SEANCE DU 20 JANVIER 1994
La séance est ouverte à 10 h 05 en présence de tous les conseillers.
Monsieur le Président : Bien, Monsieur le rapporteur, nous vous écoutons.
Monsieur RUDLOFF : Il s'agit d'un texte qui a suscité la polémique parce qu'il établit une peine dite de "perpétuité réelle" d'une part, et d'autre part, parce qu'il complète la législation après notre décision du 11 août dernier et celle qui concernait la garde à vue des mineurs de treize ans.
Nous avons été saisis, le 23 décembre 1993, par soixante sénateurs, de la loi relative au code pénal et à certaines dispositions de procédure pénale.
C'est une loi assez disparate dans ses objectifs puisqu'elle comporte cinq titres, un titre sur l'organisation de la police judiciaire, un titre sur les infractions en matière économique et financière, un titre sur les crimes commis contre les mineurs de quinze ans, qui constitue ce que l'on a appelé la "perpétuité réelle", un titre IV intitulé "Dispositions nécessitées par l'entrée en vigueur du nouveau code pénal" qui vise, en fait, à réparer des erreurs dans les lois du 22 juillet et du 16 décembre 1992 et enfin un titre V qui regroupe des dispositions diverses de procédure pénale, c'est-à-dire, pour ce qui nous concerne, une disposition sur l'absence de l'avocat lors de la garde à vue pour certaines infractions et une disposition sur la rétention des mineurs de dix à treize ans.
Les arguments des saisissants sont doubles. Ils portent, d'une part, sur une irrégularité de procédure et, d'autre part, sur le fond. Trois articles seulement sur les 24 que comporte la loi nous sont déférés à ce titre.
Je commencerai par la procédure.
Un seul problème de procédure est évoqué. Il s'agit d'une méconnaissance du droit d'amendement. C'est un problème auquel le Conseil a été confronté, puisque la méthode utilisée au Sénat est la même que celle qui a été employée pour la loi sur les aides aux établissements d'enseignement privés et qui a donné lieu à notre décision du 13 janvier 1994.
Les faits sont les suivants : en première lecture, au cours de sa séance du 20 novembre 1993, le Gouvernement a fait adopter par le Sénat, en application de l'article 44, alinéa 2, du règlement, une motion tendant à opposer l'exception d'irrecevabilité à 46 amendements, d'une manière globale. Cette irrecevabilité est fondée sur le fait que ces amendements seraient sans lien avec le projet débattu. L'argumentation des saisissants est double. D'une part, cette motion d'irrecevabilité globale est organisée par un texte du Bureau du Sénat de 1986, alors que l'article 48,
Vous n'aurez aucun mal à écarter le premier argument, comme vous l'avez fait dans votre décision du 13 janvier 1994. Il ne vous appartient pas de mesurer les mérites respectifs d'une décision du Bureau du Sénat comparée à une procédure prévue par le règlement du Sénat. Comme vous l'avez déjà affirmé à plusieurs reprises (décision des 10 et 11 octobre 1984, considérant n° 5), les dispositions d'un règlement n'ont pas valeur constitutionnelle et leur violation, même si elle est ici manifeste, n'équivaut pas à une violation de la Constitution.
Le second argument, lui, est beaucoup plus sérieux puisqu'il s'agit d'une méconnaissance alléguée du droit d'amendement. Le droit d'amendement est un moyen fondamental d'expression de chaque parlementaire, est sa participation au débat, et c'est le principal canal de l'initiative législative pour les parlementaires, qui ont peu de chance de voir des propositions de loi débattues, compte tenu des rigueurs de l'ordre du jour. Les 46 amendements déclarés irrecevables sont tous des articles additionnels. Mais ceci ne retiendra pas longtemps votre attention. La jurisprudence du Conseil admet en effet que les amendements peuvent prendre la forme d'articles additionnels du moment qu'ils respectent les conditions de l'article 45 de la Constitution, qui, ici ne sont pas en jeu puisqu'il s'agit d'une première lecture, et les limites inhérentes au droit d'amendement qui, ici, se posent sous l'angle du cadre dans lequel ils sont présentés.
