CONSEIL CONSTITUTIONNEL
ORDRE DU JOUR
21 janvier 1993
10 heures
- Examen, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, de la loi portant diverses mesures d'ordre social.
Rapporteur : Madame Noëlle LENOIR
SEANCE DU JEUDI 21 JANVIER 1993
La séance est ouverte à 10 h 05
Monsieur le Président : A vous Madame Lenoir, sur ce projet de loi portant diverses mesures d'ordre social qui relève plus de l'art équestre que du contrôle de constitutionnalité....
(Madame Lenoir présente son rapport, souligne à la fin de celui-ci qu'elle a reçu encore le matin même des interventions de la part des sapeurs pompiers de la ville de Marseille et rappelle l'utilité de la jurisprudence du Conseil sur les cavaliers législatifs).
LA PROCÉDURE :
1° Adoption du texte :
Conformément à un rite maintenant annuel, voire semestriel, le Gouvernement a déposé en octobre 1992 à l'Assemblée Nationale un projet de loi "portant diverses mesures d'ordre social". L'urgence a été déclarée.
Le texte a finalement été adopté le 23 décembre 1992, après échec de la commission mixte paritaire.
Comprenant initialement 24 articles, le texte en comporte en définitive 97 (soit quatre fois plus qu'à l'origine). Un grand nombre d'articles ont en effet été introduits, par voie d'amendements, sous forme de dispositions additionnelles.
2°Les saisines :
Nous sommes saisis, en application de l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, de deux recours émanant des sénateurs:
- Monsieur JOLIBOIS et autres (24.12.92),
- Monsieur PASQUA et autres (08.01.93).
Les auteurs des saisines invoquent essentiellement des moyens tirés de l'irrégularité de la procédure.
Le moyen principal articulé à l'encontre des 5 articles expressément mentionnés (4 articles sont visés par la première saisine, 1 seul article est critiqué dans la deuxième) est tiré de ce que les articles en cause seraient issus d'amendements dépourvus de tout lien avec le texte soumis initialement à la délibération des Assemblées.
Examinons successivement la première, puis la deuxième saisine.
I.LA PREMIERE SAISINE:
Elle vise 4 articles :
- 3 articles intéressent les rapports locatifs ;
- le 4ème a trait à la répression de "l'auto-avortement".
A. LES ARTICLES 62, 83 ET 84 SONT-ILS DES "CAVALIERS" ?
Telle est la seule et unique question posée au Conseil Constitutionnel à propos de ces 3 articles.
Rappelons que la notion de "Cavalier" n'est pas tout à fait une innovation des institutions de la Vème Répuplique. Dans le droit parlementaire plus ancien, il était déjà fait référence à la distinction entre un amendement et le texte auquel celui-ci est censé se rapporter. Dans son fameux traité de droit politique, électoral et parlementaire (1893), Eugène PIERRE écrit : " L'amendement se distingue de la proposition en ce qu'il n'a pas, comme celle-ci, le pouvoir de faire naître une question nouvelle". Toutefois, à l'époque, il incombait aux Assemblées elles-mêmes de juger si un amendement s'inscrivait bien dans le cadre du texte en discussion. Eugène PIERRE relève qu'il appartient au Président de faire des réserves lorsqu'on lui apporte un amendement qui a le caractère de proposition principale, ou soulève des questions totalement étrangères au texte en délibération".
L'exigence d'un lien entre un amendement et le texte en discussion a été maintenue avec rigueur après 1958.
* Elle a d'abord été affirmée dans les règlements des Assemblées (article 98, alinéa 5, du règlement de l'Assemblée Nationale ; article 48, alinéa 3, du règlement du Sénat).
* Puis le Conseil Constitutionnel l'a consacré en lui conférant une valeur constitutionnelle.
Retraçons l'évolution de notre jurisprudence.
1°La Jurisprudence du Conseil :
Elle a connu trois étapes :
a)Jusqu'en 1985 : Le Conseil refuse d'examiner tout moyen tiré de ce que des articles d'une loi déférée étaient issus d'un amendement sans lien avec le projet initial.
Pour opposer ce refus, le Conseil s'est fondé sur l'absence de valeur constitutionnelle des dispositions invoquées du règlement d'une assemblée parlementaire (voir n° 78-97 DC du 27 juillet 1978).
b)De 1985 à 1987 : Le Conseil admet d'examiner le moyen, conférant ainsi une valeur constitutionnelle au principe. Cependant, il n'en fait aucune application positive.
Voir : 10 juillet 1985 (sur un DDOF) ;
n° 85-1 98 DC du 13 décembre 1985 (communication audiovisuelle) ;
n° 85-199 DC du 28 décembre 1985 (concurrence) ;
n° 86-220 DC du 22 décembre 1986 (limites d'âge des fonctionnaires).
De cette jurisprudence, on doit déduire que les règlements des Assemblées (dépourvues de valeur constitutionnelle) sont à présent regardés comme assurant la mise en oeuvre d'un principe découlant de la combinaison des articles 39, alinéa 1, et 44 de la Constitution qui opèrent une nette distinction entre projet et proposition, d'une part, et amendement, d'autre part (le droit d'amendement s'analysant comme un droit d'initiative législative secondaire ou délégué).
c)Un tournant jurisprudentiel a été pris en 1987.
Depuis lors, il n'est pas rare en effet que le conseil censure des dispositions issues d'amendements considérés comme "sans lien".
La décision n° 86-225 DC du 23 janvier 1987(sur la loi portant DMOS) avait été certes rendue dans des circonstances politiques particulières. En effet, l'amendement litigieux (amendement SEGUIN) s'était substitué au projet d'ordonnance sur "l'aménagement du temps de travail" que le Président de la République, en fin de session parlementaire, avait annoncé qu'il ne signerait pas. Toutefois, notre décision n'est pas restée une décision d'espèce.
