PROCES VERBAL DES SEANCES DES 8 ET 9 JUIN 1995
I. DEMANDE DE DECLASSEMENT RELATIVE AUX NOMINATIONS EFFECTUEES PAR DECRET EN CONSEIL DES MINISTRES
(SEANCE DU 8 JUIN)
La séance est ouverte à 16 heures en présence de tous les conseillers à l'exception de Monsieur Georges ABADIE.
Monsieur le Président : Je voudrais d'abord vous faire part d'une nouvelle qui nous réjouit tous, celle de la promotion du secrétaire général au rang de Conseiller d'Etat.
Monsieur FAURE : Oui, chacun à son tour !
Monsieur le Président : N'oublions pourtant pas ses grands mérites personnels ! Le Conseil des ministres a poussé la mansuétude jusqu'à le laisser à notre disposition. Il assume ses fonctions avec beaucoup de talent épaulé par l'équipe du service juridique. Si le Conseil constitutionnel affirme sa présence, c'est en particulier grâce à lui. Je lui adresse mes félicitations au nom de tout le Conseil.
Monsieur le Secrétaire général : Je vous remercie Monsieur le Président.
Monsieur le Président : Nous allons passer maintenant à notre ordre du jour qui comporte deux points. Le premier point a trait à une demande de déclassement relative aux nominations effectuées par décret en Conseil des Ministres. Madame Lenoir c'est à vous.
Madame LENOIR :
1 - La Saisine.
1.1 - Objet de la saisine du Conseil constitutionnel.
* Le Premier Ministre nous saisit, en vertu des articles 37 alinéa 2 de la Constitution et 24 à 26 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 d’une demande de déclassement législatif portant sur 6 textes et intéressant 16 cas de nominations en Conseil des Ministres.
Il nous demande de déclarer le caractère réglementaire de la mention "en Conseil des Ministres ” assortissant les dispositions des 6 textes législatifs susvisés sur le mode de nomination des emplois concernés. Ceux-ci sont énumérés en annexe de la saisine et intéressent :
- L’Agence du Médicament (Président et Directeur général) ;
- Le Centre Pompidou (Président) ;
- L’INRA (Président et Directeur général) ;
- L’Institution Nationale des Invalides (Directeur) ;
- Les ports autonomes (Directeur) ;
- et les deux sociétés nationales (Péchiney et Thomson) (Président Directeur général).
1.2 - Saisine parallèle du Conseil d'Etat.
* Le Conseil d’Etat a été parallèlement saisi d’une demande de déclassement portant sur des textes législatifs antérieurs à 1958 (voir article 37 alinéa 2 de la Constitution). Il a statué en faveur de la constatation du caractère réglementaire des dispositions prévoyant les nominations en cause "en Conseil des Ministres ”.
Mais l'affaire n'est pas close car le gouvernement envisage à l’heure actuelle une saisine complémentaire, de manière à élargir la portée du déclassement. Déclasser purement et simplement la mention “ en Conseil des Ministres ” a pour seule conséquence, en effet, d’attribuer la compétence de nomination toujours au Président de la République, mais par Décret simple.
Or le gouvernement entend réserver dans certains cas, le pouvoir de nomination au Premier Ministre. Pour ce faire, un décret présidentiel spécial de délégation s’avère nécessaire en vertu des dispositions combinées de l’article 13 dernier alinéa de la Constitution et de l’article 3 de l’ordonnance organique du 28 novembre 1958 (concernant les nominations aux emplois civils et militaires).
2 - La situation actuelle de la procédure de nomination aux emplois supérieurs.
Pour ce qui nous concerne, l’effet du déclassement demandée sera de transférer du décret en Conseil des Ministres au décret simple du Président de la République, la nomination des 16 emplois considérés.
2.1 - Les textes en vigueur.
La situation générale des nominations aux emplois supérieurs n’en sera pas moins, si l’on tient compte de la saisine concomitante du Conseil Constitutionnel et du Conseil d’Etat, assez sensiblement changé, après déclassement de l’expression “en Conseil des Ministres ” dans les textes en cause.
Rappelons le droit en vigueur en matière de nomination aux emplois supérieurs :
- La Constitution.
Suivant l’article 13, le Président de la République “nomme aux emplois civils et militaires ” et cet article énumère lui-même certains de ces emplois (ex : Conseillers d’Etat, Préfets, Ambassadeurs, Recteurs des Académies, Directeurs d’Administration Centrale...).
