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Baptiste Lainé

SEANCE DU 11 JUIN 1981


Le Conseil se réunit à 11 heures sous la présidence du Président Gaston MONNERVILLE, Monsieur Roger FREY étant empêché et excusé.

Monsieur Valéry GISCARD D'ESTAING a été convoqué pour cette séance et s'est fait excuser.

Sont présents, Messieurs Gaston MONNERVILLE, Président, JOXE, GROS, LECOURT, BROUILLET, VEDEL, SEGALAT et PERETTI.

Monsieur MONNERVILLE indique que l'ordre du jour comporte l'examen de la requête présentée par Monsieur François DELMAS demandant l'annulation des décrets convoquant les électeurs et organisant les opérations électorales pour les prochaines élections législatives. Avant de donner la parole au rapporteur, Monsieur VEDEL, il indique aux membres du Conseil qu'ils trouveront également dans leur dossier le projet d'une lettre d'observations faites au Président de la République à la suite de l'élection présidentielle afin qu'ils puissent étudier ce texte à loisir et faire leurs remarques lors de la prochaine séance du Conseil.

La parole est donnée à Monsieur VEDEL qui présente le rapport ci-après :

La situation se présente ainsi : Monsieur François DELMAS, avec d'ailleurs divers autres requérants, a demandé au Conseil d'Etat d'annuler deux décrets de convocation des électeurs en date du 22 mai 1981 comme n'étant pas conformes au Code électoral.

Le Conseil d'Etat a répondu qu'il n'était pas compétent et a justifié sa décision par le motif suivant : "Considérant qu'il n'appartient qu'au Conseil constitutionnel qui est, en vertu de l'article 59 de la Constitution du 4 octobre 1958, juge de l'élection des députés à l'Assemblée nationale, d'apprécier la légalité des actes qui sont le préliminaire des opérations électorales ; que, dès lors, le Conseil d'Etat n'est pas compétent pour se prononcer sur la légalité du décret du 22 mai 1981 portant convocation des collèges électoraux pour l'élection des députés à l'Assemblée nationale et fixant le déroulement des opérations électorales et du décret du même jour portant convocation des collèges électoraux pour l'élection des députés représentant le territoire de la Nouvelle Calédonie et dépendances à l'Assemblée nationale". Ainsi, le Conseil d'Etat s'est déclaré incompétent, dans sa séance du 3 juin 1981, faisant application d'une jurisprudence constante (décision rendue dans les mêmes termes, notamment le 14 juin 1963).

Le 4 juin, Monsieur DELMAS écrit au Conseil constitutionnel pour le saisir de conclusions d'annulation contre ces décrets. Cette lettre est parvenue au Conseil le 5 juin 1981.



Monsieur DELMAS argumente comme suit sur la régularité :

"Il résulte de l'arrêt du 3 juin 1981 du Conseil d'Etat que la "haute juridiction s'estime incompétente (en vertu de l'article 59 "de la Constitution) pour se prononcer sur ma requête en excès de "pouvoir tendant à l'annulation des dispositions du décret du "23 mai 1981 (sic) organisant la campagne électorale et fixant "ses modalités ; plus précisément, le Conseil d'Etat estime que "c'est le Conseil constitutionnel qui est seul compétent pour "statuer sur cette requête et se prononcer sur la régularité de "l'élection. Ce faisant, il interprète le mot "élections" dans un "sens qui vise l'ensemble de l'opération électorale commençant par "la convocation des électeurs et se terminant par la proclamation des "résultats".

L'argumentation de fond de Monsieur DELMAS est la suivante :

"Je me permets donc de demander au Conseil constitutionnel, dès "maintenant, d'examiner les dispositions du décret du 23 mai 1981, "dispositions qui ont pour effet de modifier les dispositions du "Code électoral et, notamment, les articles 146 et 151 (articles "qui n'ont rien à voir en la matière puisque l'un comme l'autre "sont relatifs aux incompatibilités), qui sont compatibles avec "1^article 12 de la Constitution.

"Je demande au Conseil constitutionnel d'examiner si, comme je le "pense, les dispositions dudit décret portent atteinte à la garantie "fondamentale des candidats inhérente à la durée minimum de la campagne "comme au principe de la simultanéité des opérations électorales "dont le non-respect est susceptible d'influencer la sincérité, et "également à l'égalité des droits des citoyens et des électeurs, "puisque la proclamation du premier tour en métropole avant ou "pendant le déroulement des opérations à Wallis et Futuna est "susceptible d'altérer la sincérité du scrutin de ces territoires.