La formule que nous avons alors consacrée, suivant laquelle "les adjonctions ou modifications apportées au texte en cours de discussion ne sauraient, sans méconnaître les articles 39, alinéa 1, et 44, alinéa 1, de la Constitution, ni être sans lien avec ce dernier, ni dépasser, par leur objet et leur portée, les limites inhérentes à l'exercice du droit d'amendement" a été reprise à la lettre dans nos décisions d'annulation ultérieures.
Les contours de notre jurisprudence sont maintenant bien définis :
* Les amendements, à quelque stade qu'ils interviennent, doivent s'inscrire dans le CADRE défini par le texte soumis à la discussion des Assemblées (notion reprise d'une intervention de Monsieur J. FOYER en 1983) ;
* Le CADRE renvoie essentiellement au CONTENU du texte initial, apprécié à la lumière de l'exposé des motifs et de l'intitulé (n° 88-251 DC du 12 janvier 1989) sur la loi portant diverses dispositions relatives aux collectivités territoriales.
Annulation de l'article concernant la questure de la Ville de Paris).
* Le fait pour une assemblée de modifier l'INTITULE du projet initial est par lui même "sans effet sur la régularité de la procédure". En d'autres termes, cela ne peut en élargir le CADRE tel qu'entendu par notre jurisprudence (même décision) ;
* Il nous est arrivé au moins une fois de soulever d'OFFICE un moyen tiré de la méconnaissance des "limites inhérentes à l'exercice du droit d'amendement" (n° 90-277 DC du 25 juillet 1990 sur la loi relative aux impôts directs locaux, censure de l'article assouplissant les règles en matière de construction dans les zones de montagne).
* Enfin, dans une décision remontant à exactement un an (n° 90-287 DC du 16 janvier 1991 sur la loi portant dispositions relatives à la santé publique et aux assurances sociales), nous avons censuré des articles figurant pourtant dans un titre intitulé "DISPOSITIONS DIVERSES", et qui portait sur le statut général des fonctionnaires, le financement des transports en commun, le droit au maintien dans les lieux des syndicats et associations professionnelles et la rémunération des fonctionnaires territoriaux.
Cette dernière décision me parait être transposable à la présente espèce. Toutefois, je souhaiterais auparavant souligner les justifications et l'intérêt de notre jurisprudence sur les "cavaliers".
2°Justifications et intérêts de notre jurisprudence sur les cavaliers :
Très prétorienne, puisqu'elle ne repose pas sur des dispositions expresses de la Constitution, cette jurisprudence a été d'emblée critiquée (par ceux-là même qui l'invoquent d'ailleurs aujourd'hui à l'appui des saisines transmises au Conseil). En affectant les amendements d'un critère non plus seulement formel (respect des procédures de navette), mais également matériel (contrôle de l'existence d'un lien entre un amendement et le cadre défini par le texte en discussion), nous nous sommes vus reprocher de "substituer notre appréciation à celle du Parlement". Mais n'est-ce pas le cas de l'ensemble du contrôle de la constitutionnalité des lois ?
Ancrée, ainsi qu'on l'a vu, dans notre tradition parlementaire, notre jurisprudence trouve (au-delà des textes) de fortes justifications liées aux nécessités de rigueur du travail parlementaire.
D'ailleurs, il ne s'agit pas de restreindre les droits des parlementaires, puisque les amendements peuvent émaner aussi bien du Gouvernement que des Parlementaires.
L'idée qui préside à cette jurisprudence réside dans l'utilité des modalités de la confection des textes législatifs : permettre à la représentation nationale de voter la loi "en connaissance de cause".
* s'agissant des amendements d'origine gouvernementale, le but est d'écarter la tentation de faire adopter des "morceaux de loi" à la sauvette, en faisant l'économie de l'examen par le Conseil d'Etat, voire d'un arbitrage interministériel ;
* concernant les amendements parlementaires, il s'agit également de garantir la présence en séance des parlementaires et des ministres compétents dans le domaine et donc aptes à apprécier la véritable portée de l'amendement mis en discussion ;
* sur un plan général, il importe de maintenir à la législation un minimun de cohérence et de préserver le caractère de sérieux des débats parlementaires.
Telles sont les raisons principales pour lesquelles il était important de donner sens à la distinction opérée par les articles 39 et 44 de la Constitution, entre projet et proposition, d'une part, et amendement, d'autre part.
3° Application de cette jurisprudence en l'espèce.
Je n'ai, pour ma part, aucune hésitation. Les trois articles relatifs aux rapports locatifs sont "sans liens" avec le texte initial.
a) Dans son CONTENU, ce texte ne comportait aucune disposition sur le droit du logement. L'article concernant la SONACOTRA ne visait qu'à en aménager le statut.
b) L'INTITULE du projet est certes vague, les DMOS étant conçus comme des textes "fourre-tout". Au surplus, ici, les articles en cause ont été introduits dans un titre IV dénommé "Dispositions diverses". Mais ce cas de figure est celui-là même qui a donné lieu à l'annulation, par notre décision du 16 janvier 1991, d'un article portant sur le maintien dans les lieux (loi de 1948) des syndicats et associations professionnelles.
c) Enfin, il faut relever que le projet est quasiment dénué d'EXPOSE DES MOTIFS.
Je propose de déclarer que les articles 62, 83 et 84 de la loi ont été adoptés suivant une procédure irrégulière (à noter que les dispositions en cause devaient figurer dans un projet de loi "Lienemann" que le Gouvernement n'a pas eu le loisir de déposer au Parlement).
Monsieur le Président : Bien, on va s'arrêter là et ouvrir la discussion sur les articles 62, 83 et 84. L'article sur la société nationale de construction de logement, c'est lequel dans la loi ?
Madame LENOIR : le 63 ! Il porte sur le statut de la S.O.N.A.C.O.T.R.A., c'est-à-dire sur le statut d'une société. En revanche, les articles 62, 83 et 84 portent sur les rapports entre les propriétaires et les bailleurs. C'est clair à la lecture de l'exposé des motifs du projet.
