SEANCE DU JEUDI 27 FEVRIER 1969
COMPTE-RENDU
La séance est ouverte à 9 h 30 en présence de tous les membres du Conseil. M. le Président PALEWSKI appelle la première affaire inscrite à l’ordre du jour qui porte sur l'examen de la nature juridique, en application de l'article 37, alinéa 2, de la Constitution, des dispositions du dernier alinéa de l'article 19 du code de l'administration communale, en tant que ces dispositions, telles qu'elle résultent de la loi n° 61-750 du 22 juillet 1961, ont pour effet, en prévoyant l'intervention d'un décret, de déterminer l'autorité compétente pour procéder, au nom de l'Etat et dans les cas qu'elles visent à la nomination d'une délégation spéciale appelée à exercer provisoirement les fonctions du conseil municipal.
M. WALINE, rapporteur, indique que les textes soumis au Conseil constitutionnel par le Gouvernement et qui doivent être examinés au cours de cette séance ont un point commun en ce qu'ils se rapportent tous à des projets de réforme ayant pour objet la promotion de la région.
Le Gouvernement a en effet l'intention de transfèrer aux préfets de région des attributions qui sont actuellement exercées par voie de décret et de remplacer des commissions nationales et départementales par des commissions régionales en simplifiant l'organisation de ces commissions.
Toutefois ces réformes nécessitent la modification de textes de forme législative intervenus postérieuremm t à la Constitution de 1958 d'où la saisine du Conseil.
Cette saisine a fait l'objet de deux lettres du Gouvernement mais en réalité trois questions sont posées au Conseil concernant la nature juridique :
1°- des textes prévoyant que la nomination des délégations spéciales interviendra par décret ;
2°- du texte désignant la commission de contrôle des opérations immobilières comme l'organisme dont l'estimation constitue le montant maximum de l'indemnité principale susceptible d'être accordée au propriétaire d'un bien exproprié ;
3° - du texte relatif au rôle de la commission départementale et de la commission supérieure des sites.
Le premier texte soumis au Conseil est l'article 19 du code de l'administration communale, alinéas 1er et 2 modifiés par la loi n° 61-750 du 22 juillet 1961, dont les dispositions sont les suivantes :
"En cas de dissolution d'un conseil municipal ou de démission de tous ses membres en exercice, ou en cas d'annulation devenue définitive de l'élection de tous ses membres, ou lorsqu'aucun conseil municipal ne peut être constitué, une délégation spéciale en remplit les fonctions.
"Dans les huit jours qui suivent la dissolution, l'annulation définitive des élections ou l'acceptation de la démission, cette délégation spéciale est nommée par décret".
Pour ce texte la question posée au Conseil est de savoir si la détermination de la nature du texte nommant la délégation spéciale ressortit au domaine de la loi ou du réglement. Toutefois, il se pose préalablement un problème de compétence car la disposition du deuxième alinéa de l'article 19 précité qui est soumise au Conseil est antérieure à 1958. La loi du 22 juillet 1961 a simplement ajouté parmi les cas dans lesquels doit intervenir la nomination d'une délégation spéciale celui de l'annulation devenue définitive
Il parait cependant préférable de statuer sur le fond pour deux raisons, d'une part, pour une raison de politique jurisprudentielle car il n'est pas souhaitable de paraître se dérober devant un problème, d'autre part, pour une raison formelle : la loi du 22 juillet 1961 a repris en entier les deux premiers alinéas de l'article 19 du code de l'administration communale, c'est donc une seconde naissance pour ces dispositions et, par suite, la saisine du Conseil parait régulière.
Quant au fond la partie de l'article 34 de la Constitution qui pourrait éventuellement être appliquée dans la présente affaire est celle qui précise que la loi fixe les principes fondamentaux : "de la libre administration des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources". La question se pose donc de savoir si le fait que la nomination de la délégation spéciale requiert un décret est un principe fondamental de la libre administration des collectivités locales.
En réalité que cette nomination intervienne par un décret ou par un arrêté c'est toujours un agent du pouvoir central qui nommera la délégation spéciale. C'est le fait de cette nomination qui est une atteinte à la liberté des collectivités locales mais ce fait résulte d'une règle déjà antérieure à la loi de 1884 puisque sous le Second Empire le Gouvernement n'hésitait pas à user de ce moyen pour remplacer les conseils municipaux qui lui déplaisaient.
