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PV1995-02-01-02

Roméo MARCEL

SEANCES DES 1ER ET 2 FEVRIER 1995

La séance est ouverte le 1er février à 10 heures en présence de tous les conseillers.

Monsieur RUDLOFF :

Nous avons été saisis le 4 janvier 1995 de la loi relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative, par le groupe parlementaire socialiste du Sénat. Vous savez que cette loi fait partie d'un ensemble de trois lois sur la justice qui ont été adoptées par le Parlement à la dernière session ordinaire :

- l'une de ces lois ne nous a pas été déférée. Elle concerne la loi de programme relatif à la justice ;

- la deuxième, relative au statut de la magistrature, vous a été déférée obligatoirement sur le fondement de l'article 61, alinéa premier de la Constitution, en tant que loi organique. Après le rapport de M. CABANNES, vous n'avez rien trouvé à redire à l'institution des magistrats exerçant à titre temporaire des fonctions de magistrats et exerçant éventuellement une activité professionnelle par ailleurs. A l'occasion de cette loi vous avez examiné chaque disposition de la loi organique comme vous le faites habituellement.

- la troisième, relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et administrative, vous est déférée par des parlementaires mais présente cette caractéristique que les auteurs de la saisine n'articulent aucun grief particulier à son encontre.

Bien entendu, la question n'est pas nouvelle, mais comme nous reverrons cette question demain au rapport de M. LATSCHA sur les délégations de service public, je vous propose de faire un petit point sur cette question.

I. Les saisines "en blanc" :

a) petit historique :

- Il est utile, en premier lieu de rappeler que la saisine en blanc de la part de parlementaires s'est posée pour la première fois en 1986 sur la loi relative aux contrôles et vérifications d'identité. Dans une décision du 26 août (n° 86-211), après avoir relevé que les auteurs de la saisine n'ont développé à l'appui de celle-ci aucun moyen particulier, le Conseil décide assez brièvement (5 considérants) que la loi n'est pas contraire à la Constitution.

On ajoutera que si la saisine était dépourvue de moyen particulier, les auteurs indiquaient pourtant que la loi déférée s'inscrivaient dans un ensemble de quatre projets de lois qu'ils s'apprêtaient à déférer et par souci de cohérence, ils demandaient au Conseil

de statuer d'ores et déjà sur l'une d'elles. L'argument ne manque pas de pertinence parce qu'il serait absurde qu'une disposition figurant dans une loi postérieurement critiquée se trouve censurée mais qu'une disposition équivalente puisse demeurer dans une autre des lois faisant partie du programme parce qu'elle n'aurait pas été déférée.

- Certaines des lois annoncées dans ce même train législatif ont été déférées sans beaucoup plus de motivation par les parlementaires qui n'évoquaient qu'un examen nécessaire par le Conseil eu égard au principe constitutionnel menacé éventuellement.

C'est le cas de la saisine portant sur la loi relative à l'application des peines (n° 86-214) dans laquelle ils évoquaient le principe constitutionnel du respect des droits de la défense et de celle portant sur la loi relative à la lutte contre la criminalité et la délinquance (86-215) dans laquelle, outre le principe des droits de la défense, ils invoquaient aussi le principe que la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires.

Dans le cas de ces deux saisines vous dites, pour la première, que leurs auteurs se bornent à inviter le Conseil à s'assurer que...et dans la seconde qu'ils invitent le Conseil à s'assurer que...la loi n'est pas contraire aux deux principes qu'ils invoquent. Dans ce dernier cas vous vous prononcez plus longuement (en 25 considérants) que dans le premier (6 considérants). Dans les deux cas pourtant, vous statuez de façon assez circonstanciée alors même que vous ne relevez aucune inconstitutionnalité bien que dans la décision 86-215 vous fassiez une stricte réserve d'interprétation.

- La décision du 2 août 1991 portant sur la loi relative notamment au contrôle des comptes des organismes faisant appel à la générosité publique a été rendue sur saisine parlementaire qui se bornait là aussi à inviter le Conseil à s'assurer qu'elle n'était pas contraire à la liberté d'association. Le Conseil répond longuement par 22 considérants pour dire finalement que certaines dispositions sont contraires à la Constitution et que deux autres ne le sont que sous les réserves mentionnées (les réserves figurent dans le dispositif).

- Enfin en 1990 et en 1992, le Conseil a rendu deux décisions sur saisine du Premier ministre, l'une sur les dépenses électorales et la clarification des activités politiques, l'autre sur les zones de transit. Aucune de ces deux saisines ne comportaient de moyens et si le Conseil le relève, il n'en dit pas moins dans un cas qu'il lui appartient de soulever d'office toute disposition qui méconnaîtrait des règles constitutionnelles et dans l'autre que son contrôle ne peut pas se borner à un article qu'on lui défère. En tout état de cause, le Conseil répond longuement dans un cas comme dans l'autre.

On conclura l'examen de ces quelques cas par un mot des débats qui ont eu lieu le 26 août 1986 à propos de la décision relative aux contrôles et vérifications d'identité. Après que M. MARCILHACY eut précisé que l'absence de motivation ne rendait pas une requête irrecevable, M. VEDEL soulignait que si le Conseil se devait

d'examiner tous les articles de la loi, il n'était pas nécessaire que la rédaction le fasse apparaître car une requête non motivée ne pouvait pas jouir d'un privilège par rapport aux requêtes motivées. Il ajoutait même "Dès l'instant où les auteurs des saisines ne soulèvent aucun grief d'inconstitutionnalité particulier, il lui semble que le Conseil doit se contenter de déclarer qu'après examen, il n'a trouvé aucun motif d'inconstitutionnalité". Il bâtissait une sorte de doctrine par laquelle il pensait que le Conseil ne devait motiver ses décisions que dans trois cas :

 - soit pour répondre à des arguments soulevés dans une saisine ;

 - soit quand il relève lui-même un moyen d'office ;

 - soit quand il procède à une interprétation de la loi et qu'il déclare que le texte n'est constitutionnel que sous le sens qu'il indique.

On peut dire en gros que le Conseil s'est tenu à cette doctrine, sans exclure toutefois la possibilité de soulever des questions qui n'étaient pas évidentes par elle-mêmes et qui sans encourir ni la censure ni même une réserve d'interprétation valaient la peine d'être posées pour être éclaircies.

Dès lors, à propos du cas d'espèce qui vous est soumis, toutes les solutions que vous adopterez sont admises dès lors que vous faites savoir qu'en tout état de cause le Conseil a examiné tout le texte.

II. Les dispositions du texte de loi :

La loi comporte quatre titres regroupant un ensemble de 82 articles :

- Le titre premier rassemble des dispositions relatives à l'organisation des juridictions. Le chapitre premier assouplit les dispositifs de délégation de magistrats. Le chapitre II prévoit la tenue d'audiences foraines par les juridictions de l'ordre judiciaire. Le chapitre III autorise l'institution de chambres détachées des tribunaux de grande instance. Le chapitre IV contient des dispositions sur l'organisation des juridictions et notamment le nouvel article L. 710-1 du code de l'organisation judiciaire auquel nous avons fait référence dans notre décision sur le statut des magistrats. Il permet aux premiers présidents des Cours de Cassation, d'appel, des tribunaux de grande instance et d'instance de fixer par ordonnance la répartition des juges dans les différents services de la juridiction. Cette ordonnance ne peut être modifiée qu'en cas d'urgence.

Le chapitre V de ce titre premier transfère aux greffiers en chef la responsabilité de certaines fonctions actuellement confiées au juge et notamment certaines fonctions du juge aux affaires familiales et du juge des tutelles.

Ce dernier point est justifié dans l'exposé des motifs de la loi par le fait que "l'augmentation des capacités de jugement passe par un recentrage de l'activité du juge sur sa mission essentielle, qui est de trancher des litiges selon le droit". Ce recentrage comporte donc l'abandon de tâches qui, "pour être importantes, n'en sont pas moins de nature essentiellement administratives". Ces dispositions ne font pas problème même si la vérification des comptes de tutelle des mineurs, l'approbation des comptes du mandataire d'un majeur et le contrôle des comptes des gérants de tutelle comportent, contrairement à la réception de la déclaration de changement de nom d'un enfant naturel ou de la réception du consentement à l'adoption (article 334-2 et 348-3 du code civil, respectivement articles 8 et 9 de la loi), un pouvoir de contrôle et d'appréciation de la régularité des comptes. Faudrait-il aller jusqu'à dire que ces fonctions relèvent par nature de la mission du juge? Je ne le pense pas.

Enfin le chapitre VI, sur lequel je me suis interrogé plus avant concerne les assistants de justice auprès des magistrats des tribunaux d'instance, de grande instance et de Cours d'appel. Là encore la motivation de l'institution de ces assistants portent sur la nécessité que le juge se recentre sur ses tâches essentielles. Par conséquent les assistants de justice qui sont des étudiants en droit de haut niveau (titulaires d'un DEA) pourront effectuer des travaux de recherche jurisprudentielle par exemple. Ils exerceront leur mission à temps partiel, seront payés à la vacation et n'auront bien évidemment aucune tâche juridictionnelle proprement dite. Aux dires du secrétariat général du Gouvernement, certaines expériences ont déjà été menées dans ce sens dans les Cours d'appel de Rennes et de Rouen. Il n'y a rien à redire à cela.

Le titre II de la loi comporte des mesures de procédure civile. Le chapitre premier institutionnalise la procédure de conciliation et de médiation judiciaires et le chapitre II modifie la procédure de traitement des situations de surendettement résultant de la loi du 31 décembre 1989.

Monsieur le Président : J'attire beaucoup l'attention du Conseil sur le mécanisme mis en place. Nous aurons à l'avenir partout des commissions mixtes paritaires qui proposeront un protocole d'accord qui deviendra une décision de justice sous réserve de l'accord des parties. Cette disposition est très importante et l'article 132-2 est un petite révolution.

Madame LENOIR : Cette loi entérine d'une certaine façon une pratique du contentieux de masse.

Monsieur le Président : Oui et vous aurez la même chose pour la réparation en matière d'accidents ou encore de baux ruraux. J'ajouterai qu'en cas de contestation, 9/10ème du pouvoir juridictionnel passera de fait entre les mains de la commission de conciliation. Il en va de même pour la pratique de la médiation et cela constitue une vraie source de réflexion sur le problème du dessaisissement du juge mais cela ne pose pas de problème

constitutionnel. Connaît-on la composition de la commission ? Sont-ils payés ?

Monsieur ROBERT : On leur rembourse les frais de transport.

Monsieur ABADIE : On leur alloue sans doute des indemnités, c'est la règle administrative générale.

Monsieur le Président : Bon, Monsieur RUDLOFF, continuez !

Monsieur RUDLOFF : Le titre III de la loi est évidemment celui qui va nous retenir le plus longuement. Il comprend six chapitres relatifs à la procédure pénale.

- Le premier institue la procédure d'injonction pénale qui constitue le morceau de choix de la discussion que nous aurons tout à l'heure.

- Le deuxième étend la compétence du juge unique en matière correctionnelle. Cet article a pour but de modifier l'article 398 du code de procédure pénale afin de prévoir que le jugement de certains délits relève d'un juge unique. A l'heure actuelle cette faculté existe depuis la loi du 29 décembre 1972 et ne concerne qu'un nombre limité de délits.

Les dispositions de l'article 36 commencent par modifier le troisième alinéa de l'article 398 qui confère un pouvoir d'appréciation au Président du Tribunal de Grande Instance pour que les délits de l'article 398-1 soit jugés en formation collégiale ou en juge unique. Vous n'ignorez pas que la décision du 23 juillet 1975 avait précisément censuré les dispositions modifiant l'article 398-1 du CPP en relevant que la faculté de décider de manière discrétionnaire que le tribunal serait composé de trois magistrats ou d'un seul était contraire au principe d'égalité devant la justice. Mais en censurant la loi de 1975, le Conseil rétablissait la loi de 1972 à laquelle il n'était pas touché et qui contenait exactement les mêmes dispositions avec un champ d'application plus réduit. Comme le dit Léo HAMON au DALLOZ 1977 : "il semble qu'en l'occurrence le devoir des pouvoirs publics aurait été de mettre fin, en fait, à l'application de l'article 398, al. 3, 4 et 5 et de l'article 398-1 du CPP...". C'est chose fait seulement aujourd'hui, 20 ans après notre décision de 1975 !

Maintenant qu'il a été mis fin à l'inégalité de traitement entre les justiciables, le législateur a considérablement étendu la liste des délits de l'article 398-1 qui peut faire l'objet d'une procédure de juge jugeant seul.

Sans rappeler ici le contenu de tous les articles du code pénal qui sont visés à l'article 37 de la loi, on notera seulement que si le délit de vol de l'article 311-4 est commis dans deux circonstances prévues du 1° au 8°, il est puni de sept ans d'emprisonnement et de 700 000 F d'amende et lorsqu'il est commis

dans trois circonstances la peine passe à 10 ans et 1 OOO 000 d'amende....