Le même article renvoie à la loi organique la détermination des autres emplois nommés en Conseil des Ministres, ainsi que celle des conditions dans lesquelles le pouvoir de nomination du Président de la République peut être exercé en son nom.
- L’ordonnance organique du 28 novembre 1958.
. L’article 1er de cette ordonnance ajoute à la liste des emplois énumérés dans la Constitution :
- Procureur Général près de la Cour de Cassation, la Cour des comptes et la Cour d’Appel de Paris ;
- Mais aussi, les emplois de direction des Etablissements Publics, entreprises publiques et sociétés nationales “quand leur importance justifie inscription sur une liste dressée par Décret en Conseil des Ministres” ;
- Les emplois "pour lesquels cette procédure est actuellement prévue par une disposition législative ou réglementaire particulière ”,
. L’article 2 énumère les emplois dont les titulaires sont nommés par Décret simple du Président de la République.
. L’article 3 ouvre la possibilité d’une délégation de ce pouvoir de nomination au Premier Ministre (Délégation jamais mise en oeuvre jusqu’à ce jour).
2.2 - La situation présente.
- En ce qui concerne les autorités de l’Etat, environ 500 emplois sont concernés ;
- Pour ce qui est du secteur public distinct de l’Etat, la liste des emplois résulte d’un décret du 29 avril 1959 (26 emplois concernés), modifié par un décret du 22 février 1967 (76 emplois concernés), modifié de nouveau par un décret du 6 août 1985 (185 emplois concernés alors, répartis dans 148 entreprises mais ayant trait pour la plupart des emplois, soit 122, à des dispositions antérieures “entérinés” par le décret de 1985).
Cette liste a progressivement diminué sous l'effet des privatisations. Elle ne recouvre plus à l'heure actuelle que 124 emplois.
Le Conseil d'Etat est saisi d'un nouveau projet de décret en conseil des ministres fixant la liste des emplois supérieurs du secteur public dont les titulaires resteront nommés en conseil des ministres, et qui limiterait ceux-ci à moins d'une vingtaine.
3 - Analyse juridique et solution proposée.
3.1 - Analyse juridique.
Trois terrains juridiques, pour appréhender la question qui nous est posée, paraissent a priori envisageables.
* On pourrait, d'abord considérer que cette question a trait à la répartition des attributions dévolues à l'Etat entre les autorités publiques de l'Etat.
Notre jurisprudence, à cet égard, est traditionnelle et constante.
Le principe est celui de la compétence réglementaire, et nous décidons rituellement "qu'il appartient au pouvoir réglementaire de désigner l'autorité habilitée à exercer au nom de l'Etat les attributions relevant de la compétence dévolue à celui-ci par la loi".
Il peut être fait échec à ce principe néanmoins si la désignation en question "met en cause un principe ou une garantie relevant du domaine de la loi" (voir les tables trentenaires - pages 107 à 108).
Toutefois, cette jurisprudence n'est nullement transposable en l'espèce. On a vu, en effet, que la suppression de la mention "en conseil des ministres" ici envisagée n'aurait pas pour effet de transférer à une autre autorité que le Président de la République le pouvoir de nomination des emplois en cause.
* On pourrait, dans ces conditions, s'attacher exclusivement à qualifier la mention même "en conseil des ministres". Et nous devons considérer qu'elle a trait à une manière de procédure consultative, dès lors que le conseil des ministres n'a aucun pouvoir décisionnaire, comme en a décidé, à plusieurs reprises, le Conseil d'Etat.
Il nous faudrait alors nous référer à notre jurisprudence sur la nature juridique des dispositions intéressant les organismes consultatifs.
Mais cette approche n'est pas satisfaisante car, en effet, les conditions de nomination des emplois supérieurs ont un fondement juridique tout-à-fait spécifique. Elles ne peuvent donc s'analyser au regard des articles 34 et 37 de la Constitution.
* Il convient, de se référer spécialement aux textes constitutionnels (art. 13) et organiques (ordonnance du 28 novembre 1958 intervenue au titre de l'article 92 de la Constitution) qui sont au fondement de la procédure de nominations aux emplois supérieurs.
Nous sommes d'autant plus enclins à nous référer à ces bases juridiques que nous avons déjà eu à connaître de dispositions relatives à la nomination des dirigeants dans le secteur public.