(Elle lit la partie correspondante).
Cet article porte sur le droit des sociétés et non sur le droit au logement !
Monsieur le Président : L'article 62, c'est celui qui porte sur les personnes à charge !
Madame LENOIR: Notre jurisprudence sur les cavaliers utilise deux notions différentes, le thème et l'objet. Quand on apprécie le contenu d'un projet, on tient compte de l'objet et pas forcément du thème. Ce n'est pas parce qu'on aborde le thème du logement que l'objet du projet est celui du logement. Dans l'article en cause, je le répète, si le thème général est peut-être celui du logement, son objet concerne le statut de la société qui loue.
Monsieur le Président : Je suis d'accord avec Madame le rapporteur. Il faut éviter que le législateur écrive n'importe quelle disposition dans n'importe quel cadre. Notre jurisprudence sert de digue et il faut la maintenir.
Monsieur FAURE : Je ne veux pas plaider pour le Parlement qui met n'importe quel amendement en fin de parcours, mais il faut comprendre qu'il est pris par le temps pour faire passer des textes.
Monsieur le Président : Cela explique que nous ayons ces dispositions mais ça ne les justifie pas. Est-ce que la référence au statut d'une société qui s'occupe de logement permet d'introduire tout le droit du logement dans l'objet d'un texte ? Pour ma part, je ne le crois pas.
Monsieur ABADIE : Je ne remets pas en cause la doctrine qui est celle du Conseil Constitutionnel. Mais j'observe que le titre III initial, "Mesures relatives à la mutualité", s'est transformé en "Mesures relatives à la vie professionnelle et à la famille". D'où le souci du projet de loi de protéger les intérêts familiaux parmi lesquels on trouve la grossesse, le travail, le congé parental d'éducation, le problème des assistantes maternelles agréées, et le...logement. La vie familiale peut être menacée par un certain nombre d'événements. En matière de logement, ce qui préoccupe le Gouvernement, ce sont les événements qui peuvent
toucher la vie familiale. Celui qui vit avec quelqu'un qui décède peut se trouver en difficulté et il est normal qu'on veuille le protéger dans son logement. De même, une famille qui vit en "meublé" n'a pas les mêmes droits que les autres. De même celle qui vit dans un immeuble faisant l'objet d'un arrêté de péril est exposée dans sa vie familiale. Donc je suis d'accord pour considérer que les articles du titre III transformé, ont pour objet des mesures relatives à la famille.
Tout dépend de l'analyse qu'on fait du thème et de l'objet à propos du droit d'amendement.
L'intention du législateur est de traiter des objets en rapport avec des thèmes généraux. Je suis d'accord que notre jurisprudence est bien établie et qu'il ne suffit pas de regarder le thème pour définir un cavalier. Il faut donc progresser dans l'analyse et examiner l'objet. Mais cet objet, ce ne peut être l'objet précis du thème initial, sinon, on ne pourrait jamais rien amender. Aussi faut-il prendre la notion d'objet dans un sens plus large. Je suis gêné par l'idée restrictive que l'on se fait de l'objet d'un article. Jusqu'où peut-on aller dans la définition de l'objet pour accepter qu'il figure dans le thème ? En se fondant sur le thème de la vie, je ne sens pas une distinction si importante avec l'objet du logement. Voilà mon sentiment. Jusqu'où peut-on aller dans le rapport avec l'amendement ?
Madame LENOIR : On en a déjà parlé hier à propos du projet de loi sur la corruption. Mais il me semble utile de faire le point de la jurisprudence conçue au fil des années et réaffirmée constamment depuis, pour en souligner les tenants et les aboutissants.
Jusqu'en 1985, le Conseil a refusé d'examiner tout moyen tiré de ce que les articles d'une loi déférée étaient issus d'un amendement sans lien avec le projet initial en se fondant sur le fait que les dispositions invoquées du règlement des assemblées parlementaires étaient dépourvues de valeur constitutionnelle. De 1985 à 1987, le Conseil admet d'examiner le moyen, conférant ainsi une valeur constitutionnelle au principe sans en faire une application positive. A partir de 1987, à propos de la loi portant DMOS, notre décision du 23 janvier 1987 (n° 86-225 DC)(1), a consacré la formule reprise constamment par la suite : "Les adjonctions ou modifications apportées au texte en cours de discussion ne sauraient, sans méconnaître les articles 39, alinéa 1, et 44, alinéa 1, de la Constitution, ni être sans lien avec ce dernier, ni dépasser, par leur objet et leur portée, les limites inhérentes à l'exercice du droit d'amendement". La dernière décision faisant état de cette
jurisprudence remonte exactement à il y a un an (16 janvier 1991 (2) sur la loi portant dispositions diverses relatives à la santé publique et aux assurances sociales). Il s'agissait d'un projet de loi qui comportait des amendements que nous avons déclarés sans lien alors précisément qu'ils portaient sur les rapports locatifs. On a censuré aussi des dispositions concernant les transports en commun, or là aussi, d'un point de vue très large, il pourrait s'agir de social.
Evidemment on pourrait reprendre l'argument du titre nouveau additionnel comme le suggère Monsieur le Préfet. Mais précisément c'est un titre nouveau, introduit par voie d'amendement qui ne figurait pas dans le projet initial. A l'origine il n'y avait rien qui concernait des dispositions relatives à la famille. Le fait qu'il y ait eu une modification de l'intitulé ne constitue pas une réponse aux problèmes que nous nous posons.