Le Gouvernement fait également valoir dans son mémoire en réplique que ces amendements ont déjà été discutés dans d'autres textes. Vous ne pouvez bien entendu pas retenir un tel argument : aucune limite en ce sens n'existe dans l'article 44 et il est fréquent, en matière sociale ou en matière de loi de finances, que des amendements déjà soumis dans un texte précédant soit
Il reste alors à savoir si les amendements dont il s'agit ont été éliminés à tort. Confrontés aux mêmes cas de figure dans la décision du 13 janvier 1994, nous avons admis notre compétence ; d'ailleurs, dès lors que c'est l'article 44 de la Constitution qui est invoqué, on ne voit pas comment nous aurions pu l'éviter.
Ici, nous ne pouvons pas retenir ce même argument. 46 amendements ont été éliminés par cette technique alors que seulement 39 ont été discutés au cours de cette même séance, qui portait sur tout le texte à l'exception de l'article 1er. Le Gouvernement n'a pas l'excuse du filibustering. En outre, ces amendements qui se raccrochaient soit avant l'article 8, soit après cet article, c'est-à-dire au titre IV, soit avant l'article 15, c'est-à-dire au titre V, avaient un lien avec le texte. On peut discuter pour ce qui est du titre IV, dont l'objet, je l'ai dit est très limité : des amendements sur la responsabilité des personnes morales ou sur la répression de l'auto-avortement pourraient être considérés comme sans lien, encore que le titre dont il s'agit est particulièrement large. Mais il est incontestable qu'en ce qui concerne le titre V, des amendements portant sur la garde à vue ne peuvent être considérés comme sans lien avec des dispositions qui portent sur... la garde à vue !
Il y a donc une méconnaissance du droit d'amendement. Or ce droit vous l'avez dit notamment à propos des règlements des assemblées, présente un caractère essentiel (7 novembre 1990, C. 9).
Si regrettable soit-elle, il ne me semble pas pourtant que nous devions aller jusqu'à la sanction. En effet, ces amendements auraient été très probablement rejetés, à l'exception toutefois d'un d'entre eux que le Gouvernement, circonstance aggravante, a repris à son compte et qui a été adopté en deuxième lecture puisqu'il est devenu l'article 19 de la loi. Toutefois, je ne vous proposerai pas de censure en marquant bien qu'il s'agit d'une décision d'espèce, de manière à ce que le Gouvernement ne puisse pas priver l'opposition de son droit de parole. En effet, si nous retenions la censure, il me semble qu'elle ne pourrait porter que sur le seul titre V où la méconnaissance du droit d'amendement est flagrante. Or ce titre est celui par lequel le législateur, sur certains points, a cherché à se mettre en conformité avec notre décision du 11 août 1993, notamment sur le problème de la garde à vue du mineur de treize ans, dont nous sommes à nouveau saisis au fond. Alors les effets d'une censure seraient peut être mal perçus par les sénateurs. C'est essentiellement cette raison là qui me conduit à ne pas vous proposer une censure tout en manifestant que les amendements ont été éliminés à tort, ce qui est incontestable, pour éviter que le Gouvernement emploie de telles méthodes à l'avenir. Mais nous ne pouvons ici me semble-t-il faire référence aux "conditions du débat", à l'inverse de la loi Falloux.
Monsieur le Président : Merci, on va prendre cette partie procédurale d'abord. Et je dois dire que la question est préoccupante concernant la méconnaissance du droit d'amendement. Pourquoi ces amendements ont-ils été écartés ?
Monsieur RUDLOFF : C'était un samedi soir le 20 novembre à 18 heures et le Gouvernement a eu peur de l'amendement JOLIBOIS. Et puis de toute façon le débat autour de ces amendements avait déjà eu lieu. Mais il est vrai qu'ils auraient pu et dû être discutés.
Monsieur le Président : Mais ils peuvent toujours les reprendre.
Monsieur FAURE : Mais il y a eu un débat en commission !
Monsieur RUDLOFF : Oui, mais ça passe très vite et il est certain qu'en séance ça aurait duré plus longtemps.
Monsieur FAURE : Le Gouvernement n'a pour lui que des arguments de fait. Il fait déclarer des amendements irrecevables d'une manière globale. Certes, notre récente décision sur la loi FALLOUX va un peu dans le même sens, mais on est vraiment sur la lame du rasoir. Si on ne censure pas, c'est pour des raisons d'opportunité.
Monsieur FABRE : On ne peut pas comprendre cette décision en référence à la loi FALLOUX. Ici, il n'y a pas véritablement de volonté d'obstruction. Il est difficile de dire : "nous allons empêcher quelque chose qui ensuite a été repris", et le contenu de l'amendement est lui-même très important. Franchement, si l'on regarde du côté de la forme, on est conduit à l'annulation. Seul le fond des dispositions qui sont susceptibles d'être annulées peut nous retenir.