"Or, le principe d'égalité des candidats pendant la durée de la "campagne est consacré par les dispositions de l'article 12 du "décret n° 64-231 du 14 mars 1964 modifié par le décret n° 76-738 "du 4 août 1976, et par votre jurisprudence constante (décisions "du 12 juillet 1'978 et du 17 janvier 1 979)".

- Le 12 juillet 1978, le Conseil a rendu quatre décisions en matière électorale où n'était soulevée aucune question relative

à l'égalité,. Aucune autre décision du même jour n'a de rapport avec l'argument invoqué par Monsieur DELMAS. Le 17 janvier 1979, le Conseil a rendu une décision où il a annulé certaines dispositions de la loi relative à l'élection des prud'hommes comme contraires à l'égalité du droit de suffrage -

Monsieur DELMAS conclut :

"J'ai l’honneur de solliciter du Conseil constitutionnel l'annulation "des dispositions du décret du 23 mai 1981 ainsi contesté".


Je vous signale, dès à présent, que la requête de Monsieur DELMAS demande au Conseil de se prononcer sur un point où notre jurisprudence semble conduire à une solution contraire à celle que je proposerai.

QUESTIONS DE COMPETENCE :

En ce qui concerne la recevabilité. Monsieur DELMAS semble estimer, par a contrario, que les décisions du Conseil d'Etat détermineraient la compétence du Conseil constitutionnel.S'agissant d'un acte préliminaire aux opérations électorales, dont le contentieux appartient, en vertu de l'article 59 de la Constitution, au Conseil constitutionnel, le Conseil d'Etat aurait pu opérer un renvoi au Conseil constitutionnel.

Une telle doctrine n'est évidemment pas admissible. S'agissant de juridictions ou d'organes juridictionnels souverains, il est certain que seul chacun d'entre eux peut déterminer sa propre compétence. Aucun n'a le pouvoir de définir la compétence de l'autre. Donc, la décision du Conseil d'Etat doit se lire comme ceci : le Conseil d'Etat n'est pas compétent et c'est tout. Ce qu'il a pu dire par ailleurs sur la compétence du Conseil constitutionnel est juridi- quement sans fondement, donc sans intérêt.

Quelle est la jurisprudence du Conseil d'Etat en ce qui concerne les opérations préliminaires aux opérations électorales ?

Certains actes échappent à la compétence du juge administratif, tel est le cas des actes qui ne sont pas détachables d'actes ou d'opéra- tions qui n'entrent pas dans sa compétence. Il en va ainsi, selon une jurisprudence classique, des décrets présentant un projet de loi. De tels décrets ne sont pas détachables de l'exercice du pouvoir législatif et le Conseil d'Etat s'est toujours déclaré incompétent pour apprécier leur régularité. En matière internationale on trouve également de nombreux actes qui ne sont pas contrôlés par le juge administratif du fait qu'ils ne sont pas détachables des décisions de l'exécutif agissant dans le domaine des relations internationales. Pour les actes administratifs qui s'inscrivent dans un processus judiciaire, on trouve une jurisprudence analogue.

Jusqu'où le Conseil d'Etat peut-il contrôler les actes de l'exécutif qui tendent à organiser les élections, notamment le décret de convocation des électeurs ?

Avant 1939, le Conseil d'Etat accueillait assez libéralement les recours formés contre des actes relatifs aux opérations électorales et la doctrine s'accorde à admettre que c'est après la libération que le Conseil d'Etat a entendu de façon très stricte la notion d'actes non détachables. Ainsi, il a déclaré que ne relèvent pas de sa compétence des textes portant règlementation permanente pour les opérations électorales. Notons que cette jurisprudence est antérieure à la création du Conseil constitutionnel et qu'elle n'était donc pas fondée sur les compétences éventuelles de celui-ci. Elle remonte à l'époque où les assemblées jugeaient la régularité des élections de leurs membres par la procédure de la vérification



des pouvoirs. La seule différence avec cette jurispru- dence d'après la libération est qu'au lieu de dire que les actes relatifs à l'élection ne peuvent être contestés que devant l'assem- blée saisie selon la procédure de vérification des pouvoirs le Conseil d'Etat dit, à présent, que ces matières sont de la compétence du Conseil constitutionnel, autorité qui statue sur l'élection elle-même. Une telle formule doit s'entendre comme signifiant simplement que le Conseil constitutionnel peut statuer sur les opérations préparatoires mais on ne saurait en déduire en aucune façon selon quelle forme et selon quelle procédure il doit être saisi et il lui appartient de répondre.