Bien entendu, je vous rappelle qu'on ne soulève pas d'office le cavalier législatif mais si le moyen est invoqué à l'encontre de certains articles, on l'examine ; je ne vois pas, sauf raison impérieuse que je n'aperçois pas, de raison de modifier notre jurisprudence. Les autres cavaliers qui existent, dès lors qu'ils n'ont pas été contestés, ne doivent pas faire l'objet d'une censure. Nous n'avons pas un rôle de police. J'ajouterai un point : la jurisprudence du Conseil constitutionnel est enracinée dans notre tradition parlementaire. Je vous renvoie à ce propos au traité d' Eugène Pierre où on retrouve cette même nécessité de limiter le droit d'amendement puisque le règlement des assemblées prévoyait les modalités et les causes d'irrecevabilité des amendements parlementaires.
Cette jurisprudence du Conseil, contestée au moment de l'amendement Seguin, ne l'est plus par les parlementaires. Et d'ailleurs, c'est plutôt une garantie pour le Parlement qui évite aux parlementaires de voter n'importe quoi, n'importe quand et dont les membres présents en séance à certaines heures tardives ne mesurent pas toujours la portée.
Il n'y a pas de raison de revenir sur cette jurisprudence aujourd'hui.
Monsieur FABRE : Je tiens tout à fait à conforter le point de vue du rapporteur. Les "cavaliers" sont contraires à la clarté du débat démocratique. On fait voter à la fin de la session des dispositions déjà repoussées. On les fait voter à la sauvette.
Il est vrai que l'on a déjà censuré des dispositions qui au fond nous semblaient bonnes, mais on ne peut invoquer le fond dès lors que ce sont des cavaliers. Il ne me paraît pas utile de revenir sur cette jurisprudence.
Monsieur LATSCHA : Ce sont des articles préoccupants. Je rappelle qu'hier on a censuré deux dispositions ajoutées par voie d'amendement qui avaient la même origine que ceux que nous allons censurer maintenant puisqu'elles provenaient du projet de loi LIENMANN (3).
Monsieur le Président : Certes, il s'agit de la même jurisprudence mais il ne s'agit pas fatalement du même cadre puisqu'ici on se situe dans un projet de loi portant diverses mesures d'ordre social.
Monsieur LATSCHA : Je veux rappeler seulement que le titre est indifférent lorsqu'on veut évaluer le lien.
Madame LENOIR : Ce qui importe c'est le contenu du texte. Je ne vois pas pourquoi le droit au logement devrait figurer dans ce texte. Ce n'est pas une bonne chose. Le droit au logement est un secteur sensible qui mérite à lui seul une attention.
Monsieur RUDLOFF : Je suis entièrement d'accord avec Madame le rapporteur. Le DMOS c'est une très mauvaise méthode de travail parlementaire. On y inclut des fragments de textes de loi très disparates. Je ne crois pas qu'il faille encourager cette pratique. Notre jurisprudence est positive et on doit l'appliquer. Le logement est un objet différent de celui de notre texte. C'est dommage mais c'est comme ça. Le DMOS, c'est une abomination : on ajoute, on enlève... ce n'est pas une bonne manière de légiférer.
Madame LENOIR : Ça permet aux ministres de replacer des textes qu'ils n'ont pas eu le temps de faire voter. C'est sujet à toutes sortes de déviances.
Monsieur RUDLOFF : C'est vrai, il y a un vrai risque de dévoiement. On a commencé avec diverses dispositions d'ordre financier, puis diverses mesures d'ordre social, pourquoi pas diverses mesures d'ordre juridique... ? (sourires)
Monsieur ROBERT : Il faut rester fidèle à la jurisprudence. Il n'y a pas de lien. Pas de lien avec quoi exactement ? Pas avec le titre qui contient le terme de famille, mais avec le thème. L'objet en revanche c'est la SONACOTRA et ses statuts. Ce n'est pas la SONOCOTRA dans ses rapports avec les locataires. Donc je suis le rapporteur.
Monsieur CABANNES : Ce n'est pas au moment où le Président LARCHE se résout à invoquer notre jurisprudence qu'il faut en changer.
Monsieur le Président : On a posé les frontières au droit d'amendement. (se tournant vers Monsieur le Préfet ABADIE) Si vous arrivez à prouver qu'il y a un lien avec le cadre du projet
de loi et si vous arrivez à rédiger un considérant dans ce sens, je veux bien. Mais autrement je crois qu'il ne faut pas changer notre jurisprudence. Ce n'est pas le moment de montrer notre versatilité. Il faudrait vraiment que votre rédaction tienne le coup.
Ce sont des cavaliers !
Monsieur ABADIE : Mon hésitation vient surtout de l'article 62 qui confère un véritable droit au maintien familial. Ne peut-on le rattacher aux articles initiaux qui visaient dans d'autres domaines des prestations sociales ?
Monsieur le Président : Quels articles ?
Monsieur ABADIE : Je voulais demander au rapporteur quelles étaient les dispositions du projet de loi initial qui avaient une portée sociale et qui pourraient s'analyser comme un glissement des droits d'une personne vers l'autre ?
L'objet de l'article 62 vise à faire glisser des droits des uns aux autres. Y a-t-il d'autres articles qui opèrent le même glissement ?
Monsieur le Président : A quel article rattachez-vous cet article 62 ?
Madame LENOIR: Il y a l'article 78 qui vise à conférer des droits aux prestations en nature des assurances maladie et maternité à une personne qui se trouve à la charge effective d'un assuré social... Cette disposition résulte d'un amendement. Mais ce n'est pas parce qu'il y a des dispositions qui concernent la sécurité sociale qu'on peut trouver un lien avec les rapports locatifs.
(Madame Lenoir lit le texte de l'article 78 de la loi).
Cet article ne figurait pas dans le projet initial. Il y a deux choses : dans un cas il s'agit de prestations, dans l'autre il s'agit de rapports locatifs.
Dans le texte sur les rapports locatifs, on a droit au maintien dans les lieux même si on n'est pas à charge. Ça intéresse n'importe qui, n'importe quel type de couple. Le contrat d'union civil constitue effectivement un glissement des droits. La portée en est sociale au sens de moeurs mais ça n'est pas du social.