Madame LENOIR : Seule l'opportunité peut nous conduire à éviter la censure et je suis favorable ici à cette solution. Mais je dois bien reconnaître que jamais je n'ai vu un tel procédé. J'ai fait dix ans de fonction publique parlementaire et je n'ai jamais vu ça. Enfin, je dois insister sur le fait que notre jurisprudence en matière de droit d'amendement, et même notre jurisprudence générale sur les règlements des assemblées va à l'encontre de ces pratiques. Je partage totalement l'avis de Monsieur FABRE. En ce qui concerne la loi FALLOUX, il y avait une obstruction et le procédé était en quelque sorte une défense de la part de la majorité. Mais ici on franchit nettement un pas supplémentaire. D'un autre côté une décision de non-censure ne peut se fonder que sur le même procédé et la même rédaction que notre décision précédente.
Monsieur ABADIE : Je suis très inquiet quant à l'effet cumulé de la décision sur la loi FALLOUX et de la présente décision.
Monsieur CABANNES : Je suis très perplexe moi aussi. On franchit un pas. Mais je me rallie au rapporteur dans la seule mesure où il s'agit d'une première lecture.
Monsieur RUDLOFF : Oui. C'est vrai et l'amendement 64 est repris en deuxième lecture, c'est un élément important.
Madame LENOIR : Mais nous n'avons jamais statué sur le droit d'amendement en fonction du degré de lecture. Bien au contraire, nous avons assimilé tout cela dans notre jurisprudence dans l'article 45 de la Constitution.
Monsieur LATSCHA : On a fait une avancée dans la loi FALLOUX. C'est vrai. Ici le cas est très différent. Je suis très embarrassé et l'argument sur le fait qu'on est en première lecture me paraît limite.
Monsieur FAURE : Le fait qu'en deuxième lecture il n'y a pas de nouveau débat ne me paraît pas déterminant. Mais comment faire ? L'opportunité, c'est la validation, mais comment retenir le fait que cette violation du droit d'amendement ne doit pas conduire à l'annulation ?
Monsieur FABRE : Oui, c'est plutôt le degré de lecture qui joue.
Monsieur ABADIE : Non. Cet argument n'a pas de poids.
Monsieur RUDLOFF : Le fait que les amendements aient été repris ou non repris nous conduirait à un examen amendement par amendement.
Monsieur le Président : Oui, il faudrait, à ce moment là, dire quels amendements sont bons et quels amendements ne le sont pas. Je vois bien là une difficulté majeure. Et puis il faut le dire, un tel incident ne devrait pas avoir eu lieu, c'est inconcevable.
Madame LENOIR : Mais on a déjà fait planer la menace dans la loi FALLOUX.
Monsieur le Président : Ce qui est en cause, c'est la façon dont le produit est fait. Il y a dans tout cela une sorte de mépris pour l'opposition.
Monsieur RUDLOFF : J'ai protesté auprès de mes anciens collègues, mais il me semble qu'aller plus loin est difficile.
Monsieur LATSCHA : Et puis derrière tout ça il y a une irrecevabilité globale, procédure dont je ne suis pas sûr qu'elle soit très pertinente. Nous ne nous sommes jamais prononcé là-dessus.
Madame LENOIR : Certes, les amendements revenaient sur la loi 1993, mais ils n'étaient pas hors du cadre, ces questions là étaient bien en débat.
Monsieur FABRE : Pourquoi ne pas dire, en nous référant à notre jurisprudence, que le cadre de la loi n'était pas celui-ci ?
Madame LENOIR : Ce serait paradoxal, ces amendements se rapportaient bien au texte.
Monsieur FAURE : Il faut bien en sortir par un moyen ou par un autre.
Monsieur LATSCHA : Les "conditions du débat" que nous avons utilisées dans notre précédent récent font référence à l'obstruction. Ici, c'est convenable. Il n'y a pas d'obstruction.
Monsieur le Président : Nous n'aurons pas que des félicitations. C'est le moins qu'on puisse dire. C'est certain. Mais je préférerais que nous reprenions cela. Vous pouvez lire.
Monsieur RUDLOFF lit la partie du texte correspondante.
Monsieur le Président : Bien je crois qu'effectivement on peut rien faire de mieux. Je ne vois pas d'autres moyens de s'en sortir. Sinon on censure. Je sais que Monsieur CAMBY y est favorable ?