La loi de 1961 n'a donc pas introduit de nouvelle limitation à l'autonomie des communes et la question soumise au Conseil semble avoir déjà été résolue dans la décision n° 64-29 L du 12 mai 1964 (Rec.p. 37) dans laquelle il a été
Toutefois, il convient d'être extrêmement prudent dans la présente affaire car même si l'existence d'une délégation spéciale est limitée à quelques semaines, cette délégation spéciale n'en est pas moins nommée à un moment décisif dans la vie de la commune, en période électorale et à une époque où les membres de l'ancien conseil municipal sont particulièrement sensibilisés. La personnalité des membres de la délégation spéciale peut donc avoir une certaine importance
Il est à remarquer par exemple que si le texte soumis au Conseil avait précisé que la nomination des dits membres devait intervenir par décret en Conseil d'Etat, il n'aurait pu être modifié que par une loi mais ici il ne s'agit que d'un décret simple.
Dans le même ordre d'idées le Conseil constitutionnel a décidé le 12 décembre 1967, s'agissant du transfert aux préfets des nouveaux départements de la région parisienne d'attributions précédemment exercées par le Préfet de Police, que "dans la mesure où ces dispositions de la loi du 10 juillet 1964 ont pour effet de transférer à l'Etat, représenté par le préfet de police, des compétences qui appartenaient aux autorités locales de l'ancien département de Seine-et-Oise, désormais rattachées aux trois nouveaux départements susmentionnés, elles mettent en cause les principes fondamentaux ci-dessus rappelés et ont donc le caractère législatif ; mais que dans la mesure où elles tendent seulement à désigner, en la personne du préfet de police, l'autorité qui, dans lesdits départements, doit exercer au nom de l'Etat les attributions relevant de la compétence qui appartient à celui-ci en vertu de la loi, lesdites dispositions ne mettent pas en cause les principes fondamentaux ci-dessus rappelés non plus, d'ailleurs,
Il faut cependant observer que dans l'affaire citée ci-dessus le transfert de compétences se faisait entre autorités situées sur le même plan, au contraire, dans l'affaire examinée par le Conseil, le transfert se ferait verticalement c'est à dire du Gouvernement au Préfet
Dès lors se pose la question de savoir si le préfet donne moins de garanties aux communes que le ministre. Dans les faits, il y a peu de changement puisqu’en l'état actuel des choses le ministre entérine les propositions du préfet et ne peut soutenir sérieusement que l'intervention d'une autorité autre que celle agissant par décret diminue les garanties des communes.
Le rapporteur propose donc au Conseil de décider que les dispositions de l'article 19 du code de l'administration communale qui lui sont soumises ne comportent pas de nouvelle atteinte à l'autonomie des communes et par conséquent ressortissent au domaine réglementaire.
Il convient cependant qu'une telle décision ne fasse pas précédent dans le cas où le transfert de compétence se ferait à partir d'un décret en Conseil d'Etat c'est pourquoi il parait nécessaire de préciser dans la décision que celle-ci ne vaut que dans le cas d'un décret simple.
M. CASSIN intervient à l'issue de ce rapport en indiquant que M. WALINE a aperçu la difficulté résidant dans le changement de tutelle qui passe de l'autorité politique qu'est le ministre à l'autorité administrative qu'est le préfet. Il n'y a donc pas seulement un problème de hiérarchie entre les autorités de nomination mais aussi une différence de nature de ces autorités.
Le Gouvernement est responsable vis à vis du Parlement alors que le préfet n'est qu'une autorité administrative et on peut donc se demander si une telle autorité peut détenir le pouvoir de nommer une délégation spéciale.
Le Conseil peut maintenir son ancienne jurisprudence quant à la répartition des compétences entre les divers représentants de l'Etat mais dans le cas présent l'Etat n'est en cause qu'à travers le Gouvernement qui est le pouvoir politique de l'Etat. Le Conseil pourrait donc dire que lorsqu'il s'agit d'une autorité politique de l'Etat
M. LUCHAIRE fait tout d'abord observer qu'en ce qui concerne la nature des textes relatifs aux collectivités territoriales il faut tenir compte non seulement des dispositions de l'article 34 de la Constitution mais également des dispositions des alinéas 2 et 3 de l'article 72 ainsi rédigés :
"Ces collectivités s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi.