Dans la DC 217 du 18 septembre 1986 sur la communication audiovisuelle (citée dans la note jointe à la saisine du Gouvernement) nous avons annulé une disposition de la loi déférée qui précisait que les membres de la C.N.C.L. et le Président Directeur général de T.D.F. seraient désignés en conseil des ministres.
Le raisonnement suivi par nous mérite d'être rappelé.
1. Nous avons d'abord fait valoir le fondement constitutionnel, complété par l'ordonnance organique du 28 novembre 1958, de la nomination de certains emplois supérieurs en conseil des ministres.
2. Nous avons, ensuite, constaté que si le décret du 6 août 1985, pris sur le fondement de ladite ordonnance, mentionnait bien, parmi ces emplois supérieurs, celui de Président Directeur général de T.D.F, il ne pouvait s'agir de l'emploi de Président Directeur général de la nouvelle société créée par la loi en cause.
3. Dès lors, faute de la seule base réglementaire possible au regard de l'ordonnance organique de 1958, l’emploi en question ne pouvait faire l'objet d'une nomination en conseil des ministres, qu'en vertu d'une loi organique.
Et nous avons donc annulé, au nom du principe de la hiérarchie des normes, la disposition incriminée de la loi ordinaire déférée.
La signification de cette décision est double :
* d'une part, elle détermine clairement la nature des actes qui, en l'état, sont susceptibles d'ajouter à la liste des emplois supérieurs mentionnés à l'article 13 de la Constitution (en dehors bien sûr de la Constitution elle-même).
- soit le Décret en conseil des ministres visé à l'alinéa 3 de l'article 1er de l'ordonnance organique du 28 novembre 1958 ;
- soit la loi organique elle-même visée à l'alinéa 4 de l'article 13 de la Constitution.
Ainsi, on peut supposer que les lois qui sont à l'origine des nominations en conseil des ministres de 16 emplois supérieurs à propos desquels nous statuons, ne sont pas conformes à la Constitution. Mais la question ne nous a pas été posée au titre de l'article 61, alinéa 2.
* D’autre part, elle fait reposer la procédure de nomination en conseil des ministres de certains emplois sur le principe de la hiérarchie des normes et de la répartition des compétences des articles 34 et 37 de la Constitution.
- Constitution (article 13) ;
- Loi organique ;
- Décret en conseil des ministres, par subdélégation, si "l'importance de l'emploi le justifie", selon la formule que le Conseil d'Etat, en formation consultative, avait préconisée en 1958 ;
- Décret ou arrêté du Premier ministre par délégation du Président de la République (délégation jamais intervenue à ce jour).
3.2 - Solution proposée.
* Je propose de fonder notre décision sur les principes dégagés par votre jurisprudence de 1986, par référence à l'article 13 de la Constitution et à l'ordonnance organique du 28 novembre 1958.
Ce sera la première fois que nous le faisons dans le cadre d'une saisine de l'article 37, alinéa 2, de la Constitution.
En principe, nous nous référons pour la détermination de la compétence de la loi du règlement aux articles 34 à 37 de la Constitution. Nous nous référons rarement, pour ce faire, à la loi organique (sauf en matière financière, compte tenu des précisions apportées par l'ordonnance du 2 janvier 1959 ; n° 62-12 L du 17 février 1961, page 34 ; n° 61-16 L du 18 octobre 1961, page 41 ; n° 62-19 L du 3 avril 1962, page 33).
Ceci suppose qu'implicitement les lois relatives aux emplois visés dans la saisine sont, en tant qu'elles ont prévu une nomination en conseil des ministres, contraires à la Constitution. Mais l'article 37, alinéa 2, de la Constitution, ne nous permet pas de contrôler la conformité des lois à la Constitution. Nous n'avons donc pas à nous prononcer sur ce point.
* Si vous me suivez quant au fondement juridique à retenir pour notre décision, encore faut-il apprécier la nature de la mention d’une nomination "en conseil des ministres".
Elle pouvait, an sens de notre jurisprudence de 1986, être prévue :
- soit par la loi organique ;
- soit par le décret en conseil des ministres.