On notera seulement que le tribunal statue obligatoirement en formation collégiale lorsque le prévenu est en état de détention provisoire lors de sa comparution à l'audience ou lorsqu'il est poursuivi selon la procédure de comparution immédiate. Cet élément n'est pas susceptible de tomber sous le coup de la jurisprudence de 1975 puisqu'il répond à des situations différentes.

Monsieur ROBERT : Oui, mais s'il n'y avait aucune limitation à la pratique du juge unique, ne devrions-nous pas interpréter que la liberté individuelle suppose la collégialité ?

Monsieur le Président : Non, reportez-vous à la jurisprudence de 1975.

Madame LENOIR : En matière criminelle, il faut tout de même qu'il y ait une limitation car la pratique du juge unique est dans les cartons depuis 25 ans et gagne de plus en plus de domaines. Je crois qu'il faudra trouver des limites à une justice automatique.

Monsieur ROBERT : Ça me gêne en matière pénale.

Monsieur ABADIE : La jurisprudence administrative n'évoque que l'indépendance et associe collégialité avec l'indépendance des juges.

Monsieur RUDLOFF : Ça me paraît vraiment grave de faire dépendre l'indépendance du nombre de juges. De toute façon, nous sommes là en matière correctionnelle et il n'y a rien d'inconstitutionnel.

Le troisième chapitre tend à limiter la procédure de jugement en l'absence du prévenu.

Le quatrième chapitre aménage des alternatives à l'incarcération, et prévoit un élargissement des mécanismes de conversion d'une peine d'emprisonnement en peine de travail d'intérêt général.

Le cinquième modifie l'ordonnance du 2 février 1945 relative à l'enfance délinquante. L'objet de ces mesures relatives à l'enfance délinquante est de faire en sorte que le jugement n'intervienne pas trop tardivement perdant de ce fait toute signification. Aussi l'article 47 de la loi se propose-t-il de développer la pratique dite du "rendez-vous judiciaire" déjà expérimentée dans plusieurs ressorts et calquée sur les dispositions de l'article 390-1 du CPP relatif à la citation des personnes majeures. La procédure est ainsi la suivante: Sur instruction du procureur, l'officier ou l'agent de police judiciaire notifiera au mineur délinquant une convocation à comparaître devant le juge des enfants en vue de sa mise en examen. Il s'agit là d'une différence majeure avec les règles actuelles puisqu'aujourd'hui le mineur n'est convoqué que par une citation qui lui est adressée indépendamment des actes de procédure accomplis au moment de son interpellation et bien souvent des mois après.

Il n'y a rien à redire à cette procédure qui a été approuvée par les Commissions et les parlementaires.

Le sixième contient des dispositions diverses dont celle qui a été introduite par amendement de M. MAZEAUD qui précise qu'aucune interception de communication téléphonique ne peut avoir lieu sur la ligne d'un député ou d'un sénateur sans que le Président de l'assemblée à laquelle il appartient en soit informé par le juge d'instruction.

Monsieur le Président : De toute façon, à chaque fois, qu'on placera quelqu'un sur écoute téléphonique, ça se saura. Loin d'être une garantie ça viole au contraire le secret de l'instruction.

Monsieur RUDLOFF : Enfin le titre IV de la loi contient des dispositions relatives à la juridiction administrative. Ces dispositions modifient en premier lieu le chapitre VIII du livre II du Titre II du code des tribunaux administratifs et Cours administratives d'appel pour y introduire un long article L. 8-2 qui prévoit que le juge administratif lorsqu'il est saisi de conclusions en ce sens, puisse énoncer des mesures d'exécution de son jugement dans un délai déterminé, sous peine , éventuellement d'une astreinte. Cette disposition qui prévoit ainsi que le juge administratif puisse prononcer une injonction à l'égard de l'administration qui exécute le jugement est une petite révolution dans la jurisprudence administrative. Je n'y reviendrai pas ultérieurement malgré l'envie que j'ai de vous citer les conclusions de M. Olivier SCHRAMECK (dans l'affaire SARL ABC Engineering, 8 juin 1988) aux termes desquelles il rappelait qu'une injonction à l'administration équivaut à méconnaître le principe de séparation des autorités administratives et judiciaires...

Monsieur ABADIE : Ce n'est pas nouveau. Il existe déjà une loi de 1980 sur l'exécution des décisions de justice. La commission BRAIBANT s'est longuement penchée sur la question. La loi de 1980 a eu des effets pratiques par exemple en cas d'annulation d'une éviction illégale d'un agent communal, l'administration pouvait être contrainte de le réintégrer même si le Préfet ne pouvait se substituer au maire pour cela. C'est le juge qui pouvait l'ordonner.

Monsieur RUDLOFF : Je ne reviendrai pas non plus sur l'article 63 de la loi qui prévoit que par dérogation aux dispositions de l'article 4 du même code des tribunaux administratifs et des cours administratives d'appel, un juge jugeant seul, puisse statuer en audience publique et après audition des conclusions du commissaire du Gouvernement sur toute une série de litiges simples et relativement balisés par la jurisprudence. Vous savez qu'en matière administrative, le Conseil constitutionnel ne condamne pas le recours au juge unique puisque statuant le 9 janvier 1990 sur l'introduction d'un article 22 bis dans l'ordonnance de 1945 et relatif à la procédure de reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière, il a non seulement accepté les dispositions qui lui étaient déférées mais aussi celle qui supprime pour cette procédure les conclusions du Commissaire du Gouvernement.

Cette disposition qui est reprise dans la loi qui nous est déférée, à son article 73, pour être introduite à l'article L. 28 du code des Tribunaux administratifs et Cours d'appel administratives ne peut donc être regardée comme inconstitutionnelle dans la mesure où l'absence de conclusions du Commissaire est limitée à cette procédure spécifique concernant les étrangers (largement dérogatoire puisque le recours qu'ils exercent a sans qu'ils le demandent par ailleurs, un effet suspensif). Il est évident, en revanche, que vous auriez à vous interroger si on supprimait sa présence pour les autres litiges car elle constitue, à en croire le professeur CHAPUS une garantie fondamentale des citoyens devant la justice administrative.

Monsieur ROBERT : Avant d'aborder l'injonction pénale, je voudrais dire que je suis choqué par l'article 79. Je ne vois pas pourquoi le détachement des professeurs d'université est possible seulement dans les tribunaux administratifs et les cours administratives d'appel. J'aurais aimé que les parlementaires saisissent cette occasion pour renvoyer l'ascenseur. Il y a beaucoup de membres du Conseil d'Etat qui enseignent dans nos universités en tant que professeurs associés et cela vaudrait bien que de temps en temps il y ait une certaine réciprocité.

Monsieur RUDLOFF :

L'injonction pénale

Venons-en maintenant au délicat problème de l'injonction pénale qui fait l'objet de l'article 35 de la loi. Cet article introduit dans le code de procédure pénale, au sein du chapitre consacré au ministère public, une section intitulée "De l'injonction pénale", comportant les articles 48-1 à 48-7. Cet article a été très discuté tant devant l'Assemblée nationale que devant le Sénat. Ces dispositions se sont d'abord appelées transaction pénale, puis composition pénale et enfin injonction pénale.

Cet article avait pour objet initial de donner une nouvelle assise à la transaction en matière pénale qui est autorisée par l'article 6 du CPP. Je vous en rappelle les termes : L'action publique "peut en outre s'éteindre par transaction lorsque la loi en dispose expressément...". Ce qui veut dire que la transaction n'est pas un mode général d'extinction de l'action publique. En l'état actuel de notre droit, avant l'intervention de la loi, la transaction n'existe qu'au bénéfice de certaines administrations fiscales (contributions indirectes, article 1879 du Code général des impôts ; douanes, article 350 du code), et à l'administration des eaux et fôrets (article L. 153-2 du code forestier), dans le code de l'aviation civile (L. 238-1). Dans tous ces cas, l'administration a le droit, après accord du ministère public, de transiger sur la poursuite de certains délits et contraventions.

On retrouve aussi cette procédure marquée par la l'absence de poursuites dans ce qu'il est convenu d'appeler l'injonction thérapeutique prévue à l'article L. 628-1 du code de la santé

publique par laquelle le Parquet apprécie l'opportunité d'exercer l'action publique ou d'inviter le toxicomane à se soigner. Dans ce dernier cas, la loi prévoit que le Parquet ne peut pas engager de poursuites. Enfin on citera aussi le mécanisme de la médiation pénale, introduite par l'article 41 du code de procédure pénale par la loi du 4 janvier 1993 qui permet au procureur préalablement à sa décision sur l'action publique, de recourir à une médiation "s'il lui apparaît qu'une telle mesure est susceptible d'assurer la réparation du dommage causé à la victime, de mettre fin au trouble résultant de l'infraction et de contribuer au reclassement de l'auteur de l'infraction". On retrouvera à l'article 48-1 de notre texte exactement les mêmes termes.

La possibilité de pratiquer la transaction, l'injonction thérapeutique, la médiation ou maintenant avec notre texte l'injonction pénale, résulte d'une volonté du législateur de sortir de l'alternative stricte qui consiste soit à classer sans suite une affaire soit à exercer l'action publique. La loi qui nous est déférée a donc pour ambition d'étendre l'une des modalités d'exercice de l'opportunité des poursuites sans pour autant l'ériger en règle générale. Comme le dit le Gouvernement dans ses observations, l'injonction pénale s'insère dans une évolution qui tend à favoriser une voie intermédiaire entre le classement sans suite traditionnel qui n'est qu'une absence de réponse judiciaire à un trouble social et l'engagement de l'action publique qui aboutit à un véritable procès avec toute la solennité qu'il comporte souvent plusieurs mois ou plusieurs années après les faits.

A qui s'adresse cette injonction ?

On soulignera que le législateur a voulu que cette mesure ne s'adresse en premier lieu qu'à des personnes physiques et non des personnes morales comme le premier projet du Gouvernement l'avait envisagé. Elle exclut par ailleurs les infractions financières parfois désignées par l'expression délinquance en col blanc. L'injonction pénale a vocation à s'appliquer à des délits limitativement énumérés à l'article 48-2. Ce sont les appels téléphoniques malveillants, les menaces à l'exclusion des menaces de mort, l'abandon de famille, la non représentation d'enfants, le vol simple, la filouterie, les dégradations de biens les moins graves, les mauvais traitements à animaux, les détentions d'armes de 1ère et 4ème catégories et port d'arme de 6ème catégorie.

L'injonction ne s'adresse qu'à des personnes qui n'ont pas fait l'objet d'une condamnation ou d'une injonction dans les cinq ans qui précèdent la commission des faits, pour le même délit ou un délit assimilé (article 48-2).

Quelle est la procédure suivie pour que cette injonction soit ordonnée ?

La proposition d'injonction relève de l'initiative du procureur de la République dans le cadre de son pouvoir général de l'appréciation de l'opportunité des poursuites. L'article 48-1

précise qu'il peut faire une injonction à une personne contre laquelle les éléments d'une enquête sont de nature à motiver l'exercice des poursuites pour les infractions énumérées à l'article 48-2 et que j'ai décrites. Cette injonction ne peut être proposée que si l'action publique n'a pas été mise en mouvement et que si les faits ont été reconnus. Elle ne peut être ordonnée à un mineur. L'injonction consiste dans l'exécution de certaines obligations définies par l'article 48-4 et elle a pour effet d'éteindre l'action publique.

Ces obligations sont de deux sortes :

- soit le versement au Trésor public d'une somme dont le montant ne peut excéder ni 50 000 F ni la moitié du maximum de la peine d'amende encourue.

- soit la participation, pour une durée fixée par le procureur de la République dans la limite de quarante heures, à une activité non rémunérée au profit d'une personne morale de droit public ou d'une association habilitée à cet effet.

Le procureur suit la procédure décrite à l'article 48-3 : il notifie l'injonction à la personne concernée soit en la faisant comparaître devant lui soit par lettre recommandée. Il l'informe de sa faculté de se faire assister par un avocat. La personne dispose alors d'un délai d'un mois pour accepter ou refuser l'injonction. Le procureur notifie également l'injonction au plaignant ainsi qu'à la victime en l'avisant que l'injonction pourra être subordonnée à la réparation du préjudice causé.

Les problèmes constitutionnels posés par cette procédure :

Les problèmes constitutionnels posés par cette procédure sont multiples et ne sont pas simples à trancher et j'avoue avoir beaucoup hésité à vous proposer la solution.

1. Il y a en premier lieu un problème inhérent au principe général de l'indisponibilité de l'action publique. Comme le souligne le manuel de MERLE et VITU, il paraît de prime abord impossible que l'action publique s'éteigne par une sorte de transaction intervenue entre le coupable et des représentants de la société. Il est en effet unanimement admis que le ministère public est sans droit pour disposer valablement de l'action publique. Il ne peut pas s'engager à ne pas mettre en mouvement cette action, ni renoncer à en poursuivre l'exercice une fois qu'il l'a mise en mouvement. Il ne peut pas non plus renoncer à attaquer les décisions judiciaires rendues. On sait en effet que l'action publique s'éteint par la mort du prévenu, la prescription, l'amnistie, l'abrogation de la loi pénale et la chose jugée. Pourtant nous avons vu que l'article 6 du CPP prévoyait expressément que la transaction pouvait éteindre l'action publique. Ainsi je ne crois pas que l'indisponibilité de l'action publique qui est certainement un principe général de procédure pénale soit un principe constitutionnel. Ce point ne me semble pas souffrir outre mesure de discussion.