Ceci ne répond pas à la question selon laquelle il pourrait y avoir un hiatus juridique. Dans sa thèse, ("Le déni de justice en droit public et interne")-le Président FAVOREU donne justement comme exemple de hiatus juridique le cas du contentieux des actes préliminaires en droit électoral. Le Conseil constitutionnel exige pour s'estimer compétent que l'on conteste l'élection elle-même.
Il s'ensuit que toute une série d'actes préalables à celle-ci n'auront pas de juge ou, en tout cas, ne pourront être appréciés que tardivement. Cette situation vient d'une défaillance des textes. Tout ce qui entoure l'opération électorale, par exemple les questions de pourcentage des voix à obtenir pour acquérir le remboursement des frais, n'est pas soumis à l'appréciation d'un juge et les actes préliminaires ne sont attaquables qu'après que l'élection a eu lieu. Il y a bien évidemment là une nécessité de changer la loi.

La situation dans laquelle nous sommes, compte tenu de ces éléments, est embarrassante. Monsieur DELMAS nous livre une série de griefs qui, s'ils devaient être accueillis, rendraient nulle la totalité de l'opération électorale en ce qui concerne toutes les circons- criptions .

Nous ne pouvons pas faire abstraction de l'absurdité de la solution à laquelle nous conduirait une jurisprudence trop étroitement exégétique des textes ou la poursuite de la doctrine jurispruden- tielle façonnée ici, dans des cas quelque peu différents.

Supposons un instant que la demande de Monsieur DELMAS soit fondée. Le Conseil pourrait-il alors laisser se dérouler des élections dans des conditions qui ne seraient pas conformes à la Constitution ?

Devant une telle question, il paraît pour le moins nécessaire de poser un jalon nous permettant d'agir dans une telle hypothèse. Cela conduira le Conseil à modifier l'interprétation de ses compétences en la matière. Il n'existe aucune juridiction qui n'ait été amenée à accomplir des revirements de sa jurisprudence. Pour qu'il en soit ainsi, la première condition est que l'on se trouve dans une situation où l'application des principes antérieurement retenus conduit à des solutions dangereuses,intolérables ou dépassées. C'est l'environnement, le contexte dans lequel se situe la règle que l'on applique qui a évolué et qui rend cette règle inadaptée. L'histoire de la juridiction administrative est faite de tels revirements. Notons que quand une interprétation nouvelle devient



ainsi necessaire le juge et notamment le juge administratif est amené quelquefois à travestir même le sens des textes. Il en a été ainsi en ce qui concerne les règles relatives à la responsabilité des agents publics. Qui ne connaît pas l'arrêt Dame LAMOTHE. Une loi de Vichy interdisait le recours pour excès de pouvoir dans le cas considéré. Le Conseil d'Etat a faint de ne pas comprendre ce texte clair comme si il était impossible de supposer que le législateur ait eu une âme aussi noire. Il a donc estimé que la disposition selon laquelle : "les décisions de ce bureau ne sont susceptibles d'aucun recours" ne pouvait avoir pour conséquence de priver les requérants du recours pour excès de pouvoir "qui leur est ouvert, en cette matière comme dans toutes les autres, en vertu des principes généraux du droit".

Ici, reconnaissons le, la difficulté pour nous est moins grande. L'article 59 de la Constitution dit que "le Conseil constitutionnel statue, en cas de contestation, sur la régularité de l'élection des députés et des sénateurs".

L'interprétation traditionnelle que donne le Conseil de cet article est que c'est l'élection d'un député qui doit être contestée, que les conclusions doivent porter seulement sur l'annulation du résultat de l'élection. La loi organique faisant application de l'article 59 vise d'ailleurs exclusivement "les réclamations contre les résultats proclamés dans diverses circonscriptions".

Ici, au contraire, est mise en cause la régularité "future" de l'élec- tion puisque ce que l'on conteste c'est l'organisation même de cette élection.

Une autre lecture du texte est possible. On peut très bien entendre que l'expression "en cas de contestation sur la régularité de l'élection' ne signifie pas nécessairement que la contestation doive toujours être postérieure à l'élection et que l'élection soit l'élection en particulier d'un député et non l'opération générale d'élection. En effet, le texte parle de l'élection des députés et des sénateurs. La Constitution aurait là une possibilité d'interprétation.

La loi organique n'envisage qu'une seule situation, celle de l'élection particulière d'un parlementaire quand elle a eu lieu, mais il serait excessif de dire qu'elle interdit par là même toute autre interprétation. On ne saurait dire que la Constitution soit limitée dans son sens par ce qui est repris par la loi organique et que l'on doit exclure toute interprétation de la Constitution qui n'est pas, également, dans la loi organique.