Monsieur CAMBY : Je suis pour ma part assez sensible à l'argument de Monsieur le Préfet ABADIE. Il y a une violation du droit d'amendement qui est indéniable. Vous avez donc justifié, dans votre décision précédente, par les conditions du débat une
Monsieur le Président : Oui, mais nous sommes un peu prisonniers de notre position précédente. Et je me demande comment nous pourrions justifier une censure alors que précisément le Sénat a songé à se mettre au fond en conformité avec notre décision. Non, je crois que c'est là la meilleure solution : reprendre la rédaction précédente et s'y tenir. Mais il faudra bien dire au Sénat que la prochaine fois, le Conseil constitutionnel ne pourra pas à nouveau passer l'éponge (assentiments). On fait référence aux conditions du débat (assentiments). Bien ! Voyons le fond.
Monsieur RUDLOFF : Si vous le voulez bien je vais commencer par l'article 18 car l'article 6 pose de redoutables problèmes. L'article 18 fixe à 72 heures le délai pendant lequel une personne gardée à vue peut, exceptionnellement, être privée du droit à s'entretenir avec un avocat.
Je rappelle ici simplement que dans notre décision du 11 août 1993 nous avons censuré le fait que les individus dont il s'agit - il s'agit de personnes gardées à vue pour des infractions en matière de stupéfiants ou pour des infractions terroristes - ne pouvaient être totalement privés du droit à s'entretenir avec un avocat. Nous l'avons fait au nom de l'égalité entre les justiciables, s'agissant d'un droit de la défense.
Mais, au vu de cette décision, ce délai de 72 heures ne me paraît pas pouvoir être censuré. Effectivement, le Gouvernement sur ce point a tiré les conséquences de notre décision.
Monsieur ABADIE : Ceci n'est manifestement pas contraire à notre décision.
Monsieur RUDLOFF : Oui, je peux rappeler les considérants de la décision du 13 août 1993.
Madame LENOIR : On ne peut guère s'en éloigner.
Monsieur le Président : Oui, il suffit de reprendre ce qui était dit et le législateur nous a parfaitement suivis. Je crois qu'on peut passer à la lecture (assentiments).
Monsieur RUDLOFF lit. (Le texte correspondant est adopté à l'unanimité).
Monsieur RUDLOFF : En ce qui concerne l'article 20, nous sommes ici dans le même cas de figure, le Gouvernement a entendu tirer les conséquences de la décision du 11 août 1993 qui avait censuré le régime de garde à vue des mineurs de moins de treize ans,
a) de rester exceptionnel ;
b) d'être lié à la recherche ou à la poursuite d'infractions graves ;
c) d'être subordonné au contrôle et à la décision initiale d'un magistrat ;
d) que ce magistrat soit spécialisé dans la protection de l'enfance ;
e) que cette procédure soit entourée de garanties particulières.
La censure s'appuyait sur l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme. Dans le projet de décision, j'ai repris ce considérant de principe.
Mais nous devons constater que le législateur a effectivement appliqué notre décision sur les points que je viens d'indiquer. Le seul élément dont on pourrait discuter ce sont les faits poursuivis. Il s'agit d'un crime ou d'un délit puni d'au moins sept ans d'emprisonnement, et la liste fournie par le Gouvernement est impressionnante. Toutefois, dans la mesure où tous les autres points sont très précisés, notamment la présence d'un avocat dès le début de la rétention, l'âge des mineurs fixé de dix à treize ans, la durée de dix heures renouvelable une seule fois, et l'accord préalable et le contrôle des magistrats, je ne pense pas que l'on puisse censurer ce nouveau dispositif qui répond bien aux conditions que nous avons, nous-même, fixées.
Monsieur le Président : Voilà une question intéressante. Je constate que rien n'est prévu en matière de garantie médicale.
Monsieur CAMBY : Dans le texte non, mais l'article 4 de l'ordonnance de 1945 prévoit bien les conditions dans lesquelles ce contrôle s'exerce.
Monsieur CABANNES : Je dois dire qu'ils ont suivi à la lettre près le texte de notre décision. C'est un peu par le petit bout de la lorgnette. Je suis bien déçu.
Monsieur le Président : Quand on songe ce que cela peut représenter pour un jeune mineur...
Monsieur LATSCHA : C'est vrai. Mais lorsqu'un drame se passe, il faut bien pouvoir assurer la garde à vue d'un mineur. Malheureusement, il y a des drames horribles des assassinats, dans les lycées par exemple. Je crois surtout comme l'a dit
Monsieur le Président : Oui, vous avez raison (assentiments). Vous pouvez lire.