Dans les départements et les territoires, le délégué du Gouvernement a la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois".
Ce texte met donc dans la compétence du législateur toutes les conditions dans lesquelles les collectivités locales s'adrninistrent librement.
De plus, en vertu de l'alinéa 3 du même texte, c'est le préfet du département qui a le contrôle administratif et non le préfet de région. Par conséquent
En troisième lieu, le transfert de compétence envisagé par le Gouvernement entraine aussi une modification des règles du contentieux puisque si le décret ne peut faire l'objet
Enfin, dans ce domaine de la délégation spéciale, il ne faudrait pas que ce qui est proposé pour les textes de nomination des délégations spéciales soit étendu aux textes de dissolution des conseils municipaux car, dans ce cas le décret doit être motivé. Il convient donc de ne s'engager dans la voie proposée par le rapporteur qu'avec beaucoup de prudence, d'autant que, comme le souligne M. CASSIN, il y a entre le Gouvernement et le préfet une différence de nature et non pas seulement de degré hiérarchique.
M. CHATENET estime qu'il n'y a pas de difficultés pour la question posée au Conseil qui est de savoir à quel niveau doit se situer la décision réglementaire mais qu’en confiant aux préfets le soin de nommer eux-mêmes les délégations spéciales on leur fait un cadeau empoisonné.
M. CHATENET rappelle aussi que les préfets de région n'ont qu'une compétence d'attribution et que, dans l'avant projet de loi référendaire publié par la presse, il n'est toujours prévu pour la région qu'une compétence d’attribution en matière économique et non administrative.
Le Conseil constitutionnel peut donc préciser dans sa décision que seul le préfet du département aura compétence pour nommer les délégations spéciales. En fait s'il s'agit de petites localités le préfet prendra une décision, comme actuellement il fait une proposition qui est entérinée par les services du ministère, mais s’il s'agit d'une localité importante ou si la nomination d'une délégation spéciale pose un problème politique grave, le préfet prendra ses instructions auprès du Ministre
M. WALINE admet qu'effectivement le fait que la nomination de la délégation spéciale soit l'oeuvre d'un organe politique peut offrir certaines garanties dans la mesure où cette nomination peut donner lieu, par exemple, à des questions orales.
En ce qui concerne l'argument tiré des dispositions de l'article 72 de la Constitution, M. WALINE fait observer que pour apprécier si un texte porte atteinte à une liberté fondamentale le Conseil constitutionnel examine toujours si cette liberté avait déjà subi des atteintes avant 1958. Or c'est bien avant cette date que la nomination des délégations spéciales avait été confiée au pouvoir exécutif.
Quant à la question de l'incompétence du préfet de région pour procéder à de telles nominations, le rapporteur tout en approuvant cette position, ne voit pas comment elle pourrait être précisée dans la décision du Conseil alors que la question ne lui est pas posée.
M. CASSIN rappelle qu'il a déjà exposé ses scrupules mais pense que le Conseil ne peut opposer des obstacles qui ne seraient pas naturels au mouvement de décentralisation entrepris par le Gouvernement. C'est pourquoi le Conseil ne doit pas renverser sa jurisprudence antérieure.
M. le Président PALEWSKI est tout à fait de cet avis et indique que le préfet n'étant que l'émanation du Gouvernement ses actes peuvent toujours donner lieu à des interpellations.
Toutefois, M. le Président pense qu'il serait dangereux pour répondre au souci exprimé par M. WALINE de poser en règle générale qu'un texte prévoyant que des attributions devront être exercées par voie de décret en Conseil d'Etat ne peut être modifié que par la loi.
M. LUCHAIRE répond à cette observation que le projet de M. WALINE en ce qu'il indique simplement qu'un texte donnant compétence au Gouvernement pour exercer certaines attributions par décret simple est de nature réglementaire, ne préjuge pas de la question des attributions exercées par décret en Conseil d'Etat et que cette question reste donc entière.