Monsieur LATSCHA : Le droit au logement mérite un texte à lui tout seul.
Monsieur ABADIE : Si le lien avait été dans le texte initial, on l'aurait accepté. Je reconnais qu'ici c'est difficile.
Monsieur le Président : Vous ne voyez rien qui permette de sauver le texte ? Le texte est conçu de telle façon qu'il montre qu'on n'a pas eu le courage d'affronter le problème du contrat d'union civile. Si la question était de mettre à égalité les couples homosexuels et les couples hétérosexuels, il aurait mieux valu le dire.
Monsieur FAURE : Il nous ont déféré ces articles-là comme cavaliers législatifs. Pourquoi ne censurons-nous pas tous les autres cavaliers qui sont légion ?
Madame LENOIR: Il s'agirait alors de se saisir d'office ! On ne l'a fait qu'une fois le 25 juillet 1990 (4) à l'occasion de l'amendement sur les zones de montagne, mais c'était la seule fois .
Monsieur le Président : Bien sûr, s'il y avait un cavalier "liberticide" non soulevé et si cela était grave, nous le ferions, mais ce n'est pas le cas.
Madame LENOIR : Voilà, c'est le seul moyen soulevé à propos des rapports locatifs : ce sont des cavaliers.
Est-ce que je lis le projet sur les trois articles, 62, 83 et 84 ? Non ? Bon, je poursuis mon rapport sur l'article 38.
(Madame Lanoir lit la suite de son rapport sur l'article 38 de la loi et elle est interrompue par une question du Président et la réponse de Monsieur RUDLOFF).
II - L'ARTICLE 38 A-T-IL ETE ADOPTE SUIVANT UNE PROCEDURE IRREGULIERE?
Deux moyens sont invoqués par les auteurs de la 1ère saisine. Ils doivent, à mon avis, être écartés.
1⁰L'article 38 n'est pas dépourvu de tout lien avec le texte d'origine :
Rappelons que cet article, modifiant un article du nouveau Code pénal (non encore entré en vigueur), supprime la répression de l'avortement pratiqué par une femme sur elle-même.
Néamoins, subsiste (s'agissant de l'auto-avortement) l'incrimination de la fourniture par un tiers à la femme des moyens de pratiquer sur elle-même une IVG (article 223.12 CP).
Le projet portant DMOS comportait un article 15 (devenu l'article 37 de la loi) visant à réprimer les agissements des "commandos anti-avortements".
Tel est le lien, conformément à la jurisprudence que je viens d'évoquer, qui permettait par voie d'amendement (en l'espèce du groupe socialiste et du groupe communiste) d'adjoindre au texte soumis aux assemblées l'article 38 litigieux.
2° L'adoption de l'article 38 ne relève pas du détournement de procédure :
Les saisissants font valoir que dans le cadre de la discussion du nouveau Code pénal, l'article en cause avait fait l'objet d'un vote largement favorable, par scrutin public, tant à l'Assemblée Nationale qu'au Sénat, à la suite d'un accord intervenu en CMP. Ceci est tout à fait exact.
Ils rappellent, en outre, que le Garde des Sceaux s'était opposé à un amendement communiste, tendant au même objet que l'article 38, présenté lors de la discussion du projet de loi sur l'entrée en vigueur du nouveau Code pénal. Certes !
Monsieur le Président : Comment cela s'est-il passé cet accommodement avec le Sénat ? Monsieur RUDLOFF...
Monsieur RUDLOFF : Le Sénat n'était pas très pressé de voter le livre II du nouveau Code pénal. Il a donc trouvé un ou deux points de compensation sur les maxima des peines applicables. Dans ces conditions, il y a eu une sorte de "deal" entre l'Assemblée nationale et le Sénat pour passer en CMP un accord sur les autres dispositions notamment celles du livre IV, plus rapidement que prévu. Toute l'adoption finale du texte a donc tenu aux deux alinéas de l'article 223-12. On les a adoptés et à peine avait-on terminé que le Gouvernement a déposé un nouveau texte pour abroger ces deux premiers alinéas puisque les "non-juristes" (5) de la majorité de l'Assemblée nationale avaient estimé qu'on était allé trop loin dans la voie des concessions. Le Gouvernement s'y est opposé mais la majorité l'a modifié entre le vendredi soir, date d'adoption définitive du texte du Code pénal, et le lundi, date de la mise en discussion du DMOS.
(Madame Lenoir reprend la présentation de son rapport et Monsieur Cabannes intervient à la fin de l'exposé concernant l'article 38) .
Toutefois, ces deux constatations de fait sont sans effet sur la régularité de la procédure d'adoption de l'article 38 de la loi portant DMOS soumise aujourd'hui à notre examen.
Aucune disposition d'une loi antérieure (pas plus d'ailleurs qu'aucune procédure suivie dans la discussion d'une loi
antérieure) ne peut limiter le droit d'initiative tant du Gouvernement que des membres du Parlement. Elle ne saurait en particulier empêcher le vote dans l'avenir de lois contraires (n° 82-142 DC du 27 juillet 1982 sur la loi portant réforme de la planification, à propos de dispositions interdisant toute modification de la loi de plan avant un délai de 2 ans).
Il y a peut être eu une "mauvaise manière" de l'Assemblée Nationale vis-à-vis du Sénat. Mais le moyen, en droit, n'est pas fondé.
Monsieur CABANNES : Le nouveau Code pénal n'est pas en vigueur !
Monsieur le Président : Si l'opposition veut rétablir l'incrimination, ils la rétabliront plus tard. On ne va tout de même pas inventer maintenant la notion de détournement de procédure.
Monsieur CABANNES : L'analyse juridique est correcte, mais des raisons de conscience m'empêchent de me rallier à ce vote. Sur l'analyse juridique, je n'ai rien à dire.
Monsieur le Président : Je voudrais comprendre ? Vous votez contre ?
Monsieur CABANNES : Je m'abstiens.