Monsieur RUDLOFF lit.
(Le texte est adopté à l'unanimité)
Monsieur le Président : Je propose que nous levions la séance. (Assentiments).
(La séance est levée à 12 h 40. Elle est reprise à 14 h 30)
Monsieur le Président : Allons-y pour le plus difficile.
Monsieur RUDLOFF :
L'article 6 : peines incompressibles et perpétuité réelle :
Les articles 221-3 et 221-4, dans leur rédaction issue de la loi du 22 juillet 1992, prévoient, lorsqu'un crime est accompli sur un mineur de quinze ans et qu'il est accompagné de sévices, que le condamné peut subir une période de sûreté jusqu'à trente ans.
Tel est le droit applicable. Le projet a voulu renforcer cela en maintenant la période de sûreté jusqu'à trente ans et en prévoyant que, si la Cour d'assises prononce la réclusion criminelle à perpétuité, elle pourra en outre décider qu'aucune des mesures de remise de peine prévues à l'article 132-23 du code pénal ne pourra être accordée au condamné. En d'autres termes, il établit une perpétuité réelle effective, sans possibilité de bénéficier de suspension de fractionnement de la peine, de placement à l'extérieur, de permission de sortir, de semi-liberté ou de libération conditionnelle.
Le condamné dispose toutefois de deux possibilités. D'une part, le Président de la République a le droit de grâce conformément à l'article 17 de la Constitution. Le texte prévoit expressément cette possibilité.
L'autre possibilité a été ajoutée, par un amendement, au II de l'article 6. Elle vise le cas d'une condamnation sans réduction de peine. Dans ce cas et à l'expiration d'une période de trente ans de peine incompressible, le juge de l'application des peines peut saisir un collège de trois experts médicaux qui se prononce sur l'état du condamné. Au vu de l'avis de ce collège, une commission composée de cinq magistrats de la Cour de cassation détermine s'il y a lieu de mettre fin à l'application de la décision de la Cour d'assises.
On le voit, la procédure laisse peu de chance au condamné. D'une part, il est clair, au-delà d'une période de
Mais il est certain que le texte n'offre aucune garantie d'examen de la demande du condamné : aucune motivation n'est prévue, et, je le répète, le juge de l'application des peines n'est même pas tenu de répondre. Sur ce plan le projet
Notre jurisprudence, s'agissant non du prononcé d'une peine mais des conditions de l'exécution de celle-ci, a été fixée en dernier lieu par la décision n° 86-215 DC du 3 septembre 1986 (Rec. p. 130) par laquelle, revenant sur une position adoptée en 1978, le Conseil a admis que les dispositions de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme sur la proportionnalité de la peine et la non-rétroactivité de la peine étaient applicables à l'exécution de la peine.
Il faudrait donc qu'il y ait à ce titre une disproportion manifeste entre la peine effectivement encourue et les faits auxquels le condamné s'est livré. Or, ici, il est difficile de retenir un tel argument. En effet, il s'agit d'une personne condamnée à perpétuité pour un crime particulièrement odieux.
Deux autres arguments peuvent être invoqués. D'abord une rupture du principe d'égalité. Mais celle-ci est déjà contenue dans les articles 221-3 et 221-4 du code pénal. Ensuite, ces condamnés sont, au regard de l'exécution de leur peine, dans une situation particulière.
Reste enfin l'argument tiré du fait qu'une commission d'experts, laquelle n'est pas un organisme juridictionnel, doit intervenir. Or, dans la décision n° 86-214 DC du 3 décembre 1986, que le Gouvernement cite dans son mémoire en réplique, le Conseil a admis qu'aucun principe ni aucune règle de valeur constitutionnelle n'exclut que les modalités d'exécution des peines privatives de liberté soient décidées par des autorités autres que les juridictions. Et ici, nous ne sommes pas dans la situation où la commission d'experts décide.
En conséquence, et en s'en tenant à une stricte application de notre jurisprudence, je ne vous proposerai pas de censure, même si l'on peut hésiter sur le fait qu'ici la peine réellement incompressible n'est plus du tout liée à l'idée d'amendement ou au comportement du condamné. Mais il me paraît
Aussi la décision pourrait-elle interpréter le rôle du juge de l'application des peines, en prévoyant qu'il doit se fonder sur des critères tirés de la personnalité du condamné, à l'évolution de celui-ci, à son comportement, pour ne pas priver de toute espérance le condamné dont il s'agit. Il reste que ce texte est une atteinte à la dignité de l'homme, qui sera enfermé à vie et sans espoir de sortie outre, que la prise en considération par le juge d'application des peines de sa demande. Mais je ne vois aucun ancrage constitutionnel qui motive la censure.