M. WALINE donne alors lecture du projet de décision ci-après :
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Saisi le 27 janvier 1969 par le Premier Ministre, dans les conditions prévues à l'article 37, alinéa 2, de la Constitution, d'une demande tendant à l'appréciation de la nature juridique des dispositions de l'article 19, alinéa 2, du code de l'administration communale, mais en tant seulement que ces dispositions telles qu'elles résultent de la loi n° 61-750 du 22 juillet 1961, ont pour effet, en prévoyant l'intervention d'un décret, de déterminer l'autorité compétente pour procéder, au nom de l'Etat et dans les cas qu'elles visent, à la nomination d'une délégation spéciale appelée à exercer provisoirement les fonctions du Conseil municipal ;
Vu la Constitution, notamment ses articles 34, 37 et 62 ;
Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment ses articles 24, 25 et 26 ;
Vu le code de l’administration communale, notamment son article 19, modifié par l'article 1er de la loi n° 61-750 du 22 juillet 1961 ;
Considérant qu'aux termes de l'article 34 de la Constitution "la loi détermine les principes fondamentaux de la libre administation des collectivités locales, de leurs compétences et de leurs ressources" ;
Considérant qu’il résulte de cette disposition que, si la détermination du domaine de la tutelle administrative qui s'exerce sur les collectivités locales relève du domaine de la loi, il appartient au pouvoir réglementaire de répartir, dans les limites ainsi tracées, les attributions de cette tutelle entre les diverses autorités susceptibles de l'exercer ;
Considérant que les dispositions de l'article 19, alinéa 2, du code d’administration communale, telles qu'elles résultent des dispositions de l’article 1er de la loi n° 61-750 du 22 juillet 1961, ont pour effet de confier à un décret le soin de nommer la délégation spéciale qui, dans les cas prévus au premier alinéa dudit article, peut être appelée à remplir provisoirement les fonctions du Conseil municipal ; que, dans la mesure où ces dispositions ont pour effet d'attribuer à l'Etat, représenté par le Gouvernement, la compétence pour exercer à l'égard des collectivités locales la tutelle administrative qu'elles prévoient, elles mettent en cause les principes fondamentaux ci-dessus rappelés et ont donc le caractère législatif ; mais que, dans la mesure où, en attribuant au Gouvernement compétence pour exercer par décret simple cette tutelle, elles tendent seulement, ainsi qu'il est indiqué ci-dessus, à désigner l'autorité qui doit exercer au nom de l'Etat les attributions relevant de la compétence qui appartient à celui-ci en vertu de la loi, lesdites dispositions ne mettent pas en cause les principes fondamentaux ci-dessus rappelés non plus qu'aucun des autres principes fondamentaux ni aucune des règles que l'article 34 de la Constitution a placés dans le domaine de la loi ; que, par suite, ces dispositions ressortissent à la compétence du pouvoir réglementaire ;
DECIDE :
Article premier - Les dispositions susvisées de l'article 19, alinéa 2, du code de l'administration communale telles qu'elle résultent de l'article 1er de la loi n° 61-750 du 22 juillet 1961, ont le caractère réglementaire, en tant seulement que ces dispostions désignent, en prévoyant l'intervention d'un
Article 2 - La présente décision, sera notifiée au Premier Ministre et publiée au Journal officiel de la République française.
Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 27 février 1969, où siégeaient :
M. M.
Sur proposition de M. LUCHAIRE il est décidé de faire expressément référence aux dispositions des alinéas 2 et 3 de l'article 72 de la Constitution tant dans les visas que dans les motifs de la décision.
Après quelques modifications de forme le projet est adopté.