Les besoins de la vie publique nous révèlent ici une situation parti- culière, c'est l'attente des citoyens qui pensent - on ne saurait que les en féliciter - habiter un "état de droit", dans un pays où de telles contestations doivent nécessairement pouvoir être tranchées par un organe indépendant et statuant en temps utile, c'est-à-dire à un moment tel que sa décision ait une portée pratique.

Tout ceci conduit à admettre la recevabilité d'un tel recours. C'est la solution que votre rapporteur vous propose de retenir.


II. QUESTIONS DE FOND :

Le 22 mai 1981, divers décrets sont pris par le nouveau Gouvernement. Un premier dissout l'Assemblée, un second convoque les collèges électoraux, fixe les dates pour les déclarations de candidature et fixe au 1er juin le début de la campagne électorale. Deux autres décrets fixent des dates particulières, d'une part, pour les scrutins en Nouvelle Calédonie et dépendances, d'autre part, pour ceux qui auront lieu en Polynésie française et dans les Iles Wallis et Futuna.

Monsieur DELMAS estime le décret de convocation des électeurs contraire à des dispositions législatives du Code électoral.
Le Code électoral fixe le début de la campagne au vingtième jour qui précède la date du scrutin. Ici, il manquerait six jours. De même, les déclarations de candidature doivent être déposées au plus tard vingt-et-un jours avant le premier tour de scrutin. Là encore, il manquerait six jours.

Dans le cas de la dissolution, la procedure d'organisation de l'élection découle de l'article 12 de la Constitution en vertu duquel"le scrutin doit avoir lieu vingt jours au moins et quarante jours au plus après la dissolution".Cette disposition constitu- tionnel le, pour que la fourchette du temps dans laquelle elle fixe l'élection puisse être utilisée intégralement, entraîne la possi- bilité d'un raccourcissement des délais prévus par le Code électoral. Il convient simplement, quand on admet cette interprétation, nécessaire pour que la loi ne contredise pas la Constitution, de prendre toute précaution pour que l'interprétation ainsi donnée des délais possibles ne permette pas, par une manoeuvre précipitée, de porter atteinte à la liberté ou à la sincérité du scrutin ce qui serait le cas si les électeurs n'avaient le temps d'être mis au courant des intentions et des programmes des différents partis en présence. Dans notre espèce, une telle crainte est hors de propos puisque, dès avant l'élection du Président de la République, il avait été indiqué que si Monsieur MITTERRAND était élu l'Assemblée serait dissoute et des élections générales auraient lieu dans les plus brefs délais. Ceci a permis aux différents ^intéressés de prendre leurs précautions, de préparer leur candidature et de faire connaître leur programme aux électeurs. A cet égard, la façon dont se sont opérés, très rapidement,les regroupements entre les partis qui s'étaient opposés lors de l'élection présidentielle montre qu'il n'y a pas eu de surprise dans l'organisation de l'élection.

Un argument plus énigmatique est celui qui est relatif au décalage de l'élection dans le temps avec le seul archipel de Wallis et Futuna. Monsieur DELMAS dit : "La proclamation des résultats du premier tour en métropole ayant lieu avant ou pendant le déroulement des opérations à Wallis et Futuna est susceptible d'altérer la sincérité du scrutin dans ces territoires". On ne voit pas pourquoi Monsieur DELMAS ne s'inquiète que des électeurs de Wallis et non de ceux de la Nouvelle Calédonie, de la Polynésie ou des Antilles.


L'argument est exact en fait mais en droit que doit-on en tirer ? Comment peut-on organiser, dans des fuseaux horaires différents, des opérations simultanées ?

Wallis étant située à l'Est il faudrait faire voter ses habitants plus tôt dans le calendrier que ceux de la métropole. On aboutirait alors à raccourcir encore la campagne. Soit on les fait voter un jour de semaine, ce qui comporte un grave inconvénient, soit on les fait voter le dimanche qui précède,mais alors on n'est plus dans le délai de "vingt jours au moins". De toute façon, il paraît impossible, dans les cas des décalages horaires de six à huit heures, d'obtenir une simultanéité parfaite. La France est un pays dont l'étendue géographique est un élément de fait contre lequel nous ne pouvons rien. C'est pourquoi il faut s’en accommoder en évitant au maximum des inconvénients qui peuvent en résulter et votre rapporteur vous propose de répondre sur ce point que la circonstance que les électeurs de toutes les circonscriptions ne sont pas appelés- à voter à la même date n'est pas,en elle-même, c'est-à-dire pour autant qu'elle ne découle pas d'une manoeuvre tendant à fausser l'élection, une cause d'irrégularité. Voici les raisons pour lesquelles le rapporteur vous propose le texte de projet que vous avez sous les yeux.