Dans l'hypothèse où le pouvoir exécutif ne souhaite pas que certains emplois supérieurs du secteur public ne fassent l'objet de nominations en conseil des ministres, il lui est loisible de ne pas les mentionner dans le décret en conseil des ministres visés dans l'ordonnance organique du 28 novembre 1958.
Dans ces conditions, force est de constater que les dispositions faisant l'objet de la saisine sont du domaine réglementaire.
* Un autre problème de forme, plus que de fond, se pose. Il intéresse les visas de notre décision qui doivent énumérer les dispositions de force législative à déclasser.
Or le code des ports maritimes n'a pas force législative, n'ayant pas été validé par le Parlement (voir notre décision 92-171 L du 17 décembre 1992 au rapport de Monsieur le Préfet ABADIE, page 12).
Il y a lieu de procéder à la même vérification s'agissant du code de la santé publique encore, que les dispositions en cause sur l'agence du médicament sont issue d'une loi (93-5 du 4 janvier 1993) ayant directement codifié ses dispositions.
Sous la réserve de la précision sur le code des ports maritimes (référence nécessaire dans notre décision sur la loi de 1965), la formule en cause doit être déclarée de nature réglementaire.
Monsieur le Président : Je vous remercie vous avez beaucoup de talent pour trouver le fil dans cette pelote. La discussion est ouverte.
Monsieur ROBERT : Je crois qu'on ne peut pas faire autrement. Mais si je suis le rapporteur, je suis réticent quant au jeu qu'on nous fait jouer. On nous fait ratifier des inconstitutionnalités. Si on nous avait déféré l'ordonnance de 1958, nous l'aurions déclarée assurément inconstitutionnelle. Mais comme ce n'est pas le cas, on ne peut
plus le dire. Lorsqu'on a été saisi des dispositions concernant la commission nationale sur la communication et les libertés nous avons dit qu'il appartenait à la loi organique de procéder à la nomination du Président et pas même à la loi ordinaire. On ne pouvait rien dire sur l'ordonnance organique elle-même mais on avait saisi la première occasion pour dire qu'il fallait une loi organique. Personnellement, je serais plus sévère parce que l'on nous fait manger notre chapeau. Je supprimerais le premier considérant et l'allusion à la fin sur l'article 92, je serais très sec. Voilà ce que vous avez fait ! Bon ! Eh bien, allez-y !
Monsieur le Président : Est-ce qu'on ne peut pas considérer qu'il y a une série de subdélégations.
Monsieur ROBERT : Mais est-ce que la loi organique pouvait subdéléguer ?
Madame LENOIR : Le Conseil d'Etat à l'époque, avait fait rajouter : "...Si l'importance se justifie".
Monsieur le Président : Est-ce-que le Conseil constitutionnel est prêt à suivre le rapporteur et l'amendement proposé par le professeur Robert ? Le deuxième point que je voudrais aborder c'est celui de la possibilité donnée au Président de la République de déléguer au Premier ministre. On peut imaginer une situation tout à fait autre que celle d'aujourd'hui. Sans jeter de l'huile sur le feu, on pourrait être saisi d'une proposition de la nature de celle que nous avons qui poserait beaucoup de problèmes dès lors qu'il n'y aurait pas d'accord ou d'harmonie entre le Président de la République et le Premier ministre.
Monsieur FAURE : C'est simple, il annulerait alors sa délégation.
Monsieur le Président : Oui, mais ça ne supprime pas le problème politique. Je dis ça de toute façon en passant.
Monsieur AMELLER : Je regrette que le Parlement n'ait pas eu son mot à dire là- dessus. C'est un piège qui élimine le Parlement en passant directement de la loi organique au décret. C'est vraiment pénible pour le législateur. C'est tout de même impensable que le Parlement ne puisse pas faire ce que le Pouvoir exécutif peut faire.
Monsieur le Président : Bien, alors nous supprimons le premier considérant ?
Madame LENOIR : Je voudrais ajouter un point sur la page 1 du projet et qui concerne les visas : ce que nous déclassons ce n'est pas le code des ports maritimes mais l'article
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de la loi de 1969. D'autre part, je me demande qu'elle est l'incidence de la suppression du premier considérant ?
Monsieur ROBERT : Je ne vois pas l'intérêt de ce considérant. On dit qu'on est saisi sur le fondement de l'article 37 parce que nous sommes dans une situation différente du contrôle de constitutionnalité de la loi de 1986 dont nous avions censuré la disposition ordinaire parce qu'elle devait figurer dans une loi organique. Là on n'est pas saisi sur le fondement de l'article 61, mais c'est évident.