M. WALINE présente ensuite son rapport sur la deuxième affaire inscrite à l'ordre du jour et qui porte sur l'examen de la nature juridique, en application de l'article 37, alinéa 2, de la Constitution, des dispositions :
1) du premier alinéa du IV de l'article 21 de l'ordonnance n° 58-997 du 23 octobre 1958 relative à l'expropriation, mais en tant seulement que ces dispositions, telles qu’elles résultent de l'article 3 de la loi n° 65-559 du 10 juillet 1965 désignent la Commission des Opérations immobilières comme l'organisme dont l'estimation constitue, dans les cas visés par lesdites dispositions, le montant maximum de l'indemnité principale susceptible d'être accordée au propriétaire d'un bien exproprié ;
2) a - de l'article 12 de la loi du 2 mai 1930 ayant pour objet de réorganiser la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque, mais en tant seulement que ces dispositions, telles qu'elles résultent de l'article 7 de la loi n° 67-1174 du 28 décembre 1967, prévoient que l'autorisation spéciale susceptible d'être accordée par le Ministre
b - des alinéas 2, 5 et 6 de l'article 17 de la même loi du 2 mai 1930, mais en tant que ces dispositions ont été rendues applicables dans les départements d'outre-mer par la loi n° 65-947 du 10 novembre 1965 et désignent les commissions départementales et la Commission supérieure des sites, perspectives et paysages comme les organismes chargés de procéder, dans les conditions qu'elles déterminent, à certaine opérations de l'instruction des projets de création de zones de protection autour des monuments naturels et des sites inscrits ou classés.
En ce qui concerne ces trois textes le rapporteur expose que le but poursuivi par le Gouvernement est de simplifier et de décentraliser l'intervention des diverses commissions appelées à donner leur avis pour toutes les opérations immobilières entreprises par l'Etat, les collectivités territoriales ou leurs services publics.
Le premier des textes concerne l'évaluation de l'indemnité à verser aux propriétaires de biens expropriés. Il s'agit de l'article 21-IV, 1er alinéa de l'ordonnance n° 58-997 du 23 octobre 1958, relative à l'expropriation pour cause d'utilité publique, modifié par la loi n° 65-559 du 10 juillet 1965 (article 3) qui est ainsi rédigé :
"Le montant de l'indemnité principale ne peut excéder l'estimation faite par le service des Domaines ou celle résultant de l'avis émis par la Commission de Contrôle des Opérations Immobilières, si une mutation à titre gratuit ou onéreux antérieure de moins de cinq ans à la date de la décision portant transfert de propriété, a donné lieu à une déclaration ou à une évaluation administrative rendue définitive en vertu des lois fiscales, d'un montant inférieur à ladite estimation".
L'article 21 de l'ordonnance du 23 octobre 1958, relatif au mode de calcul des indemnités d'expropriation édictait, en son quatrième alinéa :
"En toute hypothèse, la valeur donnée aux immeubles et droits réels immobiliers expropriés ne peut excéder, sauf modification justifiée dans la consistance ou l'état des lieux, l'estimation donnée à ces immeubles, lors de leur plus récente mutation à titre gratuit ou onéreux, soit dans les contrats conclus ou les déclarations effectuées à cette occasion, soit dans les évaluations administratives rendues définitives en vertu des lois fiscales lorsque cette mutation est antérieure de moins de cinq ans à la décision. Ces évaluations sont toutefois revisées
Ces dispositions tendaient, dans un but de moralisation et de lutte contre la spéculation foncière, à rendre opposables aux expropriés, pour le calcul de l'indemnité pouvant leur être accordée, les évaluations de leurs biens faites par eux-mêmes ou par l'administration fiscale au cours de la période précédent la décision de fixation de l'indemnité.
La loi n° 62-848 du 26 juillet 1962 a encore aggravé ces dispositions en fixant le terme du délai de cinq ans fixé par l'article 21 non plus au jour de la décision fixant l'indemnité, mais à la date, très antérieure, de l'ouverture de l'enquête, minorée d'un an.
Cette rigueur était excessive et l'article 21 a donc été modifié par la loi n° 65-559 du 10 juillet 1965 qui a prévu que l'indemnité pourrait être supérieure aux déclarations et aux évaluations faites antérieurement lorsque le service des Domaines ou la Commission de contrôle des opération immobilières en ont fait une estimation plus favorable.
Il y a donc là pour les propriétaires d'un bien exproprié deux chances nouvelles d'échapper à la règle rigoureuse de l'évaluation fiscale.
Supprimer l'une de ces deux chances constituerait une atteinte grave au droit des propriétaires.
Or le principe de la juste et préalable indemnité est consacré par l'article 17 de la déclarations des droits de l'homme à laquelle se réfère le préambule de la Constitution.