2. Le second point est plus délicat. Il consiste à analyser le fait de savoir si le droit des victimes d'agir en justice ou encore si leur droit au recours est préservé puisque vous savez que le Conseil considère qu'il s'agit là d'un principe constitutionnel. Il l'a dit à plusieurs reprise dans la décision du 13 août 1993, notamment à propos de la liberté du mariage, et en 1994 dans la décision du 21 janvier 1994 sur la loi portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de construction. En effet dans cette dernière décision vous avez souligné que la possibilité de demander l'abrogation d'actes réglementaires illégaux et de former des recours pour excès de pouvoir permettait l'exercice des recours et par suite ne méconnaissait pas l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Il convient donc de s'interroger sur la préservation des droits de la victime.

On soulignera en premier lieu que les victimes ont le droit de s'opposer à l'injonction puisqu'aux termes du sixième alinéa de l'article 48-2 "l'engagement des poursuites par la victime du dommage causé par l'infraction fait obstacle à l'injonction pénale". L'injonction peut prévoir la réparation du préjudice causé à la victime (quatrième alinéa de l'article 48-4). Enfin l'information de la victime est organisée puisque le procureur est tenu d'aviser la victime identifiée non seulement de l'existence d'une injonction mais également du fait que l'injonction peut être subordonnée à la réparation de son préjudice (article 48-3) ainsi que l'exécution des mesures prescrites par l'injonction (48-6). Enfin si la victime n'a pas été identifiée tout de suite, et si les obligations de l'injonction ont été exécutées, la victime conserve en vertu de l'article 48-6 la possibilité de délivrer citation directe devant le tribunal correctionnel. Toutefois dans ce cas le Tribunal ne statuera que sur les seuls intérêts civils. La limitation qui est ainsi opposée aux victimes est du même ordre que celle que le Conseil constitutionnel a accepté dans sa décision du 19 novembre 1993 relative à la Cour de justice de la République. En effet nous avons dit que si toute constitution de partie civile était exclue devant la Cour de justice, les victimes avaient la possibilité d'exercer des actions en réparation de dommages susceptibles de résulter de crimes et délits commis par les membres du Gouvernement. Ainsi la disposition de la loi préservait l'exercice de recours pour les intéressés.

Ma conclusion est donc que le droit d'agir en justice ou plus généralement, le droit au recours des victimes est préservé par le texte qui nous est soumis.

3. Enfin le point le plus délicat et que j'ai réservé pour la fin tient aux droits et garantis qui sont ceux de la personne à l'égard de laquelle l'injonction pénale est ordonnée. En effet, si on analysait l'injonction pénale comme une sanction pénale ayant le caractère d'une punition, pour reprendre le vocabulaire que nous utilisons, alors de multiples problèmes surgiraient. Mais pour ma part je ne pense pas que l'injonction pénale doive s'analyser comme une sanction.

Dans un article consacré à la transaction pénale, Michel DOBKINE (Recueil Dalloz 1994) dit que la jurisprudence ne s'est jamais prononcée sur la nature juridique de la transaction, bien que dans un arrêt ancien la Cour d'appel de Paris a jugé qu'un prévenu est toujours libre de choisir ses moyens de défense et que l'aveu exprès de l'infraction dans l'acte transactionnel ne constitue en aucun cas une présomption légale de culpabilité. M. DUPRE dans une thèse de doctorat sur la transaction pénale dit que le délinquant poursuivi à la suite de l'inexécution de la transaction peut ainsi contester ce qu'il avait précédemment reconnu. Cependant dans plusieurs décisions la Cour de cassation a marqué que la transaction valait reconnaissance de l'infraction.

Le noeud de l'argumentation me semble bien se situer dans la qualification juridique que nous donnerons à l'injonction pénale:

- Le Gouvernement soutient que l'injonction n'est pas une peine mais qu'elle constitue une simple alternative à la poursuite pénale de la personne concernée. C'est donc un mode de gestion de l'opportunité des poursuites. Il fait valoir également que le délinquant peut refuser la proposition d'injonction et préférer être jugée par un tribunal. On ajoutera que la personne intéressée peut même, l'ayant acceptée, se soustraire à ses obligations, sans que le procureur ait d'autre choix que d'exercer l'action publique qui s'était trouvée suspendue pendant le délai accordé pour leur exécution. Par exemple, le procureur ne peut recourir à l'exécution forcée pour recouvrer la somme d'argent prévue par l'injonction. Or que serait une sanction sans la capacité de la faire appliquer ? C'est pourquoi, l'injonction pénale ne peut pas être l'équivalent d'un jugement car il y manque à la fois l'élément de juridiction et l'élément de contrainte.

En on soulignera que les injonctions ne figurent pas dans le casier judiciaire mais dans un registre national des injonctions que seules les autorités judiciaires peuvent consulter. On peut insister enfin sur le fait que l'injonction ne vaut nullement déclaration de culpabilité puisque la reconnaissance des faits n'a pas davantage de valeur que celle qui peut intervenir à l'occasion d'une enquête préliminaire qui n'empiète en rien sur la présomption d'innocence. Ce n'est pas parce que les éléments d'une enquête de police judiciaire ont permis de réunir des indices d'un délit que le délinquant gardé à vue est automatiquement coupable !

La thèse du Gouvernement est en accord avec l'article déjà cité de DOBKINE qui souligne que tant les principes généraux de la procédure pénale que les principes de droit conventionnel européen font obstacle à ce qu'une personne puisse être considérée comme coupable alors même qu'elle n'a pas été condamnée par un tribunal indépendant et impartial selon une procédure équitable.

Cette thèse est cependant fragile. Car dès lors qu'une personne a reconnu des faits qui sont expressément punis par le code pénal aux articles visés dans la loi déférée, qu'il accepte l'injonction,

il ne peut être qualifié autrement que d'auteur de l'infraction. S'il n'était pas coupable et s'il n'établissait pas cette culpabilité par ses aveux mêmes, on ne voit pas pourquoi il accepterait l'injonction qui lui est faite ? En outre les obligations résultant de l'injonction sont de véritables contraintes.

Verser une somme au Trésor public n'est-ce pas une amende ? ou bien effectuer un travail d'utilité générale n'est-ce pas une peine même si pour d'autres infractions, elle est qualifiée de peine de substitution ? Dès lors, si au lieu de nous arrêter aux apparences et au vocabulaire, nous qualifions l'injonction pénale de sanction, nous nous retrouvons devant les problèmes redoutable que j'évoquais tout à l'heure :

- Cette sanction est prononcée par l'autorité même qui a réuni les éléments de l'enquête pouvant mener au déclenchement des poursuites. Autrement dit au mépris de toutes les garanties du procès pénal, l'autorité de poursuite est aussi l'autorité de jugement. Bien entendu comme je l'ai dit tout à l'heure, je ne pense pas que le procureur qui ordonne une injonction prononce un jugement. Il formule, à mes yeux plutôt un contrat que le délinquant est libre d'accepter ou de refuser...

- Enfin on pourrait dire que si la possibilité d'infliger des sanctions-fût-ce sous la forme juridique de l'injonction- déroge à l'application normale du principe de la séparation des pouvoirs, en ce qu'elle devrait théoriquement revenir à un magistrat du siège, elle ne saurait en tout état de cause être prononcée qu'en conformité avec les règles qui s'imposent au juge pénal s'il était compétent. Mais si on refuse le qualificatif de sanction pour l'injonction pénale que reste-t-il des garanties dont le procès pénal doit être entouré ?

- Ces règles du procès pénal, le Conseil, les a clairement énoncées dans sa décision n° 88-248 DC du 17 janvier 1989 : " (il semblerait qu'un guillemet soit ouvert mais que celui-ci ne soit jamais refermé). une peine ne peut être infligée qu'à la condition que soit respectés le principe de légalité des délits et des peines, le principe de nécessité des peines ainsi que le principe du respect des droits de la défense. J'ajouterai que dans sa décision du 28 juillet 1989 (n° 89-260), le Conseil ajoutait que le principe du respect des droits de la défense qui est un principe fondamental reconnu par les lois de la République implique, notamment en matière pénale, l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties. Pour ma part, je conteste que l'injonction pénale soit une peine et il ne me semble pas que les principes dégagés par le Conseil soit en l'espèce applicable..........

Ces principes ainsi que ceux résultant de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui présume innocent tout homme jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable et celui de l'autorité judiciaire gardienne de la liberté individuelle pourraient fonder éventuellement notre censure du texte bien que j'en doute. Il faudrait alors mettre l'accent sur le fait que la

décision d'ordonner une injonction pénale n'est pas assortie d'un débat contradictoire préalable ; qu'elle n'est pas assortie d'une obligation de motivation ; qu'elle n'est pas rendue publique ; que le législateur n'a pas non plus prévu de voies de recours au cas où les formes et conditions qu'il a prescrites pour l'ordonnance d'une injonction seraient méconnues. Enfin on pourrait souligner que si un accord peut intervenir entre le ministère public et le délinquant, l'exécution de l'accord lui-même ne pourrait résulter que de la décision d'un tribunal prise au terme de la procédure contradictoire.

Je dois vous avouer qu'une fois pesés tous les arguments, je ne me sens pas en mesure de vous proposer une censure du texte qui, qu'on le veuille ou non, préserve les droits des intéressés. On ne peut pas dire qu'il manque à l'injonction pénale les garanties du procès pénal puisque le délinquant a en tout état de cause la possibilité d'avoir accès à un tribunal indépendant impartial qui rendra son jugement au terme d'une procédure équitable; et même s'il choisissait dans un premier temps de se soumettre à l'injonction pénale, il pourrait encore se soustraire aux obligations qu'il a contractées sans que rien ne lui arrive si ce n'est un procès pénal juste et équitable.

Pour terminer, je voudrais dire que la position qui consiste à ne pas censurer le texte n'est pas contraire aux exigences de l'article 6 de la Convention européenne des droits de l'homme. Le rapport de la Cour européenne sur l'affaire DEWEER (27 février 1980) dit que M. Deweer pouvait renoncer à se prévaloir de son droit à un examen de sa cause par un tribunal sous certaines conditions. Dans le système juridique interne des Etats contractants pareille renonciation se rencontre fréquemment au civil, notamment sous la forme de clauses contractuelles d'arbitrage et au pénal sous celle, entre autres des amendes de composition. Présentant pour les intéressés comme pour l'administration de la justice des avantages indéniables, elle ne se heurte pas en principe à la Convention.

Ce que la Cour a condamné dans l'affaire DEWEER c'est l'alternative offerte à ce pauvre boucher soit de payer l'amende de composition soit de voir sa boucherie fermée jusqu'à ce que le tribunal se prononce. La Cour a relevé une contrainte excessive qui pesait sur l'intéressé. En revanche, elle dit au paragraphe 51 que si "la perspective de comparaître devant le juge pénal est assurément de nature à inciter beaucoup "d'accusés" (et la Cour met ce terme entre guillemets) à se montrer accommodants, la pression qu'elle crée n'a rien d'incompatible avec la Convention."

Il reste une seule question à aborder. Quelle forme doit prendre notre décision ? Faut-il qu'elle soit détaillée compte tenu de l'importance de l'article concernant l'injonction pénale. Cela fixerait certainement les idées et montrerait notre sérieux. Je ne suis pourtant pas convaincu de l'avantage de cette formule. Une réponse précise aboutirait à constitutionnaliser ou à "labéliser" le détail du texte. Nous devons aussi prendre garde à ne pas trop nous lier les mains pour éviter qu'un jour, si une procédure allait

encore plus loin, nous ne soyons tenus par un considérant trop détaillé que nous aurions gravé dans le bronze. Par exemple, pourrions-nous admettre la procédure d'injonction pénale s'il s'agissait d'un crime ou d'affaires de corruption ? Il faudrait mettre alors des barrières. Mais aujourd'hui n'allons pas trop loin et ne nous contraignons pas pour l'avenir. C'est la raison pour laquelle la montagne accouche d'une toute petite souris.

Monsieur le Président : Je vous remercie pour ce très bon rapport sur une question importante et très difficile. Il s'agit d'un moment essentiel dans l'évolution de la procédure pénale, évolution que je constate avec beaucoup de déplaisir. Mais je remarque aussi que les requérants socialistes n'ont même pas été capables de nous produire un argumentaire.

Madame LENOIR : Je crois qu'il faut prendre en considération la chose suivante. Cela s'inscrit dans la perspective de la réduction des condamnations. En légalisant ce type de procédure, on va aller à terme vers son extension avec tous les risques que cela peut comporter. Il est certain que pour la petite délinquance, c'est bien ; ça fait cesser le trouble à l'ordre public et cela aboutit à la réparation du dommage causé à la victime dans un temps relativement court.

Mais en même temps, cette procédure pose trois problèmes : le respect du principe de proportionnalité, le respect des droits de la défense et le principe de légalité des délits et des peines. Quant à la présomption d'innocence, il n'est pas certain qu'elle est respectée car la procédure d'injonction repose en fait sur un système d'aveu implicite de la faute ce qui renvoie à la question : qu'en est-il de la rétractation éventuelle dudit aveu ?