Madame LENOIR : Certes, mais l'idée que ce considérant exprime c'est de montrer que l'on est pas en contradiction avec notre jurisprudence de 1986.
Monsieur ROBERT : Oui mais précisément, ce qui me gêne c'est que montrant qu'on est pas dans la même situation qu'en 1986, on a l'air de manger notre chapeau.
Monsieur CABANNES : Ça ne serait évidemment pas la même chose si nous avions l'exception d'inconstitutionnalité ...
Monsieur ROBERT : Mais on le dit à deux reprises, c'est évident.
Monsieur le Secrétaire général : Monsieur le Président, je voudrais juste apporter un élément d'information. Ce que dit le Conseil constitutionnel dans le premier considérant, il ne l'a jamais dit à propos de la procédure de l'article 37, alinéa 2 mais seulement à propos de la procédure de l'article 41. On peut interpréter le considérant de deux façons :
- Le Conseil constitutionnel porte l'accent précisément là où cela fait mal...
- Ou bien il laisse ouverte la question de l'inconstitutionnalité de l'ordonnance du 28 novembre 1958 et des dispositions législatives soumises à l'examen du Conseil.
Monsieur le Président : Le premier considérant dit seulement, que nous nous situons dans le cadre de la procédure de l'article 37.
Monsieur ROBERT : Oui, mais ça nous lie les mains pour l'avenir.
Monsieur CABANNES : Si on est saisi sur le fondement de l'article 37, est-ce qu'on ne pourrait envisager toutes les éventualités ? Sommes-nous sur un terrain très solide ?
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Monsieur !e Secrétaire général : Pour l'instant, cela n'a jamais été la philosophie du Conseil constitutionnel. Il a considéré qu'il pouvait être saisi sur le fondement de l'article 61 et de l'article 54 pour se prononcer sur l'inconstitutionnalité. Selon les autres modes de contrôle, il est strictement limité dans ses attributions. Dans la lignée de sa jurisprudence antérieure, il ne peut pas développer des questions de constitutionnalité à l'occasion de contrôles exercés suivant d'autres modes. Bien entendu, le Conseil pourrait changer d'attitude mais ce serait admettre en quelque sorte une exception d'inconstitutionnalité.
Monsieur ROBERT : Est-ce-que c'est opportun de le faire maintenant ?
Madame LENOIR : Je ne le pense pas, même si cette décision que nous prenons aujourd'hui est gênante, car elle dit en fait le contraire de ce que nous avons dit le 18 septembre 1986. Et si nous disons cela aujourd'hui, c'est parce que nous ne sommes pas saisis sur le fondement de l'article 61.
Je propose de suivre Monsieur le Professeur Robert sans tout à fait aller jusqu'à la suppression complète du premier considérant. Dans le premier considérant, on peut se borner à supprimer : "...N'a pas à juger de la conformité à la Constitution des dispositions qui lui sont soumises et le rédiger de la façon suivante : "Considérant que lorsqu'il est saisi dans les conditions prévues à l'article 37, alinéa 2 de la Constitution, il appartient seulement au Conseil constitutionnel d'apprécier si les dispositions qui lui sont soumises relèvent du domaine législatif ou du domaine réglementaire".
Enfin page 3, je propose qu'on fasse sauter la référence à l'article 92 de la Constitution où nous disons que la conformité de l'ordonnance de 1958 à la Constitution ne peut pas être contestée.
Monsieur le Président : Cela me paraît tout à fait bien.
(On passe à la lecture du projet qui est adopté à l'unanimité).
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II. EXAMEN DU PROJET DE DECISION RELATIF A LA DEMANDE DE MONSIEUR LOUIS BAYEURTE TENDANT A L'ANNULATION DU DECRET DU 16 MAI 1995 PORTANT CONVOCATION DU CORPS ELECTORAL POUR L'ELECTION D'UN DEPUTE A L'ASSEMBLEE NATIONALE
SEANCE DU 9 JUIN 1995
Monsieur le Président : Bien nous allons commencer. Madame Lenoir la parole est à vous.