De plus, les dispositions de l'article 34 qui placent dans le domaine législatif les règles concernant les sujétions imposées par la Défense nationale aux citoyens en leur personne et en leurs biens, impliquent que l'intervention de textes de lois serait nécessaire pour réglementer des expropriations faites pour la Défense nationale. Comme il parait impossible que la réglementation des expropriations soit soumise à un régime juridique différent selon que ces expropriations sont faites à des fins civiles ou à des fins militaires, le principe de la juste indemnité parait donc bien faire partie du domaine législatif.
La Cour d'appel de Paris dans des arrêts de 1962 et 1963 et la Chambre temporaire des expropriations de la Cour de Cassation dans des arrêts des 7 juillet et 13 octobre 1967 ont posé pour principe que "la limitation de l'indemnité d'expropriation pour cause d'utilité publique constitue une exception au principe de la réparation de l'entier préjudice subi par l'exproprié et doit être appliquée restrictivement.
Il y a donc dans le principe de l’évaluation fiscale posé par l'ordonnance du 23 octobre 1958 une exception législative au principe de la juste indemnité et si le Gouvernement voulait supprimer un des deux cas, résultant de la loi du 10 juillet 1965, dans lesquelles l'exproprié peut échapper à cette évaluation il devrait le feire par voie législative.
Mais dans l'affaire actuellement soumise au Conseil, il s'agit simplement de transformer le nom de la commission de contrôle des opérations immobilières et peut être aussi de modifier cette commission. Le problème est donc de savoir si la composition du nouvel organisme offrira autant de garanties aux propriétaires que l'actuelle commission.
En fait celle-ci dans sa composition telle qu'elle a été fixée par un décret n° 49-1209 du 28 août 1949, mais à laquelle il est fait référence dans la loi de 1965, n'offre guère de garanties aux expropriés. Toutefois, elle comprend des élus tant à l'échelon départemental que national et, de plus, la commission nationale est présidée par un conseiller d'Etat.
Le rapporteur propose donc de reconnaître le caractère réglementaire aux dispositions de l'article 21 de l'ordonnance du 23 octobre 1958 soumis au Conseil mais en adoptant une rédaction qui ne puisse permettre de porter atteinte aux intérêts de la propriété.
Le Conseil approuve cette décision de principe ainsi que le considérant du projet de décision correspondant aux dispositions dont il s'agit.
M. WALINE donne ensuite lecture des deux derniers textes que le Conseil doit examiner et qui sont les dispositions suivantes de la loi du 2 mai 1930 sur la protection des monument naturels et des sites :
- Article 12 (modifié par la loi n° 67-1174 du 28 décembre 1967, article 7).
"Les monuments naturels ou les sites classés ne peuvent être ni détruits, ni être modifiés dans leur état ou leur aspect sauf autorisation spéciale du Ministre des affaires culturelles donnée après avis de la commission départementale des sites, perspectives et paysages et, chaque fois que le Ministre le juge utile, de la Commission supérieure".
- Article 17 (rendu applicable dans les départements d'outre-mer par la loi n° 65-947 du 10 novembre 1965, article 1er).
"Autour des monuments naturels et des sites inscrit sur la liste prévue à l'article 4 de la présente loi ou classés, il peut être établi une zone de protection dans les conditions suivantes :
Le préfet, après avis de la commission départementale des sites, perspectives et paysages, établit un projet de protection
Le préfet ordonne une enquête sur ce projet.
Les conseils municipaux des communes intéressées sont appelés à donner leur avis.
La commission départementale des sites, perspectives et paysages entend les propriétaires ainsi que les représentants des divers services publics ou toutes autres personnes intéressées qui demanderaient à présenter leurs observations ou qu'elle croit devoir convoquer. Elle formule ses propositions.
Le préfet transmet le dossier, accompagné de son avis motivé, au Ministre des beaux-arts, qui consulte la commission supérieure.
La protection du site est déclarée d'intérêt général par un décret pris en Conseil d'Etat."
Le rapporteur rappelle que lorsqu'un monument naturel ou un site est classé il ne peut être ni détruit ni modifié sans autorisation du Ministre des Affaires culturelles donnée après avis de la Commission départementale ou, éventuellement, supérieure des sites, perspectives et paysages.
De plus, il peut être établi autour de ce monument ou site une zone de protection dans laquelle rien ne pourra être fait sans autorisation spéciale.