Monsieur VEDEL demande au Conseil encore une fois de l'excuser du caractère un peu décousu de ses remarques qu'il n'a pas eu le temps de ranger selon un plan académique, ce qui ne signifie nullement qu'il n'ait pas eu le temps de se poser les questions de fond nécessaires à la solution du cas qui nous est posé.

Monsieur MONNERVILLE remercie Monsieur VEDEL qui vient de nous donner ici une preuve éclatante du fait que le sens juridique peut affronter l'imprévu. Il déclare ouverte la discussion générale et donne la parole à Monsieur SEGALAT.

Monsieur SEGALAT estime qu'il faut bien délimiter la portée du débat. Il n'y a pas de problème de fond. Le décret de convocation n'est pas irrégulier. Monsieur SEGALAT trouve élégante '.la façon qu'il qualifie de "gracieus e",dont le rapporteur a combiné le texte de la Constitution avec celui du Code au lieu d'affirmer brutalement que la loi électorale de 1958 est contraire à la Constitution qui était presque sa soeur jumelle puisqu'elle était née seulement quinze jours avant.

La grande question qui est posée ici est celle de la compétence. Le caractère délicat de la question posée est accentué par des considérations psychologiques. Le Conseil constitutionnel peut répondre lui aussi qu'il est incompétent pour statuer sur les conclu- sions de Monsieur DELMAS, ceci après que le Conseil d'Etat ait également refusé de se reconnaître compétent à cette fin. On aboutit au fait, alors,qu'il n'y a pas de juge pour une telle contestation. C'est un cas qui se produit et que Monsieur SEGALAT décrit par une image : "Nous sommes devant un angle mort de la législation". La combinaison des textes donnant des compétences diverses ne couvre pas ce domaine, ceci se produit quelquefois. Ceci apparaît gênant d'autant plus qu'en l'espèce le Conseil d'Etat a dit qu'il appartenait au Conseil constitutionnel de statuer sur cette difficulté. La rédaction du Conseil d'Etat est certes maladroite, elle n'était certainement pas malveillante. Dans une 



décision de 1963, le Conseil d'Etat avait répondu de façon à peu près identique à celle reprise dans la décision DELMAS.

Monsieur SEGALAT, pour sa part, n'est pas porté à faire une application aussi large de la théorie de l'acte non détachable que le fait le Conseil d'Etat. La décision de 1963, comme celle du 3 juin, va à l'encontre d'une évolution actuelle qui admet de plus en plus largement le recours pour excès de pouvoir qui lui reconnaît son autonomie dans le cas même où il est formé contre un acte qui s'inscrit dans une opération complexe, dans un ensemble qui peut, pour partie, échapper au juge administratif.

Pour l'opinion publique, déclarer que le Conseil constitutionnel est incompétent sera troublant et difficile à faire comprendre mais quelle interprétation convient-il de donner au texte sur la compétence du Conseil constitutionnel ? Nous ne sommes qu'un juge d'attribution, qu'un juge qui connaît des seuls litiges qui lui sont clairement attribués par un texte. Voilà le principe de base qui doit nous guider.

Quels sont ces textes en matière d'élections parlementaires ?

L'article 59 de la Constitution qui vise le recours contre une opération électorale qui a eu lieu puisqu'il doit se lire par différence avec les deux articles qui l'entourent, l'article 58 et l'article 60 relatifs, le premier, aux élections présidentielles, et le second,aux référendums et qui sont rédigés d'une façon sensiblement différente puisqu'au lieu de préciser que le Conseil statue "en cas de contestation"ils indiquent d'une façon beaucoup plus large que le Conseil "veille à la régularité de l'élection".

Selon notre rapporteur, la loi organique, dans son article 33 limitant la compétence du Conseil à statuer sur la contestation de l'élection de tel ou tel parlementaire, aurait oublié les autres cas. Cette solution paraît proposée un peu rapidement. Les travaux préparatoires de la Constitution montrent clairement que l'on a simplement entendu transférer le contentieux des élections parlemen- taires des assemblées au Conseil constitutionnel. Ceci n'entraîne pas une différence de nature du contentieux dont il s'agit. Seul l'organe compétent pour le régler a changé.

Pensez-vous que dans la procédure de validation des pouvoirs une assemblée aurait pu connaître d'une contestation sur la validité du décret de convocation des électeurs ?