Madame LENOIR : Monsieur Louis BAYEURTE, maire de Fontenay sous Bois ,nous saisit par voie d’action d’une requête contre le Décret du 16 mai 1995 portant convocation des électeurs, pour une élection partielle nécessitée par le décès de Monsieur R.A VIVIEN, suivi de la renonciation par Monsieur Antoine POULLIEUTE d’assurer sa fonction de député comme suppléant de Monsieur VIVIEN.
Le requérant critique le choix retenu pour la date des opérations électorales en cause :
- Le 1er tour du scrutin coïncidera avec le 2ème tour des élections municipales (18 juin) ;
- Le 2ème tour coïncidera avec le 2ème tour des élections cantonales partielles (25 juin) provoquées par la démission de Monsieur POULLIEUTE du Conseil Général.
A - L’affaire est spécialement intéressante du point du vue de l’examen de sa RECEVABILITE. En effet, elle pose la question de notre compétence pour connaître, par voie d’action, de recours dirigés contre des actes préliminaires à des opérations électorales, en l’occurrence les élections législatives.
- Passons en revue notre jurisprudence ;
- Puis, examinons le problème posé, avant de statuer sur la recevabilité de la requête.
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1) L’évolution de la jurisprudence : De T irrecevabilité à la recevabilité "à titre exceptionnel
1.1 - L’irrecevabilité.
Jusqu’en 1981, le Conseil Constitutionnel a opposé l’irrecevabilité aux requêtes dirigées contre les opérations préliminaires aux élections législatives, au motif que les textes en vigueur (article 59 de la Constitution et articles 32 à 45 de l’ordonnance portant loi organique du 7 novembre 1958 sur le Conseil Constitutionnel) n’ouvraient la possibilité que d’un recours à posteriori “après la proclamation des résultats".
- Conseil Constitutionnel - Elections - Assemblée Nationale - GARD REBEUF, 12 décembre 1958 ;
- Conseil Constitutionnel - Désignation des membres du Conseil Supérieur des Français de l’étranger, 5 février 1975.
Sur le fondement de l’article 44 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, précisant qu’en toute matière, le Conseil est compétent “pour connaître de toute question et exception posée à l’occasion de la requête", le Conseil Constitutionnel a admis, à l'occasion d’un recours formé après la proclamation des résultats, de se prononcer sur la légalité par voie d’exception d’un décret de codification (il a d’ailleurs estimé que ce décret n'avait pas remis en cause une disposition de l’ordonnance portant loi organique susvisée).
1.2 - La recevabilité à titre exceptionnel.
La décision DELMAS du 11 juin 1981.
Cette décision a opéré un revirement de jurisprudence. Pour la 1ère fois, nous nous sommes déclarés compétents pour examiner, par le voie de l’action et à l’occasion d’une requête précédent la date des élections, un décret de convocation des électeurs à l’élection des députés, après la dissolution de l’Assemblée Nationale en 1981. Nous avons indiqué que :
1) En principe, les textes ne nous donnaient pas une telle compétence, étant observé que notre mission de contrôle de la régularité des élections (article 59 de la Constitution) “s’exerce habituellement conformément aux dispositions des articles 32 à 45 de l’ordonnance du 7 novembre 1958”, une fois les résultats acquis ;
2) “Cependant, les griefs allégés par Monsieur DELMAS mettent en cause les conditions d’application de l’article 12 de la Constitution et à cet égard, la régularité
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de l’ensemble des opérations électorales... et non celle des opérations dans telle ou telle circonscription ”.
Ainsi, pour admettre notre compétence, nous avons tenu compte de :
- La généralité des termes de l’article 59 de la Constitution ;
- La décision d’incompétence rendue quelques jours auparavant par le Conseil d’Etat au nom du caractère non détachable du Décret contesté (Conseil d’Etat - Monsieur DELMAS - 3 juin 1981 aux conclusions de Daniel Labetoulle).
- et du fait qu’il s’agissait d’un décret, de portée générale, non lié à une élection déterminée, et dont la contestation ne pouvait donc en pratique valablement intervenir qu’avant les élections, faute de quoi l’ensemble des élections auraient pu être remises en cause à posteriori.
La décision Bernard des 16 et 20 avril 1982.
La jurisprudence DELMAS a eu une suite immédiate avec la décision BERNARD.
Le requérant contestait le décret du 22 août 1982 fixant la composition du Conseil Supérieur des Français de l’Etranger et plusieurs arrêtés, dont l’un portant convocation des électeurs à ce Conseil.
