CONSEIL CONSTITUTIONNEL
ORDRE DU JOUR
Séance du mardi 24 octobre 1989 (11 heures)
EXAMEN, en application de l'article 37, alinéa 2, de la Constitution, d'une demande du Premier ministre tendant à l'appréciation de la nature juridique des dispositions de l'article 13 de la loi n° 82-659 du 30 juillet 1982 portant statut particulier de la région de Corse : compétences.
Rapporteur : Monsieur Jacques LATSCHA.
SEANCE DU 24 OCTOBRE 1989
La séance est ouverte le mardi 24 octobre à 11 heures en présence de tous les membres.
Monsieur le Président donne la parole à Monsieur LATSCHA pour la présentation de son rapport.
Monsieur LATSCHA : à la date du 25 septembre 1989, le Premier ministre nous a saisi sur le fondement de l'article 37 de la Constitution d'une demande tendant à l'appréciation de la nature juridique des dispositions de l'article 13 de la loi du 30 juillet 182 portant statut particulier de la région de Corse et touchant aux compétences de cette région.
Plusieurs approches préalables sont envisageables pour mieux appréhenter la portée de la demande du Premier ministre, il convient d'abord de citer et de situer, ce qui est plus difficile, le texte de l'article 13 de la loi du 30 juillet 1982.
Je me référerai au texte initial de l'article 13 avant de souligner que le texte présentement en vigueur est quelque peu différent pour des raisons implicites.
Que dit-il ?
"Les pouvoirs attribués au ministère par les articles 12 et 20 de la loi du 2 mai 1930 modifiée, ayant pour objet de réorganiser la protection des monuments naturels et des sites à caractère artistique, historique, scientifique, légendaire ou pittoresque sont, en ce qui concerne les sites naturels classés, (ceux-là sont les seuls qui nous intéressent) exercés par le représentant de l'Etat dans la région de Corse après consultation du collège régional du patrimoine et des sites, dont la composition sera précisée par la loi relative à la répartition des compétences entre les communes, les départements, les régions et l'Etat" (loi générale de décentralisation non limitée à la Corse du 8 janvier 1983).
On constate immédiatement que le texte a un objet assez limité et qu'il est pour partie en devenir.
L'objet est limité en ce sens que le léqislateur de 1982 a entendu dans la région Corse transférer au représentant de l'Etat une compétence en matière de sites naturels classés ou protégés (et ceux-là seulement), qui était à l'époque exercée par le ministre compétent, c'est-à-dire, le ministre chargé de l'environnement.
Ce transfert de compétence s'accompagne d'une modification de la procédure applicable. Alors que pour l'ensemble des sites classés ou protégés le ministre compétent statuait en 1982 après avis de la commission départementale des sites et s'il y a lieu de la commission supérieure, l'article 13 de la loi de 1982 prévoit que le représentant de l'Etat dans la région Corse se prononcera après avis du collège régional du patrimoine et des sites.
Le dispositif ainsi prévu était dès l'origine en devenir car le collège régional du patrimoine et des sites n'existait pas en juillet 1982 ; sa création était simplement en projet.
Postérieurement à l'intervention de la loi du 30 juillet 1982, les textes ont été chahutés à tel point que l'article 13 de la loi du 30 juillet 1982 s'est trouvé modifié implicitement.
En premier lieu, on relève que l'article 13 du texte de 1982 se réfère aux articles 12 et 20 de la loi du 2 mai 1930 qui sont relatifs respectivement à l'existence d'un régime d'autorisation préalable à la réalisation de travaux dans un site classé (article 12) ou protégé au titre de l'article 20.
Or il se trouve que l'article 20 de la loi du 2 mai 1930 a été expressément abrogé par l'article 72 de la loi du 7 janvier 1983 relative à la répartition de compétences entre l'Etat et les collectivités territoriales (loi générale que j'ai évoqué tout à l'heure).
En deuxième lieu, alors qu'il était prévu en juillet 1982 que la composition du collège régional du patrimoine et des sites serait "précisée" par la loi de répartition des compétences, l'article 69 de la loi du 7 janvier 1983 a tout au contraire renvoyé à un décret en Conseil d'Etat le soin de préciser la composition du collège du patrimoine et des sites, le législateur renonçant ainsi à la fixer lui-même. Ce point est important pour la suite.
Enfin, il y a lieu de relever qu'en matière de sites classés, visés à l'article 12 de la loi du 2 mai 1930, une déconcentration partielle de la procédure d'autorisation a été effectuée.