Monsieur le Président : Le seul cas possible de débat contradictoire organisé, c'est celui qui a lieu devant le tribunal correctionnel pour les réparations civiles accordées à la victime.

Monsieur LATSCHA : D'après l'article 48-5 du texte, il y a bien un aveu explicite de sa faute par le délinquant.

Monsieur le Président : Oui, c'est même une des conditions de l'injonction.

Monsieur LATSCHA : Si on revient devant le tribunal après avoir reconnu les faits, que se passe-t-il alors ? En réalité, il s'agit moins d'une injonction pénale que d'une transaction pénale comme il en existe déjà en matière douanière et fiscale. La transaction éteint l'action publique. En la matière, le législateur n'a pas choisi la transaction parce que cette procédure serait apparue comme le monopole des riches. Certes, l'acceptation et la reconnaissance des faits est nécessaire pour qu'on vous impose un travail d'intérêt général mais on ne dit pas explicitement qu'il y a un aveu car cela heurterait une vieille tradition et parce que la notion de transaction impliquerait un véritable marchandage.

Madame LENOIR : Il n'en demeure pas moins que payer une somme d'argent ou effectuer un travail d'intérêt général est une véritable sanction.

Monsieur le Président : Pas du tout. Monsieur RUDLOFF m'a convaincu du contraire parce que le procureur ne peut pas contraindre l'intéressé à exécuter l'injonction. Je suis navré de le dire parce que je n'aime pas ce texte.

Monsieur FAURE : J'ai écouté avec intérêt le rapport de Monsieur RUDLOFF et j'ai apprécié sa conclusion qui dérange pas mal nos notions les plus canoniques. L'injonction pénale n'est pas une procédure de condamnation. La meilleure preuve en est que la personne intéressée peut refuser l'injonction et que la victime du dommage peut s'y opposer. L'argument est très fort. Le prévenu peut refuser et il se retrouve alors devant une juridiction adéquate respectant toutes les règles du procès pénal.

Monsieur ROBERT :

Premier point : en ce qui concerne la forme que doit revêtir notre décision, je suis d'avis que si nous ne sommes pas saisis d'articles précis par les requérants, nous soulevions uniquement ce qui nous semble inconstitutionnel. Dès lors, ou bien on censure et on explique pourquoi, ou bien on ne censure et on ne dit rien.

Deuxième point : je ferai remarquer que l'injonction pénale et l'injonction thérapeutique sont de nature très différente. L'injonction thérapeutique c'est une alternative qu'on propose à un délinquant : on lui dit soignez-vous ou alors on vous traite comme une personne normale et vous tombez sous le coup de telle ou telle infraction. En revanche, par l'injonction pénale on dit : tâchez de trouver un arrangement avec le procureur et la victime. Dans ce cas, c'est le procureur qui mène la danse. Certes, il est juge de l'opportunité des poursuites mais on lui donne aussi le pouvoir d'un vrai juge. Car on lui dit : non seulement vous pouvez poursuivre ou non mais vous pouvez aussi infliger une peine que ce soit une amende ou un travail d'intérêt général.

Ainsi, la procédure d'injonction thérapeutique et celle d'injonction pénale sont très différentes.

Troisième point : Ce qui est extrêmement important dans notre tradition juridique, c'est la distinction que nous faisons toujours entre l'autorité de poursuite et l'autorité de jugement. Certes, le procureur de la République est le maître de la politique pénale. Mais dans notre affaire, le procureur entre dans la mission même qui est celle du juge. Il peut infliger une amende ou un travail d'intérêt général. Cela c'est de la mission du juge. C'est très différent du fait de savoir s'il va poursuivre ou non.

Quatrième point : je reconnais Monsieur le rapporteur que vous avez été très objectif sur la nature de la sanction. Vous avez dit en premier lieu que ce n'était pas une sanction parce que c'est une

mesure de faveur qui est dépourvue de force contraignante. Mais on peut très bien soutenir que dire : ou bien vous acceptez la transaction qu'on vous propose ou bien je déclenche des poursuites et vous allez "au trou", c'est une forme de pression morale qui ressemble à une contrainte. En second lieu, vous ne pouvez pas ne pas reconnaître qu'il s'agit d'une sanction puisque vous dites vous même que l'injonction ne peut lui être proposée que s'il reconnaît les faits et donc que s'il se reconnaît coupable. La question est alors peut-on donner à un magistrat du parquet les pouvoirs d'un juge ? Vous ne pouvez pas dire que cela n'est pas contraignant : ou bien vous effectuez cette peine ou bien vous serez traîné devant un tribunal.

Monsieur le Président : Vous n'êtes pas le seul à penser comme cela Monsieur le professeur. C'est aussi le sentiment du Premier président DRAI et du procureur TRUCHE. J'ajoute même que Monsieur Terré qui ne peut pas être taxé d'un laxisme excessif y est opposé.

Monsieur CABANNES : Je suis aussi très choqué par ce texte et je reconnais que l'on est passé astucieusement de la transaction à l'injonction. Mais c'est de l'habillage. De la même façon, le texte de loi dit que ces injonctions seront inscrites sur un registre plutôt que dans le casier judiciaire mais c'est du détail, ça revient au même. Mais ce qui est le plus important, c'est ce que le professeur Robert disait tout à l'heure. Les magistrats du parquet n'ont pas leur indépendance constitutionnellement protégée et pourtant on leur donne des pouvoirs qui sont ceux des magistrats du siège. Au point même qu'ils peuvent éteindre l'action publique. Entre ces types de magistrats, du parquet et du siège, il y a une différence de nature et pas seulement de degré. Sur la forme, je suis d'accord, si on ne censure pas, il faudrait s'en tenir à la version courte. En tout état de cause, et en l'état actuel des débats, l'habillage astucieux du texte qui nous est proposé, ne me convainc pas. La censure ne peut être à mon avis fondée sur le principe d'une rupture d'égalité mais plutôt sur le mélange des autorités judiciaires du parquet et du siège même si l'évolution des choses nous conduit plutôt vers une indépendance renforcée du parquet. Mais nous ne sommes pas encore à l'indépendance complète des magistrats du parquet. Cette confusion des genres me gêne beaucoup.

Monsieur FABRE : Dans ce texte, il y a de bonnes et de mauvaises choses, des inconvénients et des avantages. "L'injustice commence par la lenteur de la justice" disait le président SCHMELCK. Tout ce qui désengorge la justice est bon sauf à rencontrer une inconstitutionnalité. Si l'accélération des procédures est l'unique objet poursuivi, nous ne pouvons qu'approuver car nous devons tendre à une justice plus rapide.

Monsieur ABADIE : Je ne reviens ni sur les objectifs ni sur la formulation au cas où nous ferions une déclaration de conformité. Quant au fond, je crois que si l'injonction pénale est dépourvue de force contraignante, on ne peut pas vraiment parler de sanction. Sur le plan de la contrainte morale, je trouve des éléments dans le texte qui équilibrent les choses proposées. En ce qui concerne

la méconnaissance de la séparation des autorités du siège et celles du parquet, sur quels éléments constitutionnels se fonderait-on pour censurer ?

Monsieur le Président : J'avais fait un projet qui aboutissait à la censure mais ce que Monsieur RUDLOFF m'a dit, m'a convaincu. L'inspiration du texte n'est pas de diminuer l'incarcération mais de mordre sur les affaires classées sans suite qui représentent en gros les trois quarts d'entre elles. C'est pour lutter contre cette situation que la transaction est instituée. Mais, la transaction est arbitraire si elle n'est pas confiée au siège. Toutes les affaires de corruption seraient à l'avenir jugées de cette façon...

Monsieur ABADIE : A ce stade, Monsieur le Président, ce n'est pas prévu...

Monsieur le Président : Le monsieur qui aura édifié un mur autour de sa propriété (sourires) s'acquittera de ce délit de corruption moyennant le versement d'une somme de 10 000 F et on n'en parlera plus. Donc l'idée qu'on puisse éteindre l'action publique dans le cadre d'un pouvoir discrétionnaire est inacceptable. Selon que "tu seras puissant ou misérable"... tu seras traité de telle ou telle façon. On aura une enquête de l'officier de policier judiciaire, peut-être même une expertise ; on fera venir un avocat et on lui dira : "voilà". C'est 50 000 F. Si on n'a pas envie d'être bienveillant, eh bien ça sera la correctionnelle, je trouve que c'est détestable, injuste et dangereux. Si vous voulez faire la transaction, faites là, mais faites-là entériner par un magistrat du siège. Que nous propose le texte ? Une enquête, des éléments recueillis par la police, des faites reconnus par un délinquant. Ensuite le procureur estime que ça vaut tant. Comment voulez-vous que cela soit contesté ? Dans la pratique ça sera toujours accepté. C'est exactement comme aux USA. Le "plea bargaining" c'est exactement ça : on dit au délinquant ou à son avocat, c'est tant. Si vous n'acceptez pas, ça sera un procès et ça sera sûrement plus.

La parquet est maître de l'enquête. Il est maître des poursuites et c'est lui qui juge. Cela fait trop de confusion et la liberté individuelle est en cause. Il est certain que juridiquement, constitutionnellement, le texte met en péril la liberté individuelle. La dissociation des fonctions du jugement de celle des poursuites est fondamentale pour sa protection. Bien sûr, la transaction n'a pas force exécutoire. Si c'était le cas, la Constitution serait assurément violée. Je suis convaincu cependant que la sûreté individuelle repose sur la séparation entre l'autorité d'investigation et celle de jugement. Comment devons-nous exprimer cela ? Si nous censurons, cela aurait un avantage qui serait d'écarter toute tentation pour l'avenir. Cependant, il y a aussi un inconvénient car il y a encore pire que l'injonction pénale et qui se trouve déjà dans notre droit, la transaction fiscale.

Madame LENOIR : Je dois dire que j'ai été assez convaincue par Monsieur le premier avocat général.

1) Je suis persuadée qu'il s'agit d'une véritable sanction. Nous avons déjà décidé, par le passé, que les décisions des autorités administratives indépendantes ont le caractère d'une sanction même si elles n'ont pas de force exécutoire.

2) Ça me gêne de disqualifier les "obligations" et d'ailleurs le législateur a senti la chose puisqu'il a imposé la présence de l'avocat et le respect de la légalité des délits et des peines. Le problème me semble moins être celui de la séparation des autorités du parquet et du siège que celui de la liberté individuelle. Il est vrai qu'il existe déjà la médiation pénale qui remplit son rôle de transaction sous l'arbitrage tutélaire du procureur. Mais à partir du moment où l'on sait très bien que la dérive est possible du fait des commodités que cela présente on le voit bien avec le développement du juge unique, de la multiplication des commissions administratives, je me demande si les dispositions qui nous sont soumises ne sont pas la voie ouverte à ce genre de procédés.

Mais quel est l'intérêt de qualifier ça de sanction pénale ? Le Gouvernement, dans son mémoire, dit de l'injonction qu'elle est une décision administrative.

Monsieur le Président : Le texte dit "injonction pénale".

Madame LENOIR : Le juge des enfants par exemple prononce "une sanction" à titre préventif...

Monsieur le Président : Dans la version que j'ai rédigée, j'ai eu un doute. Il n'existe pas ici d'exécution forcée contrairement à ce qui se passe pour les décisions du Conseil supérieur de l'audiovisuel ou de la Commission des opérations de bourse. Comme il n'y a pas d'exécution forcée, le délinquant fait ce qu'il veut. Même s'il a accepté l'injonction, il peut très bien ne pas se soumettre aux obligations qui en découlent.

Monsieur LATSCHA : Les parlementaires ont envoyé cette saisine pour poser la question de l'injonction pénale. L'objectif du texte c'est d'aller plus vite afin d'éviter la lenteur de la justice. Il existe déjà des tentatives dans ce sens. Il est certain que le texte qui nous est proposé reste dans la sphère pénale, cela ressort clairement d'ailleurs du titre. D'autre part, les délits qui sont reprochés aux délinquants sont caractérisés. Cela implique que le dossier soit déjà à un certain degré d'avancement et que les faits reprochés soient avérés. Après c'est plus compliqué. Je suis embarrassé par le rôle du procureur qui devient juge. C'est cela qui me gêne. Mais sur quelle base pouvons-nous censurer cela ? La différence du siège et du parquet n'est pas constitutionnel. Ce qui l'est c'est la protection des libertés. En outre, si on ajoute par un biais ou par un autre à la loi, pour dire par exemple que la transaction doit être entérinée par un magistrat du siège, on réécrit entièrement le texte. Si on regarde tout ça sous un autre angle, on mettra l'accent sur l'absence de force contraignante de la sanction, mais

alors comment éviter les dérapages ? C'est difficile à concevoir. Je le vois bien.

