salaire forfaitaire. Il semble que l'institution d'un forfait ne constitue pas un principe fondamental. Le salaire forfaitaire est le même pour la détermination des cotisations et pour la détermination des prestations. A condition précisément que le forfait soit identique pour les prestations et pour les cotisations, il m'apparait qu'aucun principe fondamental n'est en cause.




1) L'article 6 de l’ordonnance du 31 décembre 1958 modifiant l'article 4 de la loi du 12 avril 1941 a pour objet de fixer les conditions d'ouverture du droit à pension d'ancienneté des marins du commerce et de préciser les conditions d'entrée en jouissance des dites pensions.

On peut considérer que ces dispositions ont le caractère législatif dans la mesure où elles subordonnent l'acquisition et la jouissance du droit à pension à l'existence de conditions d'âge et d'ancienneté de services. Il en est de même pour les dispositions des § B et C du même article dans la mesure où elles dispensent de la condition d'âge les marins atteints d'infirmités les maintenant dans l'impossibilité absolue et définitive de continuer l'exercice de la navigation, où elles suppriment lesdites pensions concédées par anticipation lorsque l'intéressé vient à reprendre du service, où enfin elles prévoient que l'entrée en jouissance de la pension sera différée ou suspendue dans les conditions qu'elles édictent. Dans ce dernier cas en particulier, l'introduction de nouvelles conditions relèverait du législateur ...

Par contre, les autres dispositions de l'article 6 qui ne font que préciser les éléments d'age et d'ancienneté de services ont un caractère réglementaire.

Cependant l'article 6 pose un problème nouveau dans la mesure où il renvoie aux articles 7 à 11 de la loi de 1941 c'est à dire à des dispositions antérieures à la Constitution. Faudrait-il apprécier le caractère des articles 7 à 11 ? Je ne le crois pas. Lorsqu'il s'agit d'un texte antérieur à la Constitution, c'est le Conseil d'Etat qui peut avoir à statuer, pas le Conseil Constitutionnel. Lorsqu'il s'agit d'un texte postérieur à la Constitution, il est présumé conforme à la Constitution jusqu'à la décision du Conseil Constitutionnel. Est ce qu'une référence à un texte antérieur à la Constitution dans un texte postérieur a pour résultat de faire passer le 1er dans la seconde catégorie ? Il ne semble pas : si une loi contenait une référence à un décret, cette référence ne transformerait pas la nature du décret et ne donnerait pas compétence au Conseil pour l'examiner. Si un texte se référait au Code Civil, faudrait-il examiner tout le Code Civil ? Il y a plus : les articles 7 à 11 font également référence à des décrets, à des arrêtés. Faut il-les examiner ? Cela ne me parait pas possible.



Je vous demanderai en conséquence de considérer qu’il ne nous appartient pas d’apprécier la nature juridique des articles 7 à 11.

2) L'article 5 de l'ordonnance a pour objet de fixer le mode de calcul des pensions. Ce calcul est effectué en fonction d'un salaire forfaitaire. Dès lors que le même salaire sert de base au calcul des cotisations, il n'y a pas d'atteinte à un principe fondamental et les dispositions ont le caractère réglementaire.

3) L'article 1er de l'ordonnance fixe le taux des cotisations. En principe, cette fixation appartient au pouvoir réglementaire. Cependant les marins d'outre-mer ne paient pas de cotisation ; il y a là peut être une dénaturation des conditions fixées par le législateur. A vrai dire je ne le pense pas car s'ils ne paient pas de cotisation, c'est parce qu'ils n'ont pas droit à pension. Mais dans la mesure où ils sont ainsi exclus du bénéfice des prestations, on peut considérer que cette exclusion relève du pouvoir législatif. L'article 1er parait donc pour partie réglementaire et pour partie législatif.

B) Territoires d'outre-mer

Dans les territoires dont l'assemblée territoriale a reçu compétence en matière de sécurité sociale, toute la matière a un caractère réglementaire.

Dans les autres territoires, la distinction est la même que dans la métropole.

J'ai cependant un doute : Devons nous statuer sur le cas des territoires dans lesquels le texte ne s'applique pas parce qu'il n'y a pas d'inscription maritime ? Je le croirais car il peut y être rendu applicable par extension ou par simple institution d'une inscription maritime ..."




M. le Présiddnt PALEWSKI remercie M. le Rapporteur et engage le débat. .

M. CASSIN approuve et considère que la décision doit se référer aux articles de la Constitution relatifs aux T.O.M.

M. DESCHAMPS déclare : "L’article 34 s'applique aux T.O.M. et aux D.O.M. Mais il faut tenir compte dans son application des articles 73 et 74. Pour les départements d’outre mer, les mesures d’adaptation seront législatives ou réglementaires comme le texte de base. Pour les territoires d’outre-mer, la première rédaction de la Constitution était : "statut particulier", le texte actuel porte "organisation particulière" ; l’article 34 s'applique sous réserve de la loi de délégation de pouvoirs à l'assemblée territoriale. Pour l'instant les attributions de l'assemblée territoriale correspondent à un pouvoir réglementaire mais qui n'est pas celui du gouvernement français".

M. le Président PALEWSKI invita le Conseil à voter sur les conclusions de M. le Rapporteur. Celles-ci sont adoptées à l'unanimité.

Sur la rédaction de la décision, M. GILBERT-JULES pose le problème de l'article 6 qui renvoie aux articles 7 à 11. Il propose d'écrire que le Conseil n'a pas à se prononcer sur les dispositions des articles 7 à 11 - réservant ainsi l'hypothèse où le texte auquel on renvoie serait indivisible de celui qui renvoie.

Il en est ainsi décidé.

Sur l'article 1er, M. GILBERT-JULES s'étonne que l'on parle d'une exclusion qui n'est pas explicitement prévue.

M. LUCHAIRE explique que l'exclusion résulte de l'absence de prestations.

M. GILBERT-JULES propose d'écrire : "qui a pour effet d'exclure".




Enfin M. GILBERT-JULES demande si l’assemblée territoriale a le caractère d'un Parlement.

M. WALINE répond qu'elle constitue une autorité administrative dont les actes sont susceptibles de recours pour excès de pouvoir.

Le Conseil Constitutionnel adopte le projet de décision avec quelques modifications de détail.

La séance est levée à 17 h. 30

<Cette délibération ne comporte aucune annexe>

Les instructions de transcription ont été communiquées aux étudiantes et aux étudiants.