Cette déconcentration résulte d'un décret n° 88-1124 du
15 décembre 1988. Le préfet du département devient compétent pour les travaux de faible importance après avis de l'architecte des bâtiments de France. Le ministre demeure compétent pour les autres travaux après avis de la commission départementale des sites. Ces remarques préliminaires touchant à la brève mais complexe histoire de l'article 13 de la loi du 30 juillet 1982 aident à mieux comprendre la raison d'être de la saisine du Premier ministre.
Le Gouvernement estime souhaitable d'unifier autant que faire se peut un système initialement compliqué et à la limite incohérent et de supprimer la compétence que le préfet de la région Corse tient de la loi de 1982 pour les seuls sites naturels classés. Qui plus est, le préfet de la région Corse doit statuer après avis du collège régional du patrimoine et des sites alors que le ministre comme je viens de le rappeler, statue lui après avis de la commission départementale des sites.
La demande soulève trois séries de questions d'inégale importance.
1. Une première question résulte du hiatus que l'on constate entre, d'une part, le texte primitif de l'article 13 de la loi du 30 juillet 1982 et, d'autre part, le texte de ce même article tel qu'il est présentement en vigueur.
J'y ai fait allusion à l'instant avec les abrogations implicites résultant des articles 69 et 72 de la loi du 7 janvier 1983.
Le Conseil constitutionnel, lorsqu'il est saisi au titre de l'article 37 de la Constitution, ne peut se prononcer que si l'on soumet un texte de forme législative postérieur au 4 octobre 1958 et qui est en vigueur au moment où il statue. Cela a été jugé à deux reprises : par une décision n’ 63-24 L du 9 juillet 1963, rec. p. 31 puis par une décision n° 80-113 L du 14 mai 1980, rec. p. 61.
En toute rigueur, lorsque la demande de déclassement est en tout ou partie sans objet, vous décidez qu'il y a non lieu à statuer. Par là-même se trouve soulignée l'erreur commise par les services du Premier ministre.
Mais au cas présent, il es possible de ne pas trop insister sur la légère erreur qui a été commise.
Il devrait suffire de considérer que le Premier ministre nous a en fait saisi de l'article 13 de la loi du 30 juillet 1982 compte tenu des abrogations partielles résultant de la loi du 7 janvier 1983.
2. Une deuxième question ne me paraît pas soulever devantage de difficulté.
En effet, la compétence du pouvoir réglementaire doit très certainement être admise s'agissant de la détermination de l'autorité administrative compétente pour exercer au nom de l'Etat des attributions qui, en vertu de la loi, relèvent de l'exécutif.
Il existe sur ce point une jurisprudence bien établie. On peut mentionner parmi d'autres décisions, une décision du 13 juillet 1988 rendue sur le rapport de M. le conseiller FABRE.
3. Reste une troisième et dernière question qui laisse place à l'interrogation.
Elle a trait à l'obligation qui est faite à l'autorité compétente pour accorder l'autorisation spéciale mentionnée à l'article 12 de la loi du 2 mai 1930, de recueillir au préalable l'avis du collège régional du patrimoine et des sites.
L'hésitation est permise car la jurisprudence du Conseil constitutionnel est, en ce qui concerne les avis, quelque peu évolutive et s'est montrée progressivement favorable à l'admission de la compétence du législateur.
Dans les premières années qui suivirent la Constitution de 1958, les formations administratives du Conseil d'Etat ont eu tendance à admettre que tout ce qui touchait à la création et aux attributions d'organismes ayant une mission purement consultative relevait du pouvoir réglementaire, car il n'en résultait aucune contrainte pour les administrés.
Cette orientation a trouvé une manifestation dans votre décision du 27 février 1969 relative notamment à l'article 12 de la loi du 2 mai 1930 modifiée dont il est précisément question.
A propos de l'obligation faite au ministre des affaires culturelles de recueillir l'avis de la commission départementale des sites et chaque fois que le ministre le juge utile, de la commission supérieure, vous avez estimé qu'un tel avis "purement consultatif pour l'exercice d'une compétence de l'Etat" ne mettait pas en cause les principes fondamentaux du droit de propriété non plus qu'aucun des autres principes fondamentaux ni aucune des règles que l'article 34 a placés dans le domaine de la loi.
A s'en tenir à cette dernière décision, on pourrait soutenir que la compétence réglementaire doit être pareillement admise pour la consultation du collège régional du patrimoine et des sites.