Monsieur RUDLOFF : Je n'ai rien de neuf à dire. La neutralisante ce n'est ni mon texte ni ce que je propose. Nous serions entraînés là où nous ne le voudrions pas. Je reste persuadé que l'injonction pénale est une simple modalité de l'action publique. C'est le procureur qui subit une diminutio capitis puisqu'il renonce à l'action publique. Lisez l'article 40 de la loi. Encore une fois la victime, ce n'est pas le problème. En ce qui concerne le ministère public, il a, en lui, de façon inhérente, l'idée d'arbitraire. Il peut, comme il peut ne pas, poursuivre. Rien ne me choque là-dedans. Manifestement l'injonction n'est pas une condamnation parce qu'il en manque l'essentiel, à savoir la force exécutoire qui caractérise le jugement. L'injonction est une mesure de faveur qui est consentie au délinquant et prive plutôt le ministère public de certaines de ses possibilités.

Je crains que l'hypothèse de Monsieur le Président ne s'applique pas à notre cas :

1) Ce n'est pas un jugement

2) Ce n'est pas une sanction

3) Les droits des individus ne sont pas en cause.

Que l'action publique soit éteinte ou non, c'est le procureur seul qui en décide. Le texte se borne ainsi à ajouter une cause d'extinction de l'action publique.

Monsieur CABANNES : Pas du tout, lorsque le procureur classe, ce n'est pas l'équivalent de l'extinction de l'action publique.

Monsieur le Président : Parfaitement, si ce procureur est muté, le suivant pourrait reprendre l'action publique. Dans la pratique, on classe sans suite parce qu'on veut suspendre l'action tout en laissant l'avenir ouvert. C'est une sorte de réserve d'action pour l'avenir.

Monsieur RUDLOFF : Il y a des classements sans suite car on estime que les poursuites sont inopportunes. C'est le procureur qui en décide.

Monsieur CABANNES : Il ne peut pas recevoir du Garde des sceaux l'ordre de ne pas poursuivre.

Monsieur le Président : Monsieur le Premier a raison.

Monsieur RUDLOFF : Je ne suis pas opposé à ce qu'on rappelle l'indisponibilité de l'action publique.

Madame LENOIR : Est-ce que la contrainte, en fait, ne résulte pas de l'alternative que l'on propose : vous payez ou on vous poursuit.

Si vous ne voulez pas payer tout de suite, on vous poursuit. C'est donc la menace de poursuite qui est une contrainte.

Monsieur RUDLOFF : Je vous défie d'écrire dans une décision que l'action de déclencher des poursuites est une mesure de contrainte.

Monsieur FABRE : Est-ce que ça n'est pas comme une amende de stationnement ? On vous met un papillon qui est déjà une sanction mais si vous ne payez pas tout de suite, vous pouvez aller au tribunal. C'est le même genre de "pression". On n'a jamais dit que c'était inconstitutionnel.

Monsieur ABADIE : Les délits visés qui peuvent faire l'objet d'une injonction peuvent s'élever jusqu'à trois ans de prison. Si on ajoute ultérieurement les délits de corruption et l'abus de biens sociaux, l'extension et du coup la dérive qu'entraîne la disposition sont évidentes.

Madame LENOIR : Il est aussi difficile d'élaborer une neutralisante pour prévenir une justice négociée que d'écrire que l'injonction revêt le caractère d'une sanction.

Monsieur RUDLOFF : Mais c'est évident que ce n'est pas une sanction pénale.

Madame LENOIR : Si c'était aussi évident que cela, on n'en discuterait pas plus longtemps.

Monsieur RUDLOFF : Oui, c'est sûr.

(Monsieur le Président s'essaye à une rédaction et pendant qu'il rédige le débat se poursuit).

Monsieur ABADIE : Un procureur peut ne pas poursuivre.

Monsieur FAURE : Oui s'il le veut, il peut ne pas poursuivre. Il n'inflige pas de sanction et il n'y a aucun élément de contrainte.

Monsieur ROBERT : Sauf évidemment si vous dites qu'aller devant un tribunal est un élément de contrainte.

Monsieur ABADIE : Si le procureur est libre, il peut choisir de ne pas poursuivre du tout.

Monsieur ROBERT : Mais là ce n'est pas le cas, c'est oui ou non. Or là, s'il propose une injonction, il inflige une sanction.

Monsieur ABADIE : Mais l'article 66 de la Constitution n'est pas méconnu.

(Le Président continue la rédaction qu'il a entreprise).

Madame LENOIR : En premier lieu, nous sommes dans le cadre d'une action pénale. En second lieu, les obligations qui sont imposées

au délinquant le sont sous conditions : qu'il ait un avocat, que le quantum de la peine soit défini, qu'elle soit individualisée. Tout cela confère à la procédure une forte coloration pénale.

On l'a dit, dans le cadre de la fouille des véhicules et de la réforme de la procédure pénale, il faut une intervention de l'autorité judiciaire et d'un tribunal indépendant quand la liberté individuelle est en cause.

Monsieur le Président : Si on censure, on condamne toute la législation fiscale et douanière qui recourt beaucoup à la transaction.

Monsieur CABANNES : Mais non, seulement en pointillé.

Madame LENOIR : Mais si on ne censure pas, on l'avalise. Il n'y a pas de milieu.

Monsieur le Président : Au fond, nous avons trois hypothèses.

1) Ou bien on suit Monsieur RUDLOFF et l'affaire est réglée. On ne dit rien et puis on verra plus tard si le législateur y revient de manière plus extensive.

Monsieur CABANNES : En ne disant rien, on valide ce type de procédure.

Monsieur le Président : Oui, c'est vrai, il faudra alors acter que nous ne censurons pas parce que cela ne dépasse pas certaines limites.

2) On pourrait écrire : ce serait inconstitutionnel si... mais comme ça ne dépasse pas, ça ne l'est pas.

Monsieur RUDLOFF : C'est peut-être séduisant mais je ne pense pas qu'on puisse l'écrire.

Monsieur le Président : Oui, mais à ce moment nous sortons ce problème pour le valider. Ça ne va pas à moins que nous l'encadrions d'une façon très dure.

Monsieur RUDLOFF : Ce n'est pas si facile.

Monsieur le Président :

3) On censure mais sur quel terrain ? Sur celui de Madame LENOIR ? On pourrait ainsi aller au-delà de l'apparence comme le fait la cour européenne des droits de l'homme. On dit : "Ça n'a peut-être pas l'air d'une sanction mais c'en est une".

Monsieur SCHRAMECK : En amont, on pourrait admettre que l'administration transige même si elle doit obtenir l'accord du parquet.

Monsieur le Président : Le mécanisme prévu aboutit à la mise en oeuvre, à l'encontre du justiciable, de mesures de nature pénale.

Monsieur SCHRAMECK : Ça constitutionnalise le principe de séparation des autorités du siège et celle du parquet.

Monsieur le Président : En matière de crimes et délits seulement.

Monsieur RUDLOFF : De toute façon, nous ne sommes pas d'accord sur les prémisses. Un jugement non exécutoire n'est pas un jugement.

Monsieur le Président : Vous n'avez pas tort. Mais en matière de travaux d'intérêt général, je ne sais pas ce qui se passe si l'intéressé se soustrait à ses obligations.

Monsieur CABANNES : L'inexécution d'une obligation qui impose un travail d'intérêt général est l'équivalent d'une rupture de contrat.

Monsieur RUDLOFF : Je reste convaincu que les mesures adoptées par le législateur sont en faveur des individus.

Monsieur ROBERT : Non, ce ne sont pas des mesures en faveur des gens, c'est seulement pour une meilleure administration de la justice.

Monsieur le Président : Il s'agit surtout de réduire le nombre des classements sans suite.

Monsieur RUDLOFF : Moi je dis que des gens à qui on offre la possibilité de ne pas être jugé n'ont pas à se plaindre.

Monsieur le Président : Ajournons ! Je ne suis pas encore persuadé que sans force exécutoire, cette procédure puisse conduire à une sanction pénale.

(La séance est levée à 18 h 30).

SEANCE DU 2 FEVRIER 1995

La séance est ouverte à 10 heures.

Monsieur le Président : On ne va pas terminer tout de suite le texte sur la procédure pénale mais on va attaquer tout de suite le texte sur les incompatibilités.

Monsieur FAURE : Bien, c'est moi qui ouvre le feu. Monsieur le Président, Madame, Messieurs. Ce rapport est en quelque sorte la suite de celui que j'ai eu le plaisir de présenter sur la loi organique promulguée le 19 janvier 1995 relative à la déclaration de patrimoine des membres du Parlement et aux incompatibilités applicables aux membres du Parlement et à ceux du Conseil constitutionnel. J'indique, assez curieusement d'ailleurs, que si cette loi organique adoptée le 23 décembre, déférée le 24 a été promulguée dans le respect du délai de 15 jours prévu à l'article

10 de la Constitution, tel n'est pas le cas de la loi ordinaire sur le financement de la vie politique pour laquelle, compte tenu du fait que la saisine du Premier ministre est intervenue le 4 janvier alors que la loi était adoptée depuis le 23 décembre, la promulgation, datée du 20 janvier 1995, dépasse le délai de 15 jours. En fait 21 jours séparent l'adoption définitive de la promulgation, hormis le temps pendant lequel nous avons été saisis ! Ceci est très curieux et je voulais le noter au passage.

Sans doute les mêmes retards se reproduiront-ils pour les deux autres lois ordinaires qui nous ont été déférées dans les mêmes conditions. En ce qui concerne celle que je rapporte, les questions constitutionnelles en cause sont assez simples et je ferai une présentation des articles dans l'ordre de la loi.

L'article premier modifie l'article premier de la loi ordinaire du 11 mars 1988 -dont je rappelle qu'elle n'a pas été déférée- pour prévoir que les membres du Gouvernement sont tenus de faire une déclaration de patrimoine. Les délais de transmission à la commission pour la transparence financière de la vie politique sont modifiés (ils passent de 15 jours à deux mois). En outre, comme pour les parlementaires, aucune déclaration "de sortie" n'est exigée si une déclaration de patrimoine date de moins de six mois.

L'article 2 fixe la liste des personnes soumises à une obligation de déclaration patrimoniale. Sont ajoutés à la liste de 1988 les représentants français au Parlement européen, les conseillers à l'Assemblée de Corse, les maires des communes de plus de 20.000 habitants, alors qu'auparavant n'étaient visées que les communes de plus de 30.000 habitants, mais aussi les adjoints au maire des communes de plus de 100.000 habitants, les présidents élus des groupements de communes de plus de 20.000 habitants, les conseillers régionaux ou généraux qui sont titulaires d'une délégation de signature. La même obligation s'applique en outre aux présidents, directeurs généraux des entreprises nationales des établissements publics industriels et commerciaux ou aux dirigeants de sociétés d'HLM gérant plus de 2.000 logements. La dernière phrase prévoit, pour ces catégories de "non élus" que la nomination est, le cas échéant, subordonnée au dépôt de la déclaration exigible lors de la fin des fonctions précédentes et qu'elle est considérée comme nulle si, un mois après, la déclaration prévue n'est pas déposée.

On peut s'interroger sur la compatibilité entre ce mécanisme de sanction et le fait que ces personnes sont nommées par le Président de la République en vertu de l'article 13 de la Constitution.

Mais je crois qu'il faut totalement écarter cette objection : il existe déjà de très nombreux cas dans lesquels les nominations peuvent revêtir des formes conditionnelles. Ainsi en est-il de

nominations au tour extérieur. Le pouvoir de nomination n'est pas directement affecté par cette disposition.

Il me reste à aborder au sujet de cet article une disposition qui, elle, est plus délicate. La loi fait référence aux présidents d'une assemblée territoriale d'outre-mer, d'une part, aux présidents élus d'un exécutif d'un territoire d'outre-mer, d'autre part. Ces deux catégories étaient déjà visées par la loi de 1988. Mais, depuis, est intervenu la révision constitutionnelle de l'article 74 de la Constitution, le 25 juin 1992. Ce que l'on a coutume d'appeler l'amendement "Léontieff" doit pouvoir s'appliquer dans les conditions et avec les limites fixées par notre jurisprudence. Celle-ci résulte en particulier de notre décision "contrôle en mer" du 7 juillet 1994 (n° 94-342 DC), la loi qui n'introduit, ne modifie ou ne supprime aucune disposition spécifique au territoire d'outre-mer touchant à l'organisation particulière de ce dernier pouvait lui être rendue applicable sans consultation de l'assemblée territoriale telle qu'elle est prévue par l'article 74 de la Constitution. Mais à contrario, la loi qui contient des dispositions spécifiques, elle, doit respecter l'article 46. Telle est la position que nous avons adopté dans notre jurisprudence la plus récente (n° 94-349 DC du 20 décembre 1994, code des juridictions financières) : le champ d'application de l'article 74 concerne les "règles essentielles d'organisation et de fonctionnement selon lesquels s'exercent les compétences d'institutions propres aux territoires d'outre-mer concernés".

Le Gouvernement s'abstient de citer ces jurisprudences.

Il est clair que s'agissant de règles spécifiques à des élus d'outre-mer, il fallait à la fois une loi organique et une consultation des assemblées territoriales. Or ces procédures n'ont pas eu lieu. Sur ce point, la censure me paraît donc s'imposer.