Monsieur le Président : C'est un problème extrêmement difficile qui nous est posé là. J'y ai beaucoup réfléchi. Cette disposition est l'une, parmi celles que j'aurai vues dans ma vie, la plus contraire à ma conception philosophique et personnelle de l'homme. C'est un texte qui est fait au "feeling". De toute manière, à l'heure actuelle il y a une perpétuité dont 30 ans incompressibles. Je dois ajouter qu'en ce qui concerne ce texte on discute donc d'une modification du droit qui n'aura de portée qu'après l'année 2024. Vous voyez d'ici le tableau ! Mais c'est important. La Cour européenne, les cours étrangères et même les tribunaux ne seront pas insensibles à ce que nous allons faire. D'ailleurs, la plupart des cours étrangères ont pris des positions résolument hostiles à la peine perpétuelle. Dans leur texte, il y a souvent le respect de la dignité humaine. Chez nous, ce n'est pas un principe à l'heure actuelle. En 1946, la peine a été liée à l'idée d'un amendement du condamné. Alors que l'Italie ou l'Allemagne connaissaient des problèmes de terrorisme, les Cours de ce pays ont pris des positions particulièrement courageuses. Je crois enfin que cette législation se fait sous le risque d'une censure par la Cour européenne des droits de l'homme. C'est un problème philosophique et politique extrêmement délicat à résoudre.
Monsieur ROBERT : Je partage votre indignation. Ce texte consiste à vider de tout espoir, de toute possibilité de rémission ou d'amendement une situation de condamnation. Je suis révolté. Certes, nous n'avons pas de fondement textuel constitutionnel pour censurer. Mais ils existent ailleurs, par exemple dans l'interdiction des traitements inhumains ou dégradants. Il me semble, au vu des lois concernant les peines de prison que l'on pourrait dégager un principe fondamental selon lequel la sanction serait liée à la rédemption du coupable. Ensuite je voudrais attirer l'attention sur un problème de procédure. Avec le cas de figure actuel, le juge de l'application des peines n'aura pas à motiver son refus. La peine d'enfermement se poursuivra sans motivation.
Monsieur le Président : Certes. Il n'y a jamais eu en France me semble-t-il de lien entre l'emprisonnement et l'enfermement
Monsieur LATSCHA : Mais il faut indiquer que ces textes ont tous été édictés à un moment où la peine de mort existait. Ceci inscrit la perpétuité dans un contexte un peu particulier.
Monsieur le Président : Mais la peine de mort, c'est l'élimination physique et immédiate. Ici, on la remplace par une isolation physique perpétuelle. J'ajoute que l'évolution de la législation s'est toujours faite dans un sens plus sévère. Depuis une quinzaine d'années, on est passé de 15 à 30 ans et maintenant de trente ans à la perpétuité. Bref, voilà une peine de sûreté qui est extrêmement sévère puisque cette sûreté dure tout le temps.
Monsieur RUDLOFF : Je suis bien au regret de le dire mais ce texte traduit une méfiance vis-à-vis du juge de l'application des peines.
Madame LENOIR : Nous sommes sur un terrain très sensible. Il s'agit de l'article 8 de la Déclaration mais aussi des problèmes liés à la dégradation de la personne humaine. Ne pouvons-nous pas trouver dans la Déclaration liminaire au préambule de la Constitution de 1946 un moyen d'interdire une peine perpétuelle ?
Monsieur le Président : Cette approche serait ici très ténue.
Monsieur ABADIE : Oui, je partage cet avis. Cette déclaration a une portée purement circonstancielle.
Monsieur FAURE : Oui, je dirais qu'elle s'étend... à l'ensemble du peuple... des innocents ! Or, ici il s'agit du petit nombre des condamnés. Certes, je suis comme vous indigné par une disposition qui prive totalement un être de toute espérance. Mais que pourrions-nous dire ? Que nous sommes d'accord avec quoi : 25 ans, 30 ans ? Vous vous rendez compte 30 ans pour quelqu'un qui est condamné à 55 ou 60 ans, cela signifie en fait une perpétuité réelle. Cela pour dire que mon indignation n'a pas de traduction constitutionnelle !
Monsieur ABADIE : Est-ce qu'on ne pourrait pas reconstruire en partie le texte. La difficulté c'est que si le juge refuse de saisir l'expert, c'est fini... Il faudrait au moins indiquer qu'une nouvelle demande peut-être présentée et que la prise en compte de la situation du condamné doit être examinée et les refus motivés, ce qui nous mettrait à l'abri d'une sanction de la Cour européenne. Je suis moi aussi très gêné par ce texte.
Monsieur le Président : Reste la difficulté de la motivation. Si vous pouvez présenter dix demandes et qu'on vous oppose dix refus motivés, vous aurez le même résultat.
Monsieur ABADIE : Mais je partage avec vous une appréciation sur le caractère scandaleux de toutes ces dispositions mais où va-t-on accrocher une censure ? Au préambule ? Sa lecture laisse perplexe. 1946. . . la lutte contre le nazisme.. vous voyez bien que ce n'est pas transposable. Ce n'est pas la même chose. C'est plus du lien entre la peine et la notion d'amendement qu'on peut tirer quelque chose.
Monsieur le Président : Il reste qu'une demande de réexamen pourra demeurer sans suite. Et surtout, j'observe qu'un refus n'a pas à être motivé.
Monsieur RUDLOFF : Mais j'observe qu'aussi à l'heure actuelle, le juge de l'application des peines peut faire ce qu'il veut. C'est la même chose dans le système actuel. En outre, et presque paradoxalement il faut dire que ce texte a un avantage, car il permet à tout moment au condamné d'entamer une procédure. Au contraire, si vous exigez une décision motivée, vous l'assortirez de l'autorité de la chose jugée et cela risque d'être contraire à l'objectif poursuivi. Certes, je crois que le Conseil pourrait saisir la présente occasion pour affirmer quelques principes simples. Mais en même temps je crois très difficile d'en dire trop.
Monsieur LATSCHA : Ce texte est marqué par les circonstances, on le voit bien, par une pression de l'opinion publique et tout le monde a en mémoire les affaires du sang contaminé ou d'autres. Je remercie le rapporteur d'avoir fait avancer le débat. Je voudrais dire que je ne me sens pas concerné par une éventuelle annulation par la Cour européenne. Cela ne risque, pas compte tenu de la date d'entrée en vigueur, de concerner le Conseil dans sa composition actuelle ni même future. Ensuite, juridiquement, cette annulation n'est pas notre problème mais celui du législateur. Nous ne statuons pas par rapport à la Convention. Bien entendu, je mesure moi-même la limite de ces arguments. La Cour européenne existe et les autorités françaises comme d'ailleurs le législateur seraient confrontés au problème si un condamné la saisissait. Il me semble en toute hypothèse impossible de censurer cette disposition. Mais si nous ne censurons pas, comment alors affirmer la dignité imprescriptible de l'homme, et jusqu'où aller dans l'encadrement du texte. Enfin, je partage l'opinion de Monsieur RUDLOFF sur le fait que la situation actuelle est tout aussi critiquable. On touche ici la limite de nos pouvoirs.
Monsieur CABANNES : Certes, si j'avais été parlementaire, moi non plus je n'aura
Monsieur FABRE : Moi aussi, je crois qu'on ne peut pas censurer. C'est bien dommage et on risque de se mettre en porte à faux par rapport à la Cour européenne des droits de l'homme. Mais franchement, je ne vois pas comment nous pourrions aboutir à une quelconque censure. Je suis favorable à ce qu'on entoure tout cela, autant que faire ce peut.
Monsieur le Président : C'est vrai nous avons accepté une période de sûreté de 30 ans. C'est vrai aussi que cela concerne un nombre de cas très restreints. Je vois bien que tout ceci est très difficile. Il est en effet possible que l'intéressé sorte après 30 ans. Il est toujours "possible" qu'il sorte : c'est ce qu'on va nous répondre. Sauf à ériger en principe, le concept de dignité en l'appliquant ici, nous sommes dans une situation très délicate. Bien entendu si nous avions un texte qui interdise toute sortie, le problème serait différent. Reste à savoir, puisque nous nous considérons tenus par la jurisprudence de 1986, comment est-ce que nous pouvons encadrer le mécanisme. Allons aussi loin que nous pouvons. Est-ce qu'on peut par exemple écrire que depuis l'origine la privation de libertés est liée à la volonté de réinsérer le condamné ? C'est difficile.