Il s'agit donc d'une atteinte grave au droit de propriété. Or, les mesures établissant une zone de protection sont prises par le préfet après avis de la commission départementale des sites, perspectives et paysages.
La question sur laquelle doit se prononcer le Conseil est de savoir si l'avis de cette commission peut être supprimé par voie réglementaire ou doit l'être par voie législative.
Contrairement aux dispositions précédemment examinées par le Conseil et relatives à la Commission de contrôle des opérations immobilières, où l'avis de cette commission pouvait entraîner des avantages pour le propriétaire, dans le cas présent l'avis n'a aucune conséquence pratique car il est purement consultatif.
La modification de l'organisme qui donnera cet avis ne touche donc pas aux garanties fondamentales et ces condidérations valables pour la métropole sont transposables dans les départements d'outre-mer.
En conséquence, M. WALINE conclut au caractère réglementaire des dispositions soumises au Conseil.
M. LUCHAIRE partage l'avis du rapporteur mais émet une réserve en ce qui concenne l'avis de la commission départementale. Il estime en effet que dans la mesure où la loi prévoit que l'avis est émis à l'échelon du département, cette compétence ne peut être transférée à un autre échelon sans l'intervention d'un texte législatif car c'est le régime de la répartition des compétences des collectivités territoriales qui est alors modifié et cela ressortit au domaine législatif
Quant aux dispositions de l'article 17 de la loi du 2 mai 1930, M. LUCHAIRE pense que le projet de décision tel qu'il est rédigé risque de gêner le Gouvernement dans la mesure où il implique que seule l'autorité compétente au fond pour prendre un texte, autorité réglementaire ou législative, est compétente pour étendre l'application de ce texte aux départements d'Outre-Mer. Cette interprétation de l'article 73 de la Constitution, qui parait souhaitable à M. LUCHAIRE, n'est cependant pas celle qui a été retenuepar le Gouvernement qui s'estime compétent même pour étendre l'application des textes législatifs et M. LUCHAIRE croit devoir informer le Conseil de ce problème.
A ce propos un débat s'instaure sur la saisine exacte du Conseil en ce qui concerne l'article 17 précité.
Il en résulte que le Conseil ne pouvant être saisi de la loi de 1930 ne peut être appelé à statuer que sur la loi n° 65-947 du 10 novembre 1965 portant extension aux départe- ments d'outre-mer dudit article 17.
M. WALINE donne alors lecture au Conseil du projet de décision ci-après :
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,
Saisi le 27 janvier 1969 par le Premier Ministre dans les conditions prévues à l'article 37, alinéa 2 de la Constitution, d'une demande tendant à l'appréciation de la nature juridique des dispositions :
1°) de l’article 21-IV- premier alinéa de l'ordonnance n° 58-997 du 23 octobre 1958 relative à l'expropriation, mais en tant seulement que ces dispositions, telles qu'elles résultent de l'article 3 de la loi n° 65-559 du 10 juillet 1965, désignent la Commission des opérations immobilières comme
2°) de l'article 12 de la loi du 2 mai 1930 ayant pour objet de réorganiser la protection des monuments naturels et des sites de caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque, mais en tant seulement que ces dispositions, telles qu'elles résultent de l'article 7 de la loi n° 67-1164 du 28 décembre 1967, prévoient que l'autorisation spéciale susceptible d’être accordée par le ministre des affaires culturelles, en vue de la réalisation des opérations concernant les monuments naturels et les sites classés qu'elles visent, est donnée "après avis de la Commission départementale des sites, perspectives et paysages et, chaque fois que le ministre le juge utile, de la Commission supérieure" ;
3°) de l'article 17, alinéas 2, 5 et 6 de ladite loi du 2 mai 1930, mais en tant seulement que ces dispositions ont été rendues applicables dans les départements d'outre-mer par la loi n° 65-947 du 10 novembre 1965 et désignent les Commissions
Vu la Constitution, notamment ses articles 34, 37 et 62 ;
Vu l'ordonnance du 7 novembre 1958, portant loi organique sur le Conseil constitutionnel, notamment ses articles 24, 25 et 26 ;
Vu l'ordonnance n° 58-997 du 23 octobre 1958, relative à l'expropriation, notamment son article 21-IV- premier alinéa ;