L'article 3 adapte les missions de la commission pour la transparence de la vie financière à la présente loi, en particulier sur le point de la transmission des modifications substantielles de patrimoine. J'ai déjà abordé cette question à l'occasion de l'examen de la loi organique, jugée sur ce point conforme à la Constitution. Toute évolution de patrimoine non justifiée est transmise au Parquet. C'est la grande nouveauté de ce texte.

J'observe toutefois, assez curieusement, que le rapport publié par la commission ne contient plus aucune indication nominale. J'observe aussi que dans les rares pays où il existe une obligation de déclaration de patrimoine des élus, comme aux U.S.A. ou en Italie, c'est la solution inverse qui prévaut. Mais il n'y a pas là d'inconstitutionnalité.

L'article 4 en revanche pose beaucoup de questions.

Cet article comporte deux dispositions qui n'ont pas de lien entre elles mais qui portent, l'une et l'autre notamment sur les

déclarations des députés. Je rappelle que les modalités nouvelles de leur communication à la commission pour la transparence financière et de leur analyse par celle-ci ont été prévues par la précédente loi organique. Je rappelle que l'article 7 de la loi organique du 19 janvier 1995 a prévu une disposition transitoire spécifique au Sénat, pour lequel l'obligation sera applicable à compter du prochain renouvellement triennal. Le présent article ne porte que sur les députés et sur les autres personnes visés aux articles 1er et 2 (ministres, élus, présidents d'offices d'HLM etc...). Son I prévoit la transmission des dossiers existant actuellement et qui sont conservés à l'Assemblée nationale, le II ouvre aux députés et aux autres personnes visées par le texte, s'ils le jugent utile, de faire une nouvelle déclaration conforme aux dispositions nouvelles de l'article L.O. 135-1 du code électoral. Il y a deux questions que je voudrais envisager. La première est celle de la parité entre les assemblées. La seconde est celle de la compétence de la loi ordinaire pour fixer de telles règles.

La première question provient du fait que nous avons, dans la loi organique, laissé passer une disposition spécifique au Sénat. Ces modalités d'application pour l'Assemblée n'étant pas prévues, on doit considérer que la compétence de la commission vaut à partir de la promulgation de la loi. Mais, après tout, on peut concevoir que la mise en place de système soit différente d'une assemblée à l'autre. C'est curieux mais ce n'est pas inconstitutionnel.

La seconde question est plus délicate. Le II de cet article, je l'ai dit, permet notamment une sorte d'adaptation immédiate des déclarations pour ceux des députés qui le jugent utile. Or cet article touche, lui, au contenu même des déclarations, aux modalités de l'obligation faite aux députés et, vous le savez, celle-ci a des répercussions sur l'inéligibilité éventuelle.

Dans notre décision du 10 mars 1988, nous avons jugé que les dispositions qui déterminent "Tant le contenu de ces déclarations que les délais dans lesquels elles doivent être déposées" ressortissent du domaine de la loi organique. En revanche, dans cette même décision, le Conseil a jugé que les dispositions relatives aux conditions dans lesquelles le bureau de l'Assemblée appréciait les variations de patrimoine, la délivrance d'un récépissé et la publication d'un rapport relevait de la loi ordinaire. Si nous suivons cette ligne de partage, je pense que la mention des députés dans le II de cet article relève plutôt du domaine organique, et, pour ce motif, je vous propose une censure de cette référence au II en tant qu'elle touche des députés. La référence à l'entrée en vigueur de la loi organique ne peut se justifier qu'en ce qui les concerne, et je vous propose donc une censure de cette référence pour inséparabilité. En effet, c'est la loi ordinaire et non la loi organique qui peut conditionner l'entrée en vigueur des nouvelles dispositions pour les personnes qui sont visées par le présent texte.

On peut être plus hésitant sur le I lequel, lui aussi, "applique" la loi organique du 19 janvier 1995. Mais il s'agit simplement d'une

mesure visant le transfert des dossiers existant d'un point à un autre et il me semblerait difficile compte tenu de la jurisprudence de 1988 que je viens d'invoquer de retenir une censure. Aussi, je vous propose de ne pas censurer le I, qui, je le répète ne modifie pas l'obligation qui pèse sur les députés ni le contenu des déclarations. Pour le même motif, la phrase de l'article 3 qui donne compétence à la commission pour "apprécier la variation des situations patrimoniales des membres du Parlement" encore que l'on puisse considérer qu'il s'agit là du simple rappel du principe déjà posé par l'article L.O. 135-1 du code électoral, ressortit du domaine de la loi ordinaire, ainsi que cela a été jugé en 1988.

Enfin il faut observer qu'une censure du I de l'article 4 serait totalement inutile, puisque matériellement, de toutes façons, il faudra bien que ces dossiers soient transmis à la commission.

Donc je vous propose une censure limitée à la seule référence, au II de l'article 4, de ce qui touche les députés. Cette disposition concerne directement le contenu des déclarations.

L'article 5 prohibe et punit la divulgation des informations contenues dans la déclaration des peines prévues par le code pénal pour l'atteinte à l'intimité de la vie privée d'autrui, soit un an d'emprisonnement et 300 000 francs d'amende.

L'article 6 prévoit l'inéligibilité de ceux des élus qui n'ont pas déposé leurs déclarations. Il ne vise ni les parlementaires, ni, du fait de la censure de l'article 2, les élus d'outre-mer.

L'article 7, lui aussi pose un problème de domaine de la loi organique et de la loi ordinaire. Il concerne les modalités de calcul du cumul des indemnités en cas de cumul des mandats. Formellement, il modifie le code des communes (article L. 123-4) et le droit applicable aux conseillers généraux (article 14 de la loi du 10 août 1871). Mais je vous rappelle que la même disposition figure dans l'article 4 de l'ordonnance n° 58-1210 du 13 décembre 1958, modifiée relative à l'indemnité des membres du Parlement, laquelle a une valeur organique. D'ailleurs, cet article a été modifié par la loi organique du 25 février 1992 et notre décision du 21 février 1992 indique bien qu'elle a une valeur organique.

Est-ce que, dès lors que le principe du cumul est établi par la loi organique, les modalités du calcul de ce cumul avec des indemnités versées au niveau local peuvent être établies par la loi ordinaire, ou est-ce qu'au contraire, dans la mesure où ces modalités, par "ricochet" concernent un élément contenu dans la loi organique, il faut alors les censurer ou du moins, en limiter le champ d'application aux situations n'intéressant pas les parlementaires ?

Je dois dire qu'on est ici dans une situation très délicate, et que je suis assez embarrassé. Le projet principal ne vous propose rien, mais la discussion permettra sûrement d'opérer un choix entre

ce silence, une "neutralisante" limitant la portée du dispositif et une censure, qui serait sans doute assez sévère. De la discussion jaillira sans doute la solution la plus opportune. J'ai préparé à toutes fins utiles une version de censure et nous pourrions également limiter la portée de cet article en excluant les parlementaires de son champ d'application, ce qui serait très constructif.

Enfin, l'article 8 rend applicable cette loi à Mayotte et aux territoires d'outre-mer, mais compte tenu de la censure de l'article 2, il ne pose pas de réelle difficulté puisqu'il n'intéresse pas les institutions propres au territoire en cause.

J'en ai terminé. Je vous remercie.

Monsieur ABADIE : Je n'ai pas d'hésitation bien sûr sur la nature organique des mots concernés. Tout est dans l'analyse de "dispositions particulières". C'est l'organisme qui a sa caractéristique propre au sein du territoire. Les fonctions du président, tout en ne relevant pas, aux termes de la loi déférée, d'une organisation particulière, constitue néanmoins un élément d'organisation particulière puisqu'il s'agit de la présidence du territoire.

Monsieur le Président : Vous avez une note de Bruno GENEVOIS en date du 18 mars 1994 et du 10 novembre 1994. J'avance sur la pointe des pieds ; mais le statut du territoire -au regard de la transparence des patrimoines- ne regarde pas celui de l'organisation particulière. C'est le statut personnel du président.

Monsieur FAURE : Cela touche à l'organisation du territoire quand même. Si on modifie les incompatibilités, c'est le statut particulier qui est en cause.

Monsieur RUDLOFF : Mais oui c'est bien du statut propre, s'il y a l'édiction d'une inéligibilité ?

Monsieur FAURE : Est organique ce qui n'est pas la copie conforme de ce qui se passe en métropole.

Monsieur le Président : Je reprends la note GENEVOIS.

Monsieur le Secrétaire général : Il n'est pas certain que nous soyons au coeur même des institutions propres du territoire et de leurs statuts.

Monsieur FAURE : Mais ce sont des dispositions spécifiques.

Monsieur le Secrétaire général : Sans doute, mais cela ressort-il du 2ème ou 3ème alinéa de l'article 74 de la Constitution.

Monsieur le Président : Je suis plutôt pour un silence prudent.

Monsieur RUDLOFF : Pourtant le président du territoire est une institution spécifique.

Monsieur le Président : On aligne l'élu des Territoires d'outre-mer sur un régime général. On ne doit soulever que ce qui est évident.

Monsieur RUDLOFF : On reproche à la loi de ne pas être organique.

Monsieur le Président : Nous avons la conscience en paix.

Monsieur FAURE : Pas pour tout.

Monsieur RUDLOFF : Le problème restera entier. Qu'est-ce qu'une organisation spécifique ?

Monsieur ABADIE : Dès l'instant où les textes touchent les modalités des élus des territoires d'outre-mer, on serait obligé de leur appliquer l'article 74 !

Monsieur le Président : Quel est le sentiment du Conseil constitutionnel ?

Madame LENOIR : Je ne pense pas qu'on ait intérêt à soulever quoi que ce soit.

Monsieur le Président : A-t-on les jurisprudences sur le contrôle en mer et le code des juridictions financières ? De toutes façons, on ne nous demande rien. Ce n'est pas la peine de se lancer là-dedans ! C'est une simple faculté ! La loi dit par ailleurs : "Ils peuvent s'ils le jugent utiles...". S'ils ne font rien ? Ils ne leur arrivent rien ! Vous gagnez au loto ? Vous achetez une propriété ? Rien ne vous oblige à faire une déclaration. C'est une faculté ! Ce n'est pas une obligation ! Le texte entre en vigueur maintenant. Je ne me souviens plus : à l'heure actuelle, est-ce que les députés doivent déposer une déclaration de changement ou de modification substantielle de leur patrimoine ?

Tous : Oui, naturellement ils le doivent !

Monsieur le Président : Est-ce qu'il faut mettre cette nouvelle faculté dans une loi organique ? Ça me paraît tellement tatillon ! On va chercher des pattes de mouche ! On ajuste notre plus fin microscope pour aller débusquer une simple faculté !

Monsieur FABRE cite un billet que Monsieur MARCILHACY avait écrit : "C'est de la sodomisation de diptères !"

La séance est suspendue à 10 h 50 et est reprise à 11 heures.

(Le Conseil après un court débat se met finalement d'accord pour ne pas soulever le caractère organique ou non des dispositions de la loi en tant qu'elles s'appliquent aux Présidents des territoires).

(A la suite de l'adoption de cette décision, est distribué un nouveau projet de censure de l'injonction pénale aux membres. Il est lu par le rapporteur. Modifications rédactionnelles p. 3 et p. 5).

Monsieur ABADIE : En haut de la page 5 on s'exprime sur la séparation entre les autorités. J'aurais préféré retenir la formule "doit prévoir l'intervention du siège" pour permettre à la prochaine législature de reprendre le texte.

Madame LENOIR : On n'est pas dans l'hypothèse d'une procédure administrative. En matière pénale, le principe de la séparation a une valeur spécifique bien différente. La simple homologation par un juge du siège d'une convention entre le délinquant et le ministère public ne suffirait pas au respect d'une procédure contradictoire.

Monsieur ABADIE : Je ne nie pas ce principe, mais il faut être moins contraignant.

Monsieur LATSCHA : La formule : "décision d'un tribunal indépendant" n'est pas indispensable.

Monsieur le Président : La formule "autorité de jugement" me convient. Mais nous n'avons pas répondu à l'interrogation de Monsieur le Préfet qui est "intervention" ou "décision".

Monsieur LATSCHA : Je continue si vous le voulez bien. J'ai réfléchi à un aspect des transactions dont le Gouvernement s'est prévalu dans ses observations. Quand une transaction intervient, elle arrête la procédure. S'il y a refus de la transaction, alors le tribunal indépendant prend la sanction, pas le parquet tout seul, ce qui va dans le sens de notre décision. Que peut faire le législateur dans le cadre de notre système ? Parce que l'idée de départ est intéressante, il faut la conserver mais l'encadrer ! Est-ce que notre décision la rend encore possible ?

Monsieur RUDLOFF : Si on dit "conformément aux exigences ci-dessus rappelées" cela exige le contradictoire et tout le toutim. Cela rend donc impossible l'injonction.