Nous n'avons pas cette fois-ci admis la recevabilité de la requête mais nous l'avons fait, suivant une démarche analogue à celle de la décision DELMAS, en indiquant que cette recevabilité aurait pu être admise sous certaines conditions.
En d'autres termes :
* Ce n’est qu’exceptionnelleinent que le Conseil Constitutionnel peut “statuer sur les requêtes mettant en cause la régularité d’élections à venir”.
* Cette compétence peut se justifier par des circonstances particulières clairement énoncées par la décision BERNARD. Elles résident dans le fait que l’irrecevabilité susceptible d’être opposée :
- Risquerait de compromettre gravement l’efficacité du contrôle de l’élection des Députés ou des Sénateurs ;
- Vicierait le déroulement général des opérations électorales ;
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Et ainsi pourrait porter atteinte au fonctionnement des pouvoirs publics.
Ces conditions n'étant pas réunies dans l’espèce BERNARD, nous avons rejeté pour irrecevabilité la requête.
En revanche dans d’autres espèces subséquentes, nous avons admis la recevabilité des requêtes antérieurs au 1er ou au 2ème tour de scrutin :
- Conseil
- Conseil
- Conseil
- Conseil
Constitutionnel
Constitutionnel Constitutionnel Constitutionnel
- 4 juin 1988 ;
- 21 juin 1988 (après le 1er tour) ;
-13 juillet 1988 (page 92) ;
-1er octobre 1991 (page 128).
Nous avons même appliqué cette jurisprudence au cas de l’élection présidentielle.
2) Problème posé et solution proposée.
2.1 - Problème posé.
Il est nouveau. C’est la première fois que nous avons à nous prononcer à propos d’une élection partielle. Dès lors, il s’agit pour nous de préciser la portée de la motivation des décisions DELMAS - BERNARD qui concernaient des recours dirigés contre des actes intéressant le déroulement général d'élections et non des élections partielles.
2.2 - Solution proposée.
Je propose, dans la ligne de la jurisprudence susvisée, de rejeter la requête pour irrecevabilité, et ce pour plusieurs motifs.
1) Argument de texte.
Ce n’est qu'exceptionnellement que nous devons envisager notre compétence en dehors des hypothèses de l’ordonnance portant Loi Organique du 7 novembre 1958 (articles 32 à 45) à laquelle renvoie l’article 63 de la Constitution.
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2) Argument tiré de la Jurisprudence du Conseil d’Etat.
Celui-ci, dans 2 arrêts récents, s’est reconnu compétent, au titre de la théorie des actes détachables, pour connaître des recours pour excès de pouvoir à l’encontre :
- Du refus d’attribution d’un temps d’antenne sur les Sociétés Nationales de Télévision-Radio dans le cadre de la campagne pour les élections législatives (Assemblée du 12 mars 1993 - PPDA).
- De la décision du CSA interdisant à une formation politique (le parti des travailleurs) de faire mention de la date d’une de ses réunions pendant la même campagne (26 mars 1993, Parti des travailleurs).
Ainsi, on peut supposer que le Conseil d’Etat pourrait désormais admettre dans un cas analogue à celui du présent recours, sa compétence. D'autant que le recours vise un texte de portée partielle et non générale. En tous les cas, la "balle est dans son camp" et sa position dépendra de l'évolution de la théorie des actes détachables sur ce point.
3) Argument pratique.
Si nous admettions la recevabilité de recours contre les opérations préliminaires à telle ou telle élection déterminée, nous ne manquerions pas d’être submergés par un nombre potentiellement considérable de requêtes.
4) Argument tiré d’un examen “ a priori ” des moyens invoqués.
Le choix des dates retenus ne peut absolument pas mettre en cause les principes de la jurisprudence BERNARD, qui sont très rigoureux.
- D’abord, le contentieux électoral est “ réaliste ” et empreint de pragmatisme. Or, il n’y a pas de raison de penser que la concomitance des dates des différents scrutins en cause restreigne la liberté de choix de l’électeur et soit de nature à altérer la sincérité du scrutin.
N’avons nous pas admis une telle concomitance, dans le cadre d’une décision rendue au titre de l’article 61 alinéa 2 portant sur la loi JOXE relative à la concomitance des scrutions régionaux et départementaux (rapport FABRE - sur
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90-280 DC du 6 décembre 1990, à propos de laquelle nous avons validé la réforme dans sa finalité et ses modalités).