Vous avez en effet été amené à considérer que l'exercice d'une fonction consultative ressortissait à la compétence du législateur dans la mesure où elle apportait aux intéressés une garantie essentielle dans une matière législative. Il s'agit du droit de propriété à ranger parmi les droits réels et les obligations civils et commerciales.
La garantie a d'abord été recherchée dans le fait que l'avis émis revêtait un caractère contraignant pour l'administration. Tel est le cas en particulier pour un avis conforme (cf. des décisions du 24 octobre 1969 p. 34, et 29 février 1972, p. 31).
Une étape supplémentaire nous concerne plus directement. Elle a été franchie dans le sens de la compétence législative, lorsque la jurisprudence a admis que l'exigence d'un avis simple émanant d'un organisme consultatif pouvait permettre de garantir le respect d'un principe relevant du domaine de la loi.
Cela a été jugé en particulier, pour l'intervention à titre consultatif du Conseil de l'enseignement et de la formation professionnelle agricole au motif qu'étaient en cause les principes fondamentaux de l'enseignement (cf. la décision du 27 avril 1977, rec. p. 52) et plus encore pour l'intervention de la Commission nationale de la propriété forestière, au motif qu'étaient en cause les principes fondamentaux du régime de la propriété (cf. une autre décision du 27 avril 1977, rec. p. 52).
C'est en fonction de ces données jurisprudentielles qu'il faut prendre position au sujet du caractère législatif ou réglementaire de l'intervention du collège régional du patrimoine et des sites dont la composition a été fixée par le décret du 25 avril 1984.
Après avoir hésité, au vu des données quelque peu contrastées du dossier, je suis conduit à vous proposer d'admettre que la consultation du collège régional du patrimoine et des sites, dans le cas visé par les dispositions combinées des articles 12 de la loi du 2 mai 1930 et 13 de la loi du 30 juillet 1982, ressortit à la compétence réglementaire.
Ma démarche peut se résumer de la façon suivante :
1° la décision administrative prise à l'issue de la procédure touche certes au droit de propriété par les limitations qu'elle peut apporter à son exercice. La compétence législative paraîtrait s'imposer selon la dernière jurisprudence ;
2° mais contrairement aux dispositions de la loi du 30 juillet 1982, le législateur de 1983 (loi du 7 janvier, chapitre VI, art. 65) a renvoyé à un décret (celui du 25 avril 1984) la composition de la commission. Celle-ci est la suivante. Elle comprend 12 membres au moins et 18 membres au plus nommés par le préfet de région. Le préfet de région doit faire porter son choix sur trois catégories différentes qui doivent être également représentées : un tiers de personnalités qualifiées dans le domaine de l'urbanisme, de l'architecture et de la protection des monuments, sites et paysages ; un tiers de professionnels de la construction, de l'architecture et de l'urbanisme ; un tiers de représentants d'associations de sauvegarde des sites et du patrimoine.
3. Ni cette composition, au demeurant réglementaire, ni son rôle purement consultatif explicité seulement pour les zones de protection du patrimoine architectural et urbain (art. 69 de la loi de 1983) mais pas pour les sites naturels classés et la Corse n'apparaissent guidés par un souci de garantir le respect du droit de propriété.
Il y a là une différence de portée assez nette avec notre décision sur la Commission nationale professionnelle de la propriété forestière du 27 avril 1977.
4. Je suis conduit à penser que (et ce sont les termes de la décision qui nous est soumise) de telles dispositions ne mettent en cause aucun des principes fondamentaux, non plus qu'aucune des règles que la Constitution a placés dans le domaine de la loi ; que, dès lors, elles ont un caractère réglementaire.
5. Cette solution apparaît orthodoxe au regard de la jurisprudence la plus récente du Conseil. Elle se situe dans une vue évolutive de cette jurisprudence car elle implique que si le législateur revient à une formule plus protectrice, la jurisprudence sur la compétence législative s'appliquera d'elle-même.
6. Elle présente l'avantage d'aller dans le sens d'une unification des systèmes existants et d'éviter concrètement des difficultés quasi-inextricables pour le Gouvernement dans la mise en oeuvre des textes.
Monsieur le Président : je vous remercie pour ce rapport et j'ouvre la discussion.
Monsieur ROBERT : je me demande à quoi sert cette commission si elle ne rend que des avis qui ne constituent aucune garantie.