Aujourd'hui, on demande au Conseil de devenir le juge de droit commun de tout le mécanisme d'organisation des élections législa- tives. N'oublions pas qu'entrent dans cet ensemble les inscrip- tions sur les listes pour lesquelles un juge est déjà désigné. Avec une telle solution, nous serons débordés par un contentieux préalable de la régularité de l'élection. On en voit d'ailleurs l'amorce dans l'argumentation du requérant sur les problèmes du décalage horaire. Notre intervention, dans une réponse au fond, irait bien au-delà des attributions que nous a confiées la Consti- tution et la loi organique.


Monsieur GROS : il convient de pousser un peu plus loin le raisonnement de Monsieur SEGALAT. Si l'on rejette aujourd'hui comme prématurée la requête de Monsieur DELMAS, peut-on admettre qu'à l'occasion de l'élection qui aura lieu à Montpellier, Monsieur DELMAS conteste son résultat en fondant son argumentation sur une critique de la légalité du décret de convocation ?

Il semble bien que oui. Alors nous sommes devant une situation extravagante et le droit ne semble pas devoir entériner des situations absurdes. En effet, si l'on estime fondée l'argumentation sur l'irrégularité du décret de convocation, on sera amené à dire que ce décret étant nul l'élection de Messieurs X, Y, Z, contestée pour ce motif, sera nulle mais non celle de Messieurs A, B, C, D contre laquelle il n'y aura pas eu de recours ou, en tout cas, contre laquelle le requérant n'aura pas invoqué ce moyen.

Mieux encore, si un parti politique attaque toutes les élections en critiquant le décret de convocation, après avoir dit aux électeurs "•allez voter, nous-vous -dârons-ensuite si icela .a. servi à-: quelque chose’’, le Conseil constitutionnel annulerait toutes les élections, mais seulement après coup.

Monsieur SEGALAT : je conclu^ à l'incompétence du Conseil constitu- tionnel malgré l'inconvénient psychologique qui peut exister.

L'article 159 du Code électoral prévoit que la décision du Tribunal administratif saisi par le préfet, rejétant une déclaration de candi- dature, peut être contestée devant le Conseil constitutionnel. Il y a là une compétence particulière qui est prévue,justement, par un texte spécial. Sans ce texte, nous ne pourrions rien dire sur cette opération préalable. Il est exact que le Conseil sera compétent pour apprécier les conséquences de l'irrégularité éventuelle du décret si une élection est attaquée par ce moyen. Cette situation est absurde, c'est bien exact, mais je n'y peux rien, ce sont les textes qui l'imposent.

Monsieur GROS : avouez qu'il est idiot de laisser les électeurs aller aux urnes en leur disant "Vous saurez plus tard seulement si vous avez voté régulièrement ou si vous vous êtes déplacés pour rien".

Monsieur VEDEL : Monsieur SEGALAT invoque l'intention du législateur. Dans ce cas, cela n'a aucun sens. Le législateur en l'occurence n'est pas celui qui a préparé la Constitution mais le peuple français qui l'a adoptée au suffrage universel. On ne saurait connaître ses intentions à partir de travaux préparatoires qui viennent d'être évoqués et qui n'étaient pas publiés. Le seul travail préparatoire admissible pour éclairer l'intention du constituant est le discours de présentation de la Constitution qui a été fait Place de la République par le Général de GAULLE.

On dit que les assemblées, par la procédure de vérification des pouvoirs, ne pouvaient apprécier la validité du décret de convocation mais elles avaient un contrôle permanent sur le Gouvernement qui leur permettait d'éviter que ces textes ne comportent des irrégularités graves. Actuellement, il n'existe pas de contrôle pour ces opérations préparatoires.


Nous ferions preuve d'une grande audace ?

Monsieur GAZIER, au Conseil d'Etat, à propos d'une lacune importante en ce qui concerne le droit de grève, a bien proposé que le juge se substitue au législateur défaillant et il a été suivi largement étant donné qu'il appartient au juge, à défaut d'une autre autorité, d'éviter le développement d'un secteur de non-droit.

L'article 159 du Code électoral est invoqué ici pour dire que la loi aurait eu le pouvoir d'ajouter une compétence alors que l'on nous dit, à présent, que sans cela la Constitution l'excluait. Si le législateur a posé cette compétence, l'a organisée, c'est qu'il a pensé bien évidemment qu'elle était déjà contenue .dans les dispositions de l'article 59 de la Constitution.

Monsieur LECOURT a connu de nombreuses hésitations. Il rend hommage aux deux orateurs. Partant de considérations proches de celles développées par Monsieur SEGALAT, il a été séduit par la thèse du rapporteur au fil de son discours puis il a été à nouveau ramené à prendre plus précisément en considération le texte de l'ordonnance de 1958 et il n'arrive plus à sortir de la difficulté ... et à s'évader de notre jurisprudence.