Monsieur le Président : Non c'est une question de principe, on ne peut pas s'abstenir.
Monsieur CABANNES : C'est une raison de conscience, je ne voterai pas.
Monsieur le Président : Personne ne peut vous forcer à voter. On peut parfaitement s'abstenir, mais dès lors qu'on a participé à la séance, il faut vraiment des raisons impérieuses pour s'abstenir. Moi aussi, je regrette profondément d'avoir censuré les dispositions sociales que nous venons d'exclure du projet de loi. S'il s'agit d'un problème particulièrement douloureux pour votre conscience, je comprendrais que vous votiez contre...
Monsieur ROBERT : Mais on n'est pas saisi sur le fond !!
Monsieur CABANNES : Non, on n'est pas saisi sur le fond, mais justement.
Monsieur le Président : Il n'est pas bon que nous développions l'abstention, car si nous délibérions à six, ce serait gênant.
(Madame Lenoir reprend son rapport sur l'article 59 de la loi).
II - LA DEUXIEME SAISINE :
Un seul article est critiqué. Il est ainsi libellé.
Article 59 :
"Les fonctionnaires détachés depuis au moins deux ans dans le corps des sous-préfets sont, sur leur demande, intégrés dans ce corps à l'échelon de détachement.
"Les services publics effectifs qu'ils détenaient dans leur corps ou cadre d'emplois d'origine sont assimilés à des services effectifs de sous-préfets.
"Les fonctionnaires visés au présent article seront intégrés de plein droit dans le corps des administrateurs civils s'ils cessent leurs fonctions de sous- préfets”.
L'inconstitutionnalité de l'article est invoquée tant en ce qui concerne la procédure que le fond.
1° L'article 59 a-t-il été adopté suivant une procédure irrégulière ?
Le moyen de procédure est tiré de ce que l'article serait issu d'un amendement (présenté par Monsieur CHARASSE au Sénat, et adopté en nouvelle lecture par cette Assemblée) dépourvu de tout lien avec les dispositions du projet d'origine.
L'hésitation peut être permise. L'article 59, inséré dans le titre "dispositions diverses" de la loi, concerne le régime statutaire des agents de la fonction publique de l'Etat : en l'occurence les sous-préfets et les adminitrateurs civils.
Or, de manière au moins indirecte, le projet de loi comportait des dispositions ayant trait aux agents de l'Etat (en dehors de dispositions sur les pensions d'invalidité ou autres avantages sociaux).
Ainsi l'article 24 prévoyait que "les décisions d'intégration dans le corps des ingénieurs des mines qui seront (6) prises en application du décret n° 88-509 du 29 avril 1988 prendront effet à compter du 6 mai 1988".
Ces dispositions étaient justifiées par le souci d'éviter certaines conséquences (préjudiciables aux 31 ingénieurs concernés) de l'annulation (pour vice de procédure) par un arrêt du Conseil d'Etat du 8 juillet 1992, du décret de 1988 les ayant
intégrés dans le corps des mines. Le corps des ingénieurs des instruments de mesure est en effet mis en extinction. Malgré quelqu'hésitation, il me paraît à la réflexion difficile, eu égard à notre jurisprudence, de rattacher l'article 59 aux dispositions de l'article 24 du projet initial :
3° Pourrait-on concevoir qu'à partir des dispositions de l'article 24, voire de l'article 23 du projet (validant certains actes commis par des magistrats dont la nomination a fait l'objet d'une annulation contentieuse) soient ajoutés des amendements modifiant le statut général des fonctionnaires ou le statut spécial des magistrats ? Sans doute, non.
Aussi, je propose de retenir le moyen de procédure avancé par les auteurs de la 2ème saisine, en appliquant notre jurisprudence précitée sur les "cavaliers" (et en "calquant" la décision du 16 janvier 1991).
4° L'article 59 porte-t-il atteinte au principe d'égalité ?
Pour le cas où vous estimiez qu'un doute est possible sur la nature de cavalier de l'amendement, dont est issu cet article, il convient d'examiner la pertinence des moyens soulevés au fond. Ceux-ci se résument en un seul : la violation du principe de l'égalité devant la loi. Plus précisément est invoqué l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme. Selon cet article, "tous les citoyens étant égaux à ses yeux (la loi), sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents".
Or, disent les saisissants, l'article 59 accorde à ses bénéficiaires, "des privilèges dérogatoires au droit commun de la fonction publique".
a) Le corps des sous-préfets. (alinéas 1 et 2 de l'article 59) :
* Les dispositions du statut particulier (décret du 14 mars 1964 modifié) Les membres du corps des sous-
préfets sont en régie général issus de l'E.N.A. Ils sont pour la majorité d'entre eux nommés à la sortie de l'école.
Leur recrutement s'effectue cependant aussi par détachement, beaucoup plus rarement par intégration.
Le détachement, mode de recrutement externe dominant, s'adresse essentiellement aux corps issus de l'ENA (article 5 du statut). Encore que depuis quelques années, le corps se soit ouvert à d'autres catégories de fonctionnaires : administrateurs des P.T.T., de l'I.N.S.E.E., de la ville de Paris, commissaires de Police, fonctionnaires issus de polytechnique, puis, plus récemment, administrateurs territoriaux et magistrats (article 6 bis du statut). Toutefois, les détachements de l'article 6 bis ne peuvent dépasser 12 % des emplois budgétaires.
* Les recrutements par intégration sont demeurés marginaux. L'hypothèse en est envisagée par 2 articles du statut :
- L'article 8 : pour les fonctionnaires de catégories A au titre d'une promotion dans un corps supérieur ;
- L'article 9 : pour les candidats âgés de 30 à 40 ans, détenteurs d'un diplôme autorisant à se présenter à l'E.N.A.
Ce type de recrutement est limité par un "NUMERUS CLAUSUS", fixé en fonction des effectifs des promotions E.N.A. (3 pour 6 en vertu de l'article 8), et sur la base de 2 recrutements tous les 2 ans (article 9).