Monsieur le Président : Le problème, c'est que si nous l'acceptons là, nous ne pourrons plus l'arrêter et nous serons obligé de l'accepter pour toute sanction inférieure à 5 ans, tout l'urbanisme etc..., et ça, c'est ouvrir une brèche dans laquelle beaucoup sans doute s'engouffreront et qu'on ne pourra plus colmater. A l'Assemblée nationale Monsieur MAZEAUD est opposé à cela. Ça a été repris par le Sénat avec un faux nez et très difficile à faire passer en Commission mixte paritaire. Le parquet deviendra arbitre de la sanction. On aboutira ainsi au système américain. Veut-on ou non le système du "plea bargaining" ? Si les américains ont adopté ce système c'est que leur machine judiciaire a besoin de cette soupape pour 90 % des affaires pénales. Je pense qu'une fois que l'accord aura été passé entre le parquet et les parties, il faudrait pouvoir aller voir le président de la cour pour l'entériner et ainsi éviter

les catastrophes. Dans le quotidien, ce texte donne un pouvoir extraordinaire d'arbitraire au parquet.

Madame LENOIR : Oui, en réalité, on organise là un préjugement. La médiation pénale, c'est quand même autre chose.

Monsieur RUDLOFF : On fera peur aux fous, et alors ! Le fou, comme nous, croit en l'indépendance du juge et prend le risque de mécontenter le parquet pour aller devant le juge. Si vous pensez que l'injonction pénale doit résulter de l'automatisme du cachet d'un magistrat indépendant, ce n'est pas suffisant. Il faut un vrai débat contradictoire.

Monsieur le Président : On peut retirer "conformément aux prescriptions constitutionnelles ci-dessus rappelées".

Monsieur le Secrétaire général : Monsieur le Président, il faut tout de même boucler le raisonnement.

Monsieur le Président : Effectivement, sinon on va croire qu'on sort ça de notre chapeau.

Madame LENOIR : A la page 4 du projet, il faut corriger et mettre : "Gardienne de la liberté individuelle".

Monsieur le Président : Oui bien sûr, ma chère amie, je l'avais déjà corrigé.

(On passe au vote. Maurice FAURE et Marcel RUDLOFF votent contre le projet de censure. Ainsi, le vote est acquis par 7 contre 2.)

Monsieur LATSCHA : Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs, Dans le cadre de la saisine par le Premier ministre de la totalité des textes relatifs au financement de la vie politique, il m'incombe donc de traiter de la loi relative aux marchés publics et délégations de service public. On peut, à titre préliminaire, constater que ce texte est issu des travaux du groupe de travail parlementaire "Politique et argent" présidé par M. Philippe SEGUIN. Ce groupe avait notamment procédé à l'audition du premier Président de la Cour des comptes, M. Pierre JOXE, lequel avait par exemple suggéré que la mission interministérielle d'enquête sur les marchés publics puisse être saisie par les chambres régionales des comptes, voire par la Cour des comptes. L'article 7 du texte ne retient que cette dernière possibilité. Ce groupe a également entendu M. PANCRAZI, chef de la mission interministérielle et le secrétaire général de la commission centrale des marchés. Mais surtout, ce groupe a déposé 10 propositions de loi qui sont, directement, à l'origine du texte qui nous a été déféré. Bien entendu, certaines des suggestions n'ont pas été retenues. Tel est le cas des pouvoirs d'enquête des magistrats de la Cour des comptes. Mais la plupart des propositions ont abouti, sans doute parce que les modifications introduites ne sont pas d'une ampleur considérable.

Il faut aussi s'interroger sur la nécessité de légiférer. Ainsi, on ne peut qu'être surpris des modifications successives de l'article 40 de la loi du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption, dite loi "Sapin", sur lequel le Conseil est appelé à se prononcer pour la troisième fois en trois ans (20 janvier 1993, 1994 et aujourd'hui). Je dois, d'une manière plus générale insister sur les mutations très rapides de la législation en la matière.

La loi du 3 janvier 1991, relative à la transparence et à la régularité des procédures de marché a créé la mission interministérielle d'enquête sur les marchés, diligentées à la demande du Premier ministre, du ministre de l'économie et des finances, des ministres dans le cadre de leur compétence et des préfets. Elle a été saisie de 16 affaires en 1993 et 32 affaires en 1994. Par ailleurs, ce texte a soumis à des obligations de publicité et de mise en concurrence la passation de certains contrats, soit du fait de leur objet (bâtiments hospitaliers, scolaires...) soit du régime de la rémunération qui en découle (par exemple si la rémunération de l'entrepreneur consiste, totalement ou non dans le droit d'exploiter l'ouvrage).

La loi du 11 décembre 1992 concerne les contrats dans les secteurs de l'eau, de l'énergie des transports et des télécommunications. En outre, le système a été modifié par la loi du 29 janvier 1993 que j'ai déjà citée que le Conseil a eu a apprécier, tout comme la loi du 8 août 1994 qui l'a modifiée.

On ne peut donc que constater la succession très rapide des textes. C'est sans doute ce qui explique le caractère très morcelé des dispositions du présent texte.

Comme pour le financement de la vie politique et les incompatibilités, nous ne sommes saisis d'aucun moyen précis, ce qui va nous conduire à tout examiner. Je vous signale également qu'à la demande de l'Union nationale des services publics industriels et commerciaux, nous sommes destinataires d'une consultation de Messieurs Vedel et Carcassonne portant sur trois articles : l'article 1er, l'article 6 et l'article 9.

J'examinerai les articles dans l'ordre du texte même si certains rapprochements sont possibles. L'article 1er est un épisode d'un feuilleton juridique déjà long : l'article 40 de la loi de janvier 1993 avait prévu les cas dans lesquels la prolongation d'une délégation de service public était possible. Cet article dans sa version initiale, avec plusieurs conditions restrictives avait retenu qu'à la demande de l'autorité délégante, des travaux non prévus au contrat initial pouvaient justifier, en cas d'incidence financière importante, une prolongation de la concession. La loi du 8 août 1994, prenant appui sur le fait que le mot travaux était trop restrictif, l'a remplacé par l'expression "investissements matériels ou immatériels" beaucoup plus large. Les partisans de

ce chargement ont mis l'accent sur le fait que ne pouvaient être pris en compte des investissements ne constituant pas des "travaux" mais qui peuvent être importants, comme la réalisation d'un logiciel informatique ou une étude indispensable à de nouveaux investissements. Les adversaires de cet assouplissement, comme M. MALVY (proposition de loi n° 1590) ou le groupe de travail présidé par M. SEGUIN (p. 35) ont insisté sur le caractère très flou de ce que peut être un investissement immatériel, en faisant référence en particulier aux "contrats d'études" dont on a pu mesurer certains efforts prévus et proposaient un retour au texte antérieur. Finalement, le débat parlementaire a abouti, après la Commission mixte paritaire à une solution de compromis visant exclusivement les "investissements matériels". Je ne sais pas très bien ce que cela vise de plus que les travaux : un achat d'autocars, d'engin roulant, de logiciel peut être. Mais cela exclut des prestations purement intellectuelles.

Dans la décision du 20 janvier 1993, nous n'avions pas fait de remarques particulières sur ce point précis. La censure sur cette question, portait sur le fait que les prolongations ne pouvaient excéder de plus du tiers la durée initiale de la concession. Elle allait donc dans le sens de la souplesse et elle se fondait sur l'article 72 de la Constitution.

Dans notre décision du 3 août 1994, nous n'avions pas censuré le changement pourtant important consistant à faire passer le critère des "travaux" en "investissements matériels et immatériels". Est-ce que le retour à une situation intermédiaire tombe sous le coup d'une inconstitutionnalité ? A l'évidence, la réponse me paraît négative.

La consultation de Messieurs VEDEL et CARCASSONNE le prétend pourtant, en se fondant sur la censure de la limitation dans le temps de la prolongation qui avait été prononcée en 1993 pour atteinte à la libre administration des collectivités locales, car cette interdiction de prolongement était faite par le législateur "sans égard à la diversité et à la complexité des situations" en cause. La consultation indique que, dès lors que la notion d'investissements immatériels peut recouvrir des situations très différentes (logiciels, études préalables à un plan de circulation, conception d'installation de vidéosurveillance...).

Il ne me paraît pas possible de suivre un tel raisonnement, car nous n'avons pas censuré une version plus restrictive du texte en 1993. Notre censure portait sur la fixation d'un seuil uniforme à la durée du renouvellement et non pas sur les critères permettant un tel renouvellement. En dépit de l'"habileté" des consultants consistant à dénoncer une atteinte à la libre administration des collectivités locales, je ne vois pas une méconnaissance de cette règle dans la fixation de tels critères. Une chose est de prévoir les cas dans lesquels le prolongement de la concession est possible, une autre chose est de l'enfermer dans des limites de temps. Aussi, je ne vous propose pas une censure dont je dois dire, au surplus, qu'elle ne paraît pas du tout opportune, dans la mesure où cette

modification vise à empêcher des études dont l'intérêt réel est factice.

L'article 2 comporte une disposition additionnelle à la loi "Sapin" . Il prévoit que chaque année le délégataire doit produire à l'autorité délégataire un rapport sur l'exécution de la délégation. Je ne vois pas là de difficultés.

L'article 3 prévoit, au I, la transmission de ce rapport à la Cour des comptes dans le cadre du contrôle des comptes de l'autorité délégante. Le II de cet article fait de même en qui concerne les chambres régionales des comptes et le III prévoit d'annexer au budget des communes de plus de 3 500 habitants les comptes et annexes produits par les délégataires de service public. J'en examinerai, à l'article 9, l'extension des pouvoirs de la Cour des comptes.

L'article 4 prévoit que la convention de délégation d'un service public doit préciser les tarifs à la charge des usagers.

L'article 5 est plus substantiel. Il s'agit de la non application des règles de publicité et de passation des marchés pour les délégations d'un faible montant. Ici encore, l'évolution législative relève plutôt de l'hésitation. L'article 41 de la loi de janvier 1993 avait prévu deux cas de non application des procédures : celui où la loi organisait un monopole au profit d'une entreprise et celui où le service public est confié à un établissement public et à condition que l'autorité déléguée figure expressément dans les statuts de l'établissement.

L'article 70 de la loi du 8 août 1994, qui n'a pas été jugé contraire à la Constitution, a prévu que les délégations d'un montant inférieur à 1,35 millions de francs, hors taxes -équivalent d'un seuil maximal prévu par une directive communautaire- seraient exclus de l'application des procédures. La justification présentées à l'appui de ce texte était notamment celle de la lourdeur des procédures applicables, par exemple, aux transports scolaires. L'Assemblée nationale a retenu comme le présent article deux critères plus stricts : soit un montant global de 700 000 Francs, soit un montant annuel de 450 000 Francs si la convention n'excède pas 3 ans. La Sénat a été réticent à abaisser le plafond de 1994 (rapport de M. Bonnet n° 185 p. 30).

Mais pour ce qui nous concerne, je crois qu'ici encore nous sommes liés par les précédents, et comme nous avons admis une situation où il n'y avait pas de dérogations en fonction du montant de la concession et une autre où la dérogation s'appliquait jusqu'à un seuil de 1,35 millions, la fixation d'un seuil intermédiaire en fonction du montant de la concession ne pose pas de difficultés d'ordre constitutionnel. La situation, à cet égard est la même que celle de l'article 1er.

(La séance est suspendue pour le déjeuner. Elle reprend à 14 h 35)

On aborde une difficulté plus importante avec l'article 6. Cet article complète l'article 53 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, afin de préciser que les règles définies par celle-ci s'appliquent aux délégations de service public. Cet article prévoit que les règles définies par l'ordonnance s'appliquent à "toutes les activités de production, de distribution et de services, y compris celles qui sont le fait de personnes publiques".

Le Conseil de la concurrence a jugé que les décisions d'organisation d'un service public, notamment celles par lesquelles celle-ci concède l'exécution du service, n'étaient pas concernées par cet article (décision du 17 mai 1988 dite "Ville de Pamiers". Le tribunal des conflits a confirmé cette interprétation, c'est-à-dire qu'il a jugé que les règles de l'article 53 ne s'appliquent aux personnes publiques qu'autant que celles-ci se livrent aux activités en cause. Mais l'acte de dévolution de l'exécution même du service échappe au champ d'application de l'ordonnance de 1986.

La Cour d'appel de Paris, saisie de la décision du Conseil de la Concurrence, adopta l'attitude inverse en jugeant que dès lors que la ville de Pamiers ayant choisi de ne pas gérer elle-même le service en faisant appel à plusieurs entreprises avait "exercé" une action sur le marché"¹.

Le tribunal des conflits par une décision du 6 juin 1989 ² a infirmé cette position : l'organisation du service public de la distribution de l'eau n'est pas une activité de production, de distribution ou de services mais elle est prise dans l'exercice de prérogatives de puissance publique.

La situation actuelle a ensuite été fixée par une décision du 23 juillet 1993 (Compagnie générale des eaux) ³ : l'acte de dévolution de l'exécution du service public ne relève pas des prévisions de l'ordonnance du 1er décembre 1986. On remarque que le Conseil d'Etat va plus loin que le tribunal des conflits. En effet, celui-ci avait fermé la voie à la compétence judiciaire tout en laissant ouverte la question de l'application de l'ordonnance de 1986 par le juge administratif.

C'est dans ce cadre que s'inscrit l'article 6, lequel ajoute les conventions de délégation de service public dans le champ d'application des règles de l'ordonnance.