Vu la loi du 2 mai 1930 ayant pour objet de réorga- niser la protection des monuments naturels et des sites de
Vu la loi n° 67-1174 du 28 décembre 1967, relative à la restauration des monuments historiques et à la protection des sites, notamment son article 7 ;
Vu la loi n° 65-947 du 10 novembre 1965 étendant aux départements d’outre-mer le champ d'application de plusieurs lois relatives à la protection des sites et des monuments historiques, notamment son article 1er ;
- En ce qui concenne les dispositions de l'article 21-IV- premier alinéa de l'ordonnance n° 58-997 susvisée du 23 octobre 1958, telles qu'elles résultent de l'article 3 de la loi n° 65-559 du 10 juillet 1965 ;
Considérant que, dans la mesure, seule envisagée dans la demande présentée au Conseil constitutionnel, où les dispositions ainsi soumises à l'examen du Conseil tendent uniquement à désigner la commission des opérations immobilière: comme l'organisme dont l'estimation constitue, dans les cas visés par lesdites dispositions, le montant maximum de l'indemnité principale susceptible d'être accordée au propriétaire d'un bien exproprié, ces dispositions ne touchent pas aux principes fondamentaux du régime de la propriété non plus qu'à aucun des autres principes fondamentaux ni à aucune des règles que l'article 34 de la Constitution a placés dans le domaine de la loi ; que, dès lors, et dans cette mesure, elles ressortissent à la compétence du pouvoir réglementaire, sauf, toutefois, pour celui-ci, à ne pas diminuer les garanties de la fixation d'une juste indemnité, telles qu'elles résultent actuellement de la composition de cette commission ;
- En ce qui concerne les dispositions de l'article 12 de la loi susvisée du 2 mai 1930, telles qu'elles résultent de l'article 7 de la loi n° 67-1174 du 28 décembre 1967 ;
Considérant que les dispositions dont il s'agit sont soumises à l'examen du Conseil constitutionnel en tant seulement que l’autorisation spéciale du ministre des affaires
- Un ce Gui concerne les dispositions de l'article 17, alinéas 2, 5 et 6, de ladite loi du 2 mai 1930 ;
Considérant que ces dispositions sont soumises à l'examen du Conseil constitutionnel en tant seulement qu'elles ont été rendues applicables dans les départements d'outre-mer par la loi n° 65-947 du 10 novembre 1965 et dans la mesure où elles tendent à désigner les commissions départementales et la commission supérieure des sites, perspectives et paysages comme les organismes chargés de procéder, dans les conditions qu'elles déterminent, à certaines opérations de l'instruction des projets de création de zones de protection autour des monuments naturels et des sites inscrits ou classés ;
Considérant que, dans la mesure ci-dessus définie et pour des raisons identiques à celles qui ont été précédemment indiquées à l'occasion de l'examen des dispositions de l'article 12 de la loi du 2 mai 1930, les dispositions en cause ne sauraient être regardées comme touchant aux principes fondamentaux de la propriété privée, non plus qu'à aucun des autres principes fondamentaux ni à aucune des règles qui relèvent de la compétence du législateur en vertu de l'article 34 de la Constitution ; que, dès lors et pour les même motifs que ceux qui ont été précédemment retenus, ces dispositions sont du domaine du réglement ;
DECIDE :
Article premier - Ont le caractère réglementaire, dans la mesure précisée dans les visas et par les motifs de la présente décision ainsi que sous les réserves exprimées dans ces derniers, toutes les dispositions susvisées et soumises à l'examen du Conseil constitutionnel par la demande du Premier Ministre en date du 27 janvier 1969.
Article 2 - La présente décision sera notifiée au Premier Ministre et publiée au Journal officiel de la République française.
Le Conseil approuve quelques modifications proposées par M. LUCHAIRE, tendant à préciser d'une part, que l'avis de la commission des sites est émis pour l'exercice d'une compéten ce de l’Etat et, d'autre part, en ce qui concerne l'article 17, que c'est sur l'extension des dispositions aux départemets d'outre-mer que statue le Conseil.
Le projet ainsi modifié est adopté.
La séance est levée à 12 h. 20.
Les originaux des dédisions seront annexés au présent compte-rendu.
Les instructions de transcription ont été communiquées aux étudiantes et aux étudiants.