- Plus récemment, le recrutement a été ouvert aux officiers (loi de 1970), ou par la voie de concours exceptionnels (1973, 1988, 1990).
Dans tous les cas, l'intégration n'est pas de droit. Elle se fait par titularisation à la suite d'un stage et après examen du rapport de stage. Elle est prononcée par décret du Président de la République sur proposition du Ministre de l'Intérieur.
* Les conditions de classement dans le corps distinguent partiellement les fonctionnaires issus de l'E.N.A. des autres.
Lors de leur détachement, les fonctionnaires sont tous classés à l'échelon comportant un indice égal ou immédiatement supérieur à celui qu'ils détenaient dans leur corps d'origine. Deux conditions supplémentaires sont toutefois exigées pour ce faire, pour le détachement à la hors classe (indice antérieur au moins égal au 1er échelon de la hors classe, ancienneté de 8 années de services effectifs dans le corps d'origine). En l'absence de ces deux conditions, le fonctionnaire est reclassé à la 1ère classe et bénéficie d'une indemnité compensatrice.
* Les modifications apportés par l'article 59 alinéas 2 et 3 :
Elles sont multiples :
- L'intégration serait de droit, après deux années de détachement ;
- Elle se ferait, sans mention d'aucune restriction à l'échelon de traitement ;
- Et moyennant la bonification de la totalité de l'ancienneté de services dans le corps d'origine.
Or :
- En l'absence même de précédent jurisprudentiel précis, il me semble que la notion d'intégration de droit va à l'encontre des garanties fixées par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme. Elle interdit, en effet, de tenir compte de "la capacité, des vertus et des talents" des bénéficiaires, au sens de cet article (n° 84-179 DC du12 septembre 1984 sur la loi relative à la limite d'âge des fonctionnaires ; n° 85-204 DC du 16 janvier 1986 sur la loi portant DMOS à propos de l'intégration dans le corps des ministres plénipotentiaires).
On peut toutefois "sauver" les dispositions de l'alinéa 1er de l'article 59, car elles sont sujettes à interprétation. Il n'est pas certain, en effet que le législateur ait entendu garantir l'automaticité des intégrations (mais quelle interprétation neutralisante !).
- L'intégration à l'échelon de traitement qui parait habituelle ne heurte, à mon sens, aucun principe constitutionnel et n'est pas contraire à l'égalité, sous la réserve encore de ne pas déroger aux règles relatives à l'intégration à la "hors classe" (cette réserve n'avait pas même, me semble-t-il, à être explicitée) ;
- Il en va autrement de la disposition prévue à l'alinéa 2 qui fait bénéficier les intéressés de la reprise en compte de la totalité de leur ancienneté de services dans leur corps d'origine. Cette reprise en compte, lorsqu'elle est prévue, comporte toujours des limites : soit celle de l'indice égal ou immédiatement supérieur, soit celle d'un nombre maximum d'années. Et en toute hypothèse, ne déroge pas à la règle de l'intégration dans le grade de début. Faute de telles limitations, l'alinéa 2 de l'article 59 méconnaît l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme en accordant à ses bénéficiaires "un avantage de carrière constituant un privilège par rapport aux personnes entrées dans le corps des sous-préfets avant eux" (DC du 16 janvier 1986 précitée).
J'ajoute que les dispositions litigieuses ne prévoient pas la proportion maximale de telles intégrations, par rapport à l'effectif total des sous-préfets. Elles ne spécifient pas non plus que les emplois correspondants seront inscrits dans la loi de finances. Cela autorise-t-il à prononcer des nominations en surnombre ?
Si à la rigueur, et sous la réserve de retirer tout automaticité à l'intégration des interéssés prononcée "sur leur demande", vous admettez la conformité à la Constitution de l'alinéa 1 de l'article 59, l'alinéa 2 doit sans aucun doute être censuré comme portant atteinte au principe de l'égalité de traitement des fonctionnaires dans le déroulement de leur carrière.
b) Le corps des administrateurs civils (alinéa 3 de l'article 59) :
L'inconstitutionnalité de ces dispositions est, selon moi, manifeste, à un double titre :
- L'intégration est dite expressément de "plein droit"
- Elle n'est subordonnée à aucune espèce de condition, alors qu'elle est, selon le droit commun du statut particulier (du décret du 30 juin 1972 modifié) subordonnée à l'avis de deux commisssions interministérielles et exige au surplus que les candidats à l'intégration aient été détachés pendant au moins deux ans dans le corps des administrateurs civiles. L'alinéa 3 de l'article 59 confère un avantage de carrière exorbitant au profit des fonctionnaires intégrés en vertu de la loi présentement examinée, et va donc à l'encontre du principe d'égalité (DC du 16 janvier 1986 précitée).
Je propose donc :
- A titre principal, l'annulation pour motif de procédure de l'ensemble de l'article 59 ;
- A titre subsidiaire, l'annulation au fond des seuls alinéas 2 et 3.
Je n'en déplore pas moins la méthode utilisée de "contournement" d'un avis du Conseil d'Etat qui eut, sans doute été négatif (car les dispositions en cause sont du domaine règlementaire).
Monsieur ROBERT : Il y a deux questions : celle du rattachement de la disposition et celle qui a trait au fond.
Le rattachement me paraît difficile. Il est difficile de considérer que le seul support de l'intégration des fonctionnaires dans un corps, c'est un article de validation législative d'un décret annulé par le Conseil d'Etat. Est-ce qu'une mesure d'intégration dans la fonction publique peut être
rattaché à un texte purement formel ? Si on admet qu'il y a un lien, sur le fond il y a incontestablement une rupture d'égalité réelle. Pour éviter d'entrer dans un examen de fond difficile, je vous suis dans le non rattachement.
Monsieur CABANNES : Je suis de votre avis.