L’article 59 de la Constitution parle de "contestations", terme qui est éclairé par l'article 33 de l'ordonnance de 1958 : "L'élection d'un député ou d'un sénateur peut être contestée devant le Conseil durant les dix jours qui suivent la proclamation des résultats..." et l'article 35 aux termes duquel "les requêtes doivent contenir ... le nom des élus dont l'élection est attaquée". Donc, tant que l'élu n'est pas connu, la contestation n'est pas possible.

La procédure interne au Conseil constitutionnel, définie par les articles 36, 37 et 38 de cette même ordonnance, confirme cette interprétation. Enfin, l'article 44 donne compétence au Conseil pour connaître de toutes les questions qui doivent être prises en compte pour connaître de la validité d'une élection puisqu'alors "le Conseil a compétence pour connaître de toutes questions et exceptions posées à l'occasion de la requête" mais, aussi, cet article exclut l'équivalent d'une requête pour excès de pouvoir puisque "en ce cas, sa décision n'a d'effet juridique qu'en ce qui concerne l'élection dont il est saisi".

Tels sont les textes qui définissent précisément notre compétence. Nous voyons, aujourd'hui, qu'ils conduisent à un résultat absurde. Avons-nous pour autant un moyen de rectifier cette absurdité . Est-ce bien là la tâche du Conseil devant des textes précis dont rien ne permet de dire qu'ils ne soient pas complets ? En fait, n'était-ce pas plutôt au Conseil d'Etat qu'il appartenait de répondre sur la validité du décret ? Est-ce parce qu'il ne l'a pas fait que nous devrions finalement nous laisser guider dans notre décision à prendre par celle fort contestable que; lui, a rendue ?

Toutes ces questions dont les réponses ne font pas de doute conduisent Monsieur LECOURT à opter dans le sens de Monsieur SEGALAT.


Monsieur PERETTI demande aux autres membres du Conseil ce qu'ils feraient si, manifestement, l'article 12 avait été violé. On a parlé d'élément psychologique , c'est là une pudeur dont il ne faut pas s'abuser. L'élément dont il s'agit est un élément politique au sens noble du terme. Il s'agit de savoir comment doit s'appliquer le suffrage universel et l'a protection, de sa sincérité et de sa régularité par le Conseil constitutionnel.

On ne saurait, particulièrement au Conseil constitutionnel, ne pas tenir compte tout d'abord du fait qu'il existe une hiérarchie très nette dans les textes et, spécialement, on ne saurait oublier ne fût-ce qu'un instant que l'article 59 de la Constitution prévaut sur la loi organique otamment on ne saurait tirer de la loi organique, du fait qu'elle n'organise que l'une des diverses compétences qui peuvent résulter de l'article 59, l'impossibilité de mettre en oeuvre une ou plusieurs autres compétences qu'ouvre une interprétation de l'article 59 dont chacun s'accorde à dire que seule elle empêche une absurdité. Le mot "contestation ", employé dans l'article 59, s'il trouve un complément déterminatif dans la loi organique,qui en fait la contestation d'une élection donnée, est en lui-même beaucoup plus large qu'il n'est déterminé dans ce cas particulier. Il peut s'agir aussi d'une contestation sur la régularité des textes organisant l'élection. Il suffit, selon l'article 59 qu'il y ait recours c'est-à-dire que le Conseil ne saurait de lui-même mettre en cause la régularité de l'élection sans aucune contestation.

Une ordonnance a précisé le premier cas, elle n'interdit pas pour autant le second puisque la Constitution ne peut que prévaloir sur l'ordonnance. Voici les raisons pour lesquelles Monsieur PERETTI s'associe à ce qu'à dit le Doyen VEDEL.

Monsieur BROUILLET demande, compte tenu de l'heure, que la suite de cette discussion soit reportée en début d'après-midi ce qui aura l'avantage de laisser à chacun un temps de réflexion supplé- mentaire, d'autant plus indispensable que, il le regrette d'ailleurs comme l'a fait Monsieur PERETTI, les membres du Conseil n'ont pas disposé à l'avance de l'ensemble des éléments du dossier n'ayant reçu avec la convocation que la requête de Monsieur DELMAS.

Monsieur SEGALAT demande, avant cette suspension, de préciser ce qu'il a dit sur l'article 159.

Il s'agit de la contestation des déclarations de candidatures qui ne peut, après avoir été déclarée irrégulière par le Tribunal administratif, être remise en cause que "devant le Conseil constitutionnel saisi de l'élection". On voit par là que le Code électoral n'envisage qu'un cas de saisine du Conseil constitutionnel. Il ne s'agit pas d'une nouvelle compétence mais simplement des pouvoirs du juge lorsqu'il est saisi d'une élection particulière.