- Ensuite, il apparaît que le décret incriminé ne porte aucunement atteinte au déroulement de la campagne, qui peut être tout à fait convenablement organisée de manière à assurer l’exercice du droit de suffrage, conformément à la Constitution.
B - Le problème de l’examen au FOND des moyens.
Si vous ne me suiviez pas sur l’irrecevabilité, vous ne pourriez pour les raisons sus invoquées que rejeter la requête au fond.
Ainsi se dessinent deux approches :
- Pour les élections Présidentielles, nous sommes investis d’une mission générale de contrôle (voir nos décisions des 5 et 6 avril 1995).
- Pour les élections législatives et sénatoriales, notre contrôle par voie d’action des opérations préliminaires est, non pas transféré en totalité au Conseil d’Etat (bloc de compétences), du moins enserré dans de strictes limites, ce qui me paraît conforme à notre mission constitutionnelle.
Monsieur ROBERT : Tout à fait d'accord mais un petit détail me choque, c'est que nous mélangeons la recevabilité et le rejet.
Nous regrettons sur le fond : "les conditions ne sont pas réunies". C'est la même chose pour Bernard.
Comme vous le dites, si jamais nous avions considéré que cela portait atteinte gravement notre contrôle, alors nous aurions déclaré la requête recevable. Je suggère de supprimer : de "dès lors" à "recevable".
Madame LENOIR : Le fond détermine la recevabilité.
Monsieur le Président : Il est recevable en vertu de l'article 59, c'est-à-dire si les conditions sont réunies. Dans le cas d'espèce, elles ne le sont pas.
Monsieur FAURE : Jesuis partisan d'accepter la compétence du Conseil constitutionnel. Sans cela il y a déni de justice ou renvoi au Conseil d'Etat. Nous sommes chargés de
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tout ce qui relève des élections législatives. Il est évident que notre voisin surveille notre jurisprudence. Si nous affirmons notre compétence, il ne s'engagera pas.
Monsieur RUDLOFF : Une apparente confusion vient de ce que la recevabilité liée à la jurisprudence Bernard est très restrictive.
L'article 59 n'ouvre pas de voie de droit avant les élections ; la jurisprudence Bernard ajoute : "sauf exception". La recevabilité implique le bien fondé du fond dans ce cas là.
Nous avons été saisis d'une foule de requêtes et je ne souhaite pas qu'on ouvre une trop grande vanne.
Monsieur CABANNES : Tout à fait d'accord sur le fond mais il faut que le Conseil constitutionnel soit conscient que, par le même raisonnement, on déverrouille l'article 59 alors que l'on vient de fermer le 37/2.
Monsieur ROBER T : Ce n'est pas le même contentieux !
Monsieur CABANNES : Juridiquement, le raisonnement est le même.
Monsieur le Président : A propos de l'article 59, j'attire votre attention sur sa rédaction : "En cas de contestation". L'innovation ne serait pas de faire de l'exception la règle, mais de ce que nous jugeons sur les opérations préalables. Brèche déjà ouverte pour les présidentielles. Si nous voulons rester le juge du contentieux des législatives, confirmons ! Ce n'est pas si exceptionnel au fond. La compétence accordée par l'article 59 nous permettrait d'avancer. Le risque d'avalanche trouvera sa parade : "c'est recevable mais mal fondé".
Monsieur DAILLY : "Considérant que les conditions de fond ne sont pas réunies... elle n'est pas recevable."
Pour moi, la décision c'est l'irrecevabilité.
Madame LENOIR : Je défendrai le projet :
1) - Dans le sens de Monsieur RUDLOFF, si nous rejetons au fond, nous renversons le sens de la jurisprudence. Nous adoptons une attitude de recevabilité systématique. On change complètement les limites de l'épure. Certes, l'article 59 est général, mais on a toujours compris notre compétence contentieuse a posteriori.
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Je ne suis pas pour reconnaître une compétence systématique.
2) - Cohérence entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat.
En 1995, le Conseil constitutionnel a, dans sa jurisprudence DURAND, écrit "en l'espèce". Le Conseil d'Etat, en 1993, se déclare compétent sur certains actes préliminaires.
Si on statue au fond, il n'y aura plus de verrou et, en plus, