SEANCE DU 3 NOVEMBRE 1994
La séance est ouverte à 12 h 25 en présence de tous les conseillers.
Monsieur le Président : Allons-y pour cette affaire importante ! Faisons rouler la charrette...
Monsieur FABRE : Eh bien je vais intervenir en vedette américaine et en levée de rideau de la cérémonie de ce soir. (Sourires).
Monsieur Edouard CHAMMOUGON a été élu député de la Guadeloupe (3ème circonscription) le 28 mars 1993. Nous avons d'ailleurs eu à connaître de cette élection, son adversaire ayant présenté des arguments tirés du déroulement de la campagne et notamment vous vous en souvenez du déroulement du dépouillement dans le bureau de vote dont Monsieur CHAMMOUGON assurait la présidence.
Nous avions rejeté cette requête (n° 93-1253 du 29 septembre 1993, Guadeloupe 3ème, Rec. p. 315).
Mais si la personne est la même, la requête qui motive la réunion du Conseil constitutionnel est totalement différente.
Je ne voudrais pas entrer trop dans les détails des raisons pour lesquelles Monsieur Edouard CHAMMOUGON, qui est maire de Baie-Mahaut, a été condamné le 25 janvier 1993 par le Tribunal correctionnel de Fort-de-France. Il a peut-être été inquiété par un juge particulièrement scrupuleux dans des affaires liées à d'obscures délivrances de permis de construire. La condamnation qui s'en est suivie a été alors de trois ans d'emprisonnement dont 18 mois avec sursis simple d'une amende de 500 000 Francs et de l'interdiction d'exercer les droits "civils, civiques ou de famille" pendant 10 ans. Monsieur CHAMMOUGON ayant fait appel, la Cour d'appel de Fort-de-France a confirmé ce jugement le 4 novembre 1993, en reconnaissant que certains éléments n'étaient pas établis avec certitude, que d'autres faits n'étaient pas prouvés et qu'il existait des circonstances atténuantes.
Toutefois, confirmant l'existence de la corruption, elle a modifié le prononcé des peines infligées par le Tribunal correctionnel à Monsieur CHAMMOUGON : trois années d'emprisonnement avec sursis simple, une amende de 200 000 Francs et en application de l'article 42 du code pénal alors en vigueur, une interdiction de l'exercice des droits civiques d'éligibilité pendant une durée de 10 ans.
Monsieur CHAMMOUGON s'est pourvu en Cassation. La Cour de Cassation a confirmé ce jugement. Toutefois, les dispositions du code pénal ayant été modifiées, elle a fait application des articles 131-26 et 112-1 de celui-ci entré en vigueur le 1er mars 1994 en vertu de la loi n° 93-913 du 19 juillet 1993. Les dispositions pénales en cause sont moins sévères : aux termes de l'article 131-26, l'interdiction des droits civiques, qui porte notamment sur le droit de vote et l'éligibilité, ne peut excéder
En conséquence, la Cour de cassation a annulé sur ce seul point l'arrêt de la Cour d'appel et a fixé l'interdiction des droits civiques à 5 ans. C'est ce jugement du 10 octobre 1994 qui entraîne une condamnation définitive de Monsieur CHAMMOUGON à la déchéance de ses droits civiques. L'article L.O. 130 du code électoral prévoit notamment que "sont inéligibles les individus privés par décision judiciaire de leurs droits d'éligibilité".
L’article L.O. 136 du code électoral prévoit que "sera déchu de plein droit de la qualité de membre de l'Assemblée nationale celui dont l'inéligibilité se révélera après la proclamation des résultats... ou qui, pendant la durée de son mandat, se trouvera dans l'un des cas d'inéligibilité prévus par le présent code. L'inéligibilité de Monsieur CHAMMOUGON résultant de l'article L.O. 130 du code, il doit être déchu de plein droit de son mandat.
Alors qu'aucune obligation légale ne pesait sur la procédure, tous les éléments ont été communiqués à Monsieur CHAMMOUGON, celui-ci a demandé au Conseil, le 27 octobre 1994, de surseoir à sa décision car il y a lieu, selon lui, à interprétation de la décision de la Cour de Cassation et qu'il a introduit une demande en relèvement fondée sur l'interdiction des traitements cruels et dégradants, visant l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme et sur le caractère disproportionné de la sanction. Une telle demande ne présentant pas de caractère suspensif, le Conseil ne peut que constater le caractère définitif de la sanction civique prononcée par la Cour d'Appel.
J'attire l'attention du Conseil sur le fait qu'en vertu de l'article L.O. 136 du code électoral, la déchéance est constatée par le Conseil constitutionnel. Nous sommes dans une situation de compétence liée. Comme dans les trois cas précédents où nous avons eu à constater des déchéances (12 mai 1960 : Pouvanaa Oopa, 18 juillet 1961 : Lagaillarde et 17 mai 1964 : Lenormand), nous devons donc nous borner à tirer la conséquence de la condamnation devenue définitive le 10 octobre dernier et donc prononcer la déchéance du mandat à compter du 11 octobre 1994.
Monsieur le Président : Bon, il est évident que le moyen tiré de la Convention européenne des droits de l'homme n'est pas susceptible d'être retenu.
Monsieur CABANNES : Pourquoi retenons-nous la date du 11 octobre 1994 pour constater la déchéance ?
Monsieur le Président : C'est le lendemain du jour de l'arrêt de la Cour de Cassation. Bien, alors lisons la décision.
(Monsieur FABRE lit le projet de décision).
Monsieur ROBERT : Mais dites-moi, après l'arrêt de la Cour de Cassation, il a siégé encore à l'Assemblée nationale ?
Monsieur le Président : Il y a tout de même une question qui me préoccupe. Qu'en est-il exactement de ce constat d'inéligibilité avec effet rétroactif ?
Madame LENOIR : C'est conforme à notre jurisprudence. On constate l'inéligibilité qui est intervenue dès le lendemain de la condamnation définitive. Ici, il s'agit bien du 11 octobre 1994. Nous nous bornons à constater sa déchéance.
Monsieur ROBERT : Mais s'il avait voté ?
Monsieur le Président : De fait, il n'a pas siégé et en outre, aucun texte n'a été voté avec une voix de majorité. En revanche, ce qui me préoccupe, c'est que nous allons rendre une décision rétroactive. Comme Monsieur CHAMMOUGON a l'air d'être lancé et qu'il est un plaideur invétéré, rien n'arrêtera son ubris. Moi je préférerais qu'on se borne dans le dispositif de la décision à dire "qu'est constatée la déchéance de plein droit de Monsieur Edouard CHAMMOUGON de sa qualité de membre de l'Assemblée nationale", sans mentionner la date à partir de laquelle cette déchéance court.
D'ailleurs, j'étais la semaine dernière à la Cour européenne des droits de l'homme et je dois dire que, comme nous, c'est devenu une habitude que les Espagnols, les Allemands, les Anglais soient les clients réguliers de Strasbourg. Il faut se mettre à l'abri le plus possible de plaideurs que rien n'arrête surtout s'ils peuvent invoquer que le Conseil constitutionnel aurait fait une application rétroactive d'une loi pénale.
Madame LENOIR : Moi, je ne le pense pas. Nous avons à mentionner la date à partir de laquelle sa déchéance court, sinon nous n'épuisons pas notre compétence. C'est ce que nous avons toujours fait. En ce qui me concerne, je suis pour le maintien de la jurisprudence.
Monsieur le Président : Chère amie, vous ferez ce que vous voudrez. Mais je vous signale que ce Monsieur est comme les autres, c'est un animal politique. Ils veulent toujours profiter d'un effet d'annonce aussi ronflant que "je suis condamné injustement en vertu d'une loi pénale rétroactive..." Pourquoi offrir une chance de plus à un plaideur de mauvaise foi ? Franchement ! Pour répondre à un type comme ça !
Madame LENOIR : Parce que notre rôle est de faire...
Monsieur le Président : Non, c'est inutile, lisons !
(Monsieur FABRE lit le dispositif sans faire figurer la date à partir de laquelle court la déchéance).
Monsieur le Président : Bien, on vote. 8 pour. Chère amie, vous
Madame LENOIR : Non, parce que sur le fond, je suis d'accord avec la décision mais je m'abstiens.
Monsieur le Président : Bien, pour passer à un tout autre sujet, vous avez vu que Valéry GISCARD D'ESTAING s'étonnait dans le Figaro de ce matin que François MITTERRAND était la puissance invitante. Nous avons fixé la date du 3 novembre 1994 pour la commémoration du XXème anniversaire de la révision constitutionnelle du 29 octobre 1974 en accord avec son secrétariat dès le mois de mai dernier. Il fait maintenant comme s'il n'en était rien.
Monsieur FAURE : D'ailleurs, ce n'est pas François MITTERRAND qui invite, c'est nous qui invitons. Il honore cette réception de sa présence.
Monsieur le Président : Parfaitement, on a utilisé la formule du protocole.
Madame LENOIR : Il est sûr qu'il ne viendra pas ? C'est dommage !
Monsieur le Président : Il a saisi seulement l'occasion de faire un éclat.
(La séance est levée à 13 heures).
Les instructions de transcription ont été communiquées aux étudiantes et aux étudiants.