Monsieur ABADIE : Oui, plutôt cavalier, si je n'entends pas d'autres arguments.
Monsieur le Président : Il est certain que sur le fond, on ne pourrait maintenir ni le deuxième ni le troisième alinéa.
Nous devons nous efforcer de maintenir la stabilité de la jurisprudence. Si on accepte un lien aussi ténu, alors il faut que nous reprenions le texte sur le droit au logement.
Madame LENOIR : Il y a une autre disposition de validation de certains actes des magistrats.
Monsieur le Président : Ce n'est pas la même chose ! Passons à la lecture du projet.
Madame LENOIR lit le projet de décision : Je dois aborder quelques autres "cavaliers", qui ne font pas l'objet d'une saisine, notamment l'article 77. Il concerne le droit pénal.
III - LES AUTRES DISPOSITIONS DE LA LOI.
Elles sont si disparates qu'il a été particulièrement difficile de les passer toutes en revue.
Je m'arrêterai uniquement (sans en suggérer néanmoins l'annulation d'office) sur les dispositions additionnelles pouvant être déclarées sans lien avec le texte d'origine, sur les dispositions de validations législatives et sur quelques autres dispositions.
1⁰ Les autres cavaliers :
Ils sont très nombreux. Mais je ne propose pas, suivant la règle que nous nous sommes fixée et eu égard au fait que les dispositions en cause ne sont pas au fond empreintes d'une constitutionnalité manifeste, de soulever d'office ce moyen de procédure.
2° Les dispositions de validation législative :
Le texte qui nous est soumis comporte plusieurs articles de validation, dont certains figuraient dans le projet initial. Il s'agit de :
- L'article 20 : son objet est de parer aux difficultés de l'annulation par le Conseil d'Etat (arrêt du 26 février 1992)
des arrêtés fixant pour 1988 le taux des cotisations des entreprises pour le risque "accident du travail". Des raisons matérielles rendaient en effet très hasardeuses la reconstitution des sommes à renverser aux entreprises. Aussi l'article valide-t- il "sous réserve des décisions de justice devenues définitives", des décisions individuelles des CRAM en la matière (en prévoyant de faire bénéficier les entreprises lésées d'un abattement pour 1993) ;
- L'article 69 : il valide les actes accomplis par certains magistrats dont la nomination a été annulée par le Conseil d'Etat ;
- L'article 70 : il donne un effet rétroactif à l'éventuelle intégration de 31 ingénieurs des instruments de mesure dans le corps des mines, le décret de nomination des intéressés ayant été annulé par le Conseil d'Etat pour vice de procédure. L'idée est de pallier les difficultés de la reconstitution de la carrière des intéressés ;
- L'article 93 : il valide les listes d'aptitude des candidats inscrits en parasitologie qui avaient été établies par un arrêté interministériel de 1985 déclaré illégal au contentieux. Un cas individuel est spécialement visé.
L'ensemble de ces dispositions paraît conforme à notre jurisprudence sur les validations. Nous admettons en effet de telles incursions du législateur dans un domaine touchant pourtant de prés à celui du contentieux, aux conditions suivantes :
- Pas de validation directe des actes règlementaires censurés par le juge, laquelle constituerait une atteinte à la séparation des pouvoirs (N° 80-119 DC du 22 juillet 1980) ;
- Possibilité de validation directe des mesures individuelles, dès lors que sont en jeu la continuité du service public ou la sauvegarde d'intérêts constitutionnellement protégés (N° 85-192 DC du 24 juillet 1985 sur l'amendement "SAUNIER- SEITE") ;
- Nécessité de justifications d'intérêt général dont l'appréciation relève du contrôle de l'erreur manifeste (proportionnalité) (décision de 1985 précitée et n° 86-223 DC du 29 décembre 1986) ;
- Et bien sûr, interdiction de toute rétroactivité en matière pénale ou de sanction.
Ces principes sont respectés dans la loi déférée, à une exception près.
3° Autres dispositions :
On peut déceler dans la loi quelques irrégularités que je ne proposerai pas de relever. Par exemple :
- L'article 77 : il punit d'une amende contraventionnelle l'interdiction ou la tentative de l'accès des chiens d'aveugles aux lieux ouverts au publics. L'incrimination est imprécise et semble, en outre, viser la tentative de contravention (laquelle est, on le sait, de nature règlementaire) ;
- L'article 71 : il a pour objet de permettre, "jusqu'à l'intervention d'une règlementation européenne", la retransmission des compétitions de sport mécanique comportant de la publicité pour le tabac.
Ce faisant, il empêche que d'ici là aucune poursuite civile (!) ou pénale soit introduite ou qu'aucune sanction soit prononcée ou exécutée pour infraction à la loi nouvelle sur le tabagisme. Or, instaurer ainsi un principe d'irresponsabilité civile est contraire au principe d'égalité (n° 82-144 DC du 22 octobre 1982 à propos des conséquences éventuelles d'une grève).
Monsieur le Président : Qu'est-ce que c'est exactement que cette interdiction ou cette tentative d'interdire l'accès des lieux ouverts au public aux chiens d'aveugle ?
Madame LENOIR : C'est page 39 de la loi, l'article 77. Mais c'est vraiment pour l'anecdote.
Monsieur CABANNES : Il s'agit de l'interdiction ou de la tentative d'interdire ? Il y a quand même l'interdiction...
Madame LENOIR : Le Gouvernement retraduit, dans ses observations, en disant....
Monsieur ROBERT : ...que c'est le commencement d'exécution.
Madame LENOIR : Tout cela est seulement pittoresque, il faut laisser passer.
(Madame Lenoir lit la fin du projet de décision qui est adopté à l'unanimité. La séance est levée à 11 h 30 après que Monsieur le Président a rappelé que le traditionnel déjeuner mensuel des membres aurait lieu le mardi 2 février).
Les instructions de transcription ont été communiquées aux étudiantes et aux étudiants.