Madame LENOIR : Il s'agit de mesures de sûreté. Nous ne nous sommes pas prononcés sur le principe de rétroactivité de telles mesures.
Monsieur le Président : Si ! Nous l'avons fait.
Madame LENOIR : Il s'agit d'assimiler une sanction à une peine, en faisant tomber une sanction présentée par le juge de l'application des peines dans le régime des peines. Toute ceci est aberrant. Il faut motiver un refus de permis de construire mais pas un refus d'examen de dossier de sortie de prison après 30 ans de détention.
Monsieur RUDLOFF : Mais c'est déjà le cas actuel. Il faudrait inventer des voies de recours et vous substituer au législateur.
Monsieur le Président : Ce serait logique que le juge motive son refus. Pourrions-nous trouver une formule habile ?
Monsieur RUDLOFF : Je maintiens que ce qui intéresse le prisonnier, c'est de pouvoir recommencer sa demande.
Madame LENOIR : Mais qu'est-ce qui justifie qu'au bout de 30 ans un juge ne doive pas justifier sa position. Moi je crois que nous pourrions l'exiger comme on le fait dans un certain nombre d'autres cas en ce qui concerne des mesures d'administration judiciaire ou de décisions juridictionnelles.
Monsieur SCHRAMECK : Le parallélisme n'existe pas vraiment. Le juge de l'application des peines ne prend pas véritablement de décision. Il se contente de saisir ou de refuser de saisir.
Monsieur le Président : C'est difficile au regard de notre jurisprudence. Et vous n'avez pas affirmé cela en 1986.
Madame LENOIR : Oui, mais il faut avoir le courage de changer de jurisprudence.
Monsieur FAURE : Non. Ce serait réécrire.
Monsieur le Président : Je crois que nous sommes prisonniers de notre jurisprudence. II reste que nous sommes tous profondément choqués. Je vais vous proposer une version dans laquelle nous pourrions motiver certains principes. Je vous proposerais donc une variante où je rappelle certains de ces principes puis nous verrons. Mais avant je crois qu'il faut lire le projet du rapporteur. (Assentiments).
Monsieur CABANNES : Oui, il faut instaurer des barrières pour l'avenir.
Monsieur RUDLOFF (lit le projet).
Monsieur ABADIE : Mais en prévoyant des saisines multiples, nous pourrions enfermer le juge dans l'obligation de répondre.
Monsieur RUDLOFF : Les débats ont porté sur la possibilité d'arbitraire du juge. Actuellement, il y a six cas de peine perpétuelle et en fait, la réclusion à perpétuité est déjà possible.
Monsieur le Président : Mais en même temps, il faudrait valoriser l'existence de la voie de recours. Or c'est une voie bien étroite !
Madame LENOIR : En matière de droit de la concurrence, nous avons affirmé la nécessité d'une motivation. Moi, je maintiens qu'il faut le faire ici aussi.
Monsieur RUDLOFF : Mais la motivation n'ajoute rien. On va à la catastrophe : rassurez-vous, si vous exigez qu'il motive, il motivera. Et le résultat sera pire pour le prisonnier. Je crois qu'il vaut mieux faire confiance au juge de l'application des peines, ce qui est le cas actuel.
Monsieur le Président : Moi, je vous propose une variante (il lit). Nous affirmons l'existence d'un principe.
(Les conseillers entament un large débat sur le point de savoir s'il est possible d'affirmer un principe fondamental reconnu par les lois de la République liant la peine à la possibilité de réinsertion).
Monsieur le Président : Mais cela n'est possible que sous réserve qu'aucune loi de la République ne l'ait infirmé. Je rappelle à cet égard que le principe doit être d'application continue. Il
(La séance est suspendue à 15 h 40, elle est reprise à 16 h 10)
(Les conseillers entament un débat sur la rédaction de la variante. Ils s'accordent sur le principe puis sur la rédaction, sous réserve des vérifications historiques prévues).
(La séance est suspendue à 16 h 50, elle est reprise à 17 h 10)
Monsieur le Président lit le projet de texte tel qu'il a été établi et, sous des réserves indiquées ci-dessus, il le met aux voix.
(Le texte est adopté à l'unanimité)
Monsieur le Président : Bien ! Nous allons faire la vérification d'ici demain. Je vous propose plutôt de nous en tenir là et d'aborder la communication demain matin. (Assentiments).
(La séance est levée à 17 h 30).
Les instructions de transcription ont été communiquées aux étudiantes et aux étudiants.