La séance est suspendue à 13 heures et elle reprendra à 14 h 30.


Monsieur BROUILLET exprime encore une fois le regret de n'avoir pas possède à l'avance tous les éléments d'appréciation qui lui auraient permis de se former une opinion en temps utile.

Dans la solution proposée par Monsieur VEDEL, il apparaît bien qu'il n'est pas possible pour le Conseil de décliner sa compétence. Monsieur SEGALAT, par sa réponse, n'a pas convaincu Monsieur BROUILLET Il a fait une critique très habile de la décision du Conseil d'Etat mais Monsieur BROUILLET remarque que le Conseil d'Etat n'a pas parlé à la légère ou avec précipitation puisqu'il avait déjà dit exactement la même chose en 1963. Il avait donc disposé d'un délai de réflexion de 18 ans qui semble avoir été suffisant pour lui permettre, s'il l'eût estimé nécessaire, de revenir à résipiscence.

L'argument invoqué sur une éventuelle violation de l'article 12 de la Constitution emporte la conviction de Monsieur BROUILLET.
Il est en effet inconcevable, face à une énonciation aussi claire, qu'une contestation ne puisse pas alors être portée devant le Conseil constitutionnel ou qu'elle le soit pour aboutir simplement à ce qu'il se déclare^compétent. Dans ces conditions, Monsieur BROUILLET conclut à la compétence du Conseil.

Monsieur PERETTI estime que cet argument est essentiel dans notre débat. Il est absolument nécessaire qu'il y ait un juge pour contrôler la bonne application de l'article 12 dont la particularité est de jouer justement dans le cas de situations politiques difficiles Il est indispensable, pour le bien de la République, que la décision soit prise avant le premier tour de scrutin et qu'on ne laisse les électeurs aller aux urnes que si véritablement ils le font dans des conditions telles que le vote n'est pas au départ faussé. Le Conseil manquerait à son devoir en se déclarant incompétent. Quand les conséquences que l'on tire de l'application d'un texte sont idiotes, et si Monsieur GROS après avoir employé ce terme s'en est excusé, Monsieur PERETTI, lui, le maintient, il est indispensable d'interpréter différemment ce texte.

Monsieur JOXE est d'accord avec Monsieur BROUILLET sur les difficultés qui sont dûes à notre méthode de travail. Quand au fond, il est en accord complet avec le rapporteur.

L'article 59 de la Constitution suffit pour nous dicter notre devoir qui est, notamment, de contrôler l'exacte application de l'article 12 de la Constitution dès avant le scrutin quand celle qui en a été faite est contestée.

Monsieur VEDEL ajoute simplement que parmi les raisons qui ont déterminé sa position il tient à noter que pour accomplir sa mission le Conseil a dû, dans certaines circonstances, aller au-delà de ce que prévoyaient précisément les textes. Tel fut le cas lors de sa déclaration du 3 avril 1974 déclarant la date de vacance de la présidence de la République après le décès du Président POMPIDOU. Ce n'est là qu'un exemple d'une tradition qui nous lie obligatoirement et qui consiste à prendre ses responsabilités dans les cas où le silence d'un texte suivi du silence du Conseil aboutirait à créer une lacune du droit.


Au surplus, Monsieur VEDEL avait commencé par préparer un projet en sens inverse. Il était inévitable, dans un tel projet, d'indiquer que le grief pourrait être examiné ensuite,à l'occasion de la contestation d'une élection. Il n'était pas possible d'omettre cette mention et de ne pas, dans le temps même où l'on se déclarait incompétent, jeter le doute sur la validité de l'élection qui allait intervenir.

Le Président constatant que chacun des membres a pu exprimer son opinion met au vote la question de la compétence du Conseil pour statuer immédiatement sur la requête de Monsieur DELMAS.

Se prononcent en faveur de la compétence : Messieurs VEDEL, PERETTI, GROS, JOXE et BROUILLET.

Se prononcent contre la compétence : Messieurs SEGALAT, LECOURT

et MONNERVILLE.

Le Président met alors au vote la question de la réponse au fond.

Tous les membres, à l'exception de Monsieur SEGALAT qui s'abstient, se prononcent pour le rejet de la requête.

Lors de l'examen du projet, à la demande de Monsieur SEGALAT, est introduite, la référence à l'article 12 de la Constitution.

Le projet ainsi modifié est adopté tel qu'il est joint au présent procès-verbal.

La séance est levée à 16 h 30.

Les instructions de transcription ont été communiquées aux étudiantes et aux étudiants.