La consultation de Messieurs VEDEL et CARCASSONNE rappelle le dialogue de "sourds" qui a eu lieu entre l'Assemblée, le Gouvernement et le Sénat sur cette question : pour Madame NEIERTZ, auteur de

¹Voir M. BAZEX, AJDA 1988 p. 754 et R. CHAPUS RFDA, 1989 p. 86)

²Conclusions STIRN, RFDA, 1989, p. 457

³Note TERNEYRE RFDA, 1993, p. 252

l'amendement à l'Assemblée, il s'agit de permettre au Conseil de la concurrence de contrôler les conventions de délégation de service public. Le Ministre affirme que le contrôle du Conseil de la concurrence s'exerce sur les entreprises délégataires, ce qui est exact et, faisant allusion à la loi de 1993 qu'il existe des procédés de publicité, ce qui est aussi exact mais ne répond pas à la question posée qui est l'application des règles de l'ordonnance de 1986 à l'acte de délégation proprement dit. Le Sénat, pour sa part, (rapport de M. BONNET p. 32) indique que la jurisprudence du Conseil d'Etat n'interdit pas au Conseil de la concurrence d'examiner le comportement des délégataires (ce qui n'est pas en cause) ni au juge administratif d'appliquer l'ordonnance aux actes des personnes publiques, ce qui, en revanche paraît contestable s'agissant de la dévolution du marché. Le Sénat a donc jugé la mention de l'article 6 inutile et l'a supprimé.

La Commission mixte paritaire a finalement opté non pour la version initiale de l'Assemblée mais pour une référence à l'application de l'ordonnance "notamment dans le cadre" des conventions de délégation. M. BONNET a précisé qu'il s'agissait d'une simple précision, tandis que M. de ROUX, rapporteur à l'Assemblée a jugé que cette mention revenait sur la jurisprudence "Ville de Pamiers".

Cette question peut avoir des répercussions constitutionnelles. Trois hypothèses peuvent résulter de l'article 6 :

 -La première c'est que cette mention n'ajoute rien à la situation existante mais précise que dès lors qu'elle intervient sur le marché, l'administration, même si elle est dans le cadre d'une délégation peut se voir appliquer le texte de l'ordonnance de 1986. C'est plutôt l'interprétation du Sénat. L'article 53 prévoit le contrôle des entreprises délégataires et l'ajout de cette référence ne permet pas au juge judiciaire d'étendre son contrôle, ni à l'ordonnance de 1986 de s'appliquer à l'acte de dévolution du service public à une entreprise privée.

 -La deuxième possibilité : c'est que cet article remet en cause l'apport jurisprudentiel du Conseil d'Etat de 1993 par rapport à celle du tribunal des conflits, c'est-à-dire qu'il permet l'application de l'ordonnance de 1986 à la décision de dévolution sans aller jusqu'à affirmer la compétence judiciaire.

 -La troisième possibilité : il remet en cause la jurisprudence "Ville de Pamiers" du Tribunal des conflits, c'est à dire qu'il permet au juge judiciaire d'être compétent sur tels actes.

Si la première hypothèse est retenue, il n'y a aucune difficulté constitutionnelle. En revanche, la troisième possibilité aboutirait à soumettre au juge judiciaire un acte relevant de l'exercice de prérogatives de puissance publique c'est-à-dire la décision

proprement dite. Dans notre décision du 23 janvier 1987 nous avons considéré qu'en vertu d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République, "relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation ou la réformation des décisions prises, dans l'exercice de prérogatives de puissance publique, par les collectivités locales".

Quant à la position médiane, elle fait de l'ordonnance de 1986 une source du droit administratif mais ne revient pas sur la position du tribunal des conflits.

Comment donc interpréter une telle disposition ? L'article 1157 précise ce qu'est la règle dite de "l'effet utile" qui implique que lorsqu'une disposition est susceptible de deux sens, il faut écarter celui avec lequel elle ne produit aucun effet et privilégier celui avec lequel elle produit un effet. F. LUCHAIRE⁴ cite le cas de la différence entre les mentions du statut des magistrats faites par l'article 34 et par l'article 64, et l'effet utile donné à ces mentions par le Conseil constitutionnel lorsqu'il limite le champ d'application de l'article 64 aux magistrats de l'ordre judiciaire. Mais en toute hypothèse la version retenue par la Commission mixte paritaire précise que le cadre de la délégation, une fois passée, ne fait pas nécessairement échapper l'administration au champ d'application de l'ordonnance.

Le Gouvernement, dans sa fiche, observe au contraire que le mot "notamment" implique que ce texte est un simple texte de précision et qu'il n'a pas de réelle portée.

Je voudrai quant à moi tenter de sortir un peu de la logique dans laquelle le "mémoire" qui émane en fait des grandes sociétés de concession des eaux essaie de nous enfermer. Ce texte de loi risque d'ajouter davantage à la confusion juridique qu'il ne simplifiera la question. Il est probable que dans trois ou quatre ans, le Tribunal des conflits soit, à nouveau, amené à se pencher sur ce problème. Mais pour retenir une censure, il faudrait donner à ce texte une portée qu'il n'a pas forcément. Et pour faire une neutralisante, il faudrait trancher entre deux interprétations.

Les auteurs du mémoire, d'ailleurs, pensent que ce n'est pas possible et que nous ne pouvons pas y arriver. Tout en reconnaissant qu'il est possible d'hésiter, je crois qu'il n'est pas opportun de leur répondre : en amont, ce qui est en jeu, c'est un problème de répartition des compétences entre les deux ordres de juridictions. Je vous propose donc de ne rien en dire. De quel droit ferions-nous une neutralisante pour trancher l'intéressante question de droit qui est posée ? Je pense préférable de garder le silence. D'ailleurs, depuis que la loi Sapin a fixé des règles applicables à la passation des conventions de délégation, la question perd une grande partie de son importance : il n'y a pas, en toute hypothèse de vide juridique.

⁴RDP, 1980, p. 294

En conclusion, je dois dire que l'acte de passation de la convention reste administratif et ne relève pas du juge judiciaire, mais que son exécution peut demeurer au moins partiellement, à la charge de l'administration, et que, dans ce cas, l'article 6 trouve un sens.

Monsieur le Président : Bien, j'ai l'impression qu'on traite un cas d'espèce. Qu'allons-nous faire là dedans ? Vous avez finement développé ce problème mais faut-il poser la question ?

Madame LENOIR : Cet amendement introduit une confusion qu'il ne nous est pas possible de faire cesser. Ce sont des activités qui sont visées là. On ajoute le "notamment" mais cela ne change rien. On distingue la fonction de la délégation du reste. On ne sait pas quelle est la bonne interprétation. Tout cela me paraît superflu. On ne doit pas trancher.

Monsieur LATSCHA : La jurisprudence est établie. Il n'y a pas de raison de la remettre en question. Cela est délicat, la question est de savoir si on donne une portée à ce texte, il est possible qu'il y ait une contradiction avec notre propre jurisprudence. Mais cela n'est pas très grave.

Monsieur ABADIE : Je suis d'accord avec le rapporteur. Ce texte n'ajoute rien mais il sera loisible au législateur de préciser la portée d'un texte qui ne pose pas de problèmes constitutionnels.

Monsieur ROBERT : On fait un drame de rien. Il faut surtout éviter de se lancer là-dedans. Je ne comprends pas, c'est effrayant.

Monsieur le Président : Bon, est-ce qu'on soulève ? D'où sortirions-nous cela ? Cette disposition ne concerne ni le droit public ni les libertés de nos concitoyens. La saisine est en blanc. Vous rendez-vous compte, si nous décidions de soulever, de quel type de contrôle cela serait révélateur ! L'amicus curiae restera ce qu'il est, un amicus curiae. Poursuivons.

Monsieur LATSCHA : Le reste de la loi ne pose pas de problèmes.

Monsieur le Président : Vous n ' avez pas reçu d'autres amicus curiae ?

Monsieur LATSCHA : Si, il y en a plusieurs.

L'article 7 permet à la Cour des comptes de demander à la commission centrale des marchés de faire une enquête, la même possibilité pour les chambres régionales des comptes n'a pas été finalement retenue.

L'article 8 soumet les projets d'avenant à un marché de travaux, de fournitures ou de services ou à une convention de service public entraînant une augmentation du montant global supérieure à 5 % à l'avis de la commission d'appel d'offres. Aux termes de l'article 255 bis du code des marchés publics, les avenants ne peuvent avoir pour effet de changer l'objet du contrat ou d'en bouleverser

l'économie. Mais cette précision est utile. En tous cas, elle n'est pas inconstitutionnelle.

L'article 9 est relatif aux missions des magistrats de la Cour des comptes. Il prévoit un droit de communication direct auprès des cocontractants des services et organismes soumis au contrôle de la Cour. C'est dire qu'il étend des possibilités d'enquête sur les sociétés cocontractantes, et vous voyez lesquelles peuvent être visées. Le Sénat a été réticent à l'adoption de ce mécanisme en observant que cela modifie le rôle de juridiction financière de la Cour. La consultation de messieurs VEDEL et CARCASSONNE présente deux arguments.

Ils invitent le Conseil a reconnaître, sans doute sous la forme d'un principe reconnu par les lois de la République, la limitation de la compétence de la Cour aux seuls cas où des deniers publics sont en cause. Il est vrai qu'il existe une sorte de tradition républicaine en ce sens.

Mais comment ériger une compétence en principe ? Il n'y a pas d'application absolue de cette règle, et le Gouvernement le démontre bien, en évoquant outre la souscription pour le rétablissement de la statue d'Henri IV l'extension du contrôle de la Cour à des organismes faisant appel à la générosité publique (loi du 7 août 1991) d'ailleurs précisé dans le récent D.M.O.S. dont nous avons admis la conformité à la Constitution... Et je trouve pour ma part que si un principe existe, il doit être recherché dans la protection des compétences de la Cour plutôt que dans sa limitation.

Les auteurs du mémoire reprochent également le caractère beaucoup trop large du droit de communication, en insistant sur le fait qu'il s'étend aux dépenses du délégataire, donc à la qualité du service rendu, qu'il exclut le principe du contradictoire et qu'il vise les documents "pouvant se rapporter" au marché en cause, élément très imprécis laissant toute latitude aux magistrats chargés de l'enquête. Mais on voit mal en quoi cela heurte un principe constitutionnel : il ne s'agit pas d'agents de l'administration mais bel et bien de magistrats et surtout, il ne s'agit pas de sanctions. J'ajoute, et le Gouvernement donne sur ce point des précisions utiles, que l'article prévoit l'information des entreprises délégataires des observations ou des suites données au contrôle.

Monsieur le Président : Bon, des observations ? Non ? Bon, allons !

L'article 10 modifie, d'une manière très ponctuelle, le délit de favoritisme, c'est-à-dire le fait de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives et réglementaires qui garantissent la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés. La définition actuelle ne correspond pas au champ d'investigation reconnu à la mission interministérielle d'enquête. L'article 10 vise donc à mettre l'article 432-14 du code pénal en adéquation avec cette compétence. Sont visés tous les établissements publics et non les seuls E.P.I.C. et les délégations

de service public et non plus seulement les marchés publics. Il n'y a pas là de difficulté constitutionnelle.

L'article 11 prévoit des mesures rendant obligatoire la délibération des autorités délibérantes, pour les opérations de ventes de terrain des communes de plus de 2 000 habitants, des départements, régions établissements publics fonciers... Il prévoit pour les communes de plus de 3 500 habitants, les sociétés d'économie mixtes locales, les régions et les départements des règles de publicité pour les cessions d'immeubles ou de droits réels immobiliers en annexes aux comptes administratifs.

On peut observer qu'il n'y a pas une adéquation totale dans le champ d'application des deux mesures : l'une s'applique aux communes de plus de 2 000 habitants, l'autre à toutes les communes de plus de 3 500 habitants. Ce dernier seuil existe déjà, par exemple en matière électorale ou dans la loi du 6 février 1992 (article 36 à propos des règles de fonctionnement de certains groupements de communes). La première mesure devrait d'ailleurs concerner plutôt le montant des cessions que le nombre d'habitants de la commune. Les sénateurs n'ont pas voulu imposer aux petites communes une telle obligation, procéduralement lourde. Aussi, je ne vous propose pas de retenir une rupture d'égalité dans le seul de 2 000 habitants.

J'observe, une fois encore, que ces dispositions constituent la troisième modification de ce système depuis 1993. Les lois passent vite.

J'ai terminé. Je vous remercie de votre attention pour ce long rapport qui débouche sur une bien courte décision. Mais ce contraste n'apparaîtra qu'à vous mêmes.

Monsieur LATSCHA : C'est mon dernier rapport devant le Conseil et je tiens à rappeler l'aide et le secours indispensable, efficace, sympathique et sans relâche du service juridique.

Monsieur le Président : D'autant que vous avez traversé un désert parsemé de quelques cactus ! Heureusement que l'amicus curiae de VEDEL et CARCASSONNE a disposé ça et là quelques oasis. Bon, allons-y lisons le texte.

(Monsieur LATSCHA lit le projet. La variante B est retenue modifiée à l'unanimité).

La séance est levée à 15 h 30.

Cette délibération ne contient pas d'annexe.

Les instructions de transcription ont été communiquées aux étudiantes et aux étudiants.