Monsieur LATSCHA : il s'agit "d'avis informatifs". La loi du 7 janvier 1983 prévoit la création de ce collège dans chaque région alors que le régime applicable à la Corse est institué par la loi du 30 juillet 1982. La reconnaissance du pouvoir réglementaire a ce mérite d'unifier les dispositions touchant à la protection des sites.
Monsieur le Président : comment est composée la commission ?
Monsieur LATSCHA : comme je l'ai indiqué dans mon rapport, la commission comprend un tiers de personnalités qualifiées dans le domaine de l'urbanisme, de l'architecture et de la protection des monuments, sites et paysages ; un tiers de professionnels de la construction, de l'architecture et de l'urbanisme ; un tiers de représentants d'associations de sauvegarde des sites et du patrimoine.
Monsieur FAURE : les élus n'aiment pas tellement ces commissions qui "pinaillent". Ce qui m'étonne, c'est cette volonté d'alignement du régime applicable à la Corse sur celui de la métropole, qui va à contrecourant de la spécificité corse.
Monsieur LATSCHA : nous n'avons pas utilisé cet argument, nous avons voulu seulement comprendre un imbroglio juridique.
Monsieur FAURE : le système a très mal fonctionné. Il suffit pour s'en convaincre de voir comment le littoral corse a été saccagé à Cargèse et à Sagone. Mais ce sont des considérations factuelles. En droit on peut arriver à deux conclusions. Je me rallie à votre position, dans l'indifférence la plus totale.
Monsieur le Président : que désigne un site à caractère légendaire ou pittoresque ?
Monsieur JOZEAU-MARIGNE : le caractère légendaire doit viser l'oeuvre de Barbey d'Aurevilly ou le roi des aulnes !
Monsieur le Président : soit, mais pittoresque ?
Monsieur le secrétaire général : pittoresque vient du mot italien "pittore" ; cela désigne ce qui mérite d'être peint (1).
Monsieur FAURE : une fois que l'on a franchi la barrière du Lot, tout devient pittoresque !
Monsieur le Président : il manque romanesque dans cette énumération.
Monsieur le secrétaire général : (avec un sourire) cela n'est pas prévu par la loi du 2 mai 1930.
Monsieur LATSCHA : cette décision s'inscrit dans notre jurisprudence récente.
Monsieur LATSCHA lit le projet de décision.
Monsieur le Président : le dernier considérant page trois comprend treize lignes.
Monsieur LATSCHA : c'est délibéré.
Monsieur le Président : si vous voulez cacher votre pensée, c'est un chef-d'oeuvre.
Monsieur le secrétaire général : si l'on distingue les dispositions qui ont pour objet "de désigner" de celles qui ont pour objet "de prévoir", cette formulation qui amène la conclusion risque de couler moins de source.
Monsieur le Président : le considérant utile est le dernier. Je propose de dissocier l'avant-dernier considérant en trois phrases : "Considérant que les dispositions de l'article 13 de la loi du 30 juillet 1982 présentement en vigueur désignent l'autorité... pouvoir exécutif ; qu'elles prévoient également qu'un organisme administratif... compétence de l'Etat ; que le texte ne formule pas dans la mise en oeuvre... du régime de la propriété".
Monsieur ROBERT : le collège a déjà donné des avis depuis 1982. Je me demande si le droit au patrimoine commun ne fait pas partie du droit de propriété.
Monsieur le Président : il y a une semaine, on m'a assuré au Soviet suprême que la propriété privée était une forme de propriété collective !
Monsieur LATSCHA : le décret du 25 avril 1984 n'indique rien sur les compétences.
Monsieur LATSCHA lit le dernier considérant du projet de décision.
Le projet de décision est adopté à l'unanimité.
Monsieur FAURE : quelle est la portée de ce texte ?
Monsieur le secrétaire général : il permet une modification de l'article 13 de la loi du 30 juillet 1982 par voie réglementaire.
Monsieur le Président : la prochaine séance est fixée au 7 novembre. La section d'instruction se réunira à 10 heures et à 10 h 45. Nous examinerons en séance plénière le dossier sur l'incompatibilité des fonctions de Monsieur GATEL au rapport de Monsieur FABRE, le recours contre l'élection de la Gironde au rapport de Madame HAGELSTEEN et la saisine contre l'extension de l'imunité parlementaire au rapport de Monsieur MAYER.
La séance est levée à 11 h 45.
Les instructions de transcription ont été communiquées aux étudiantes et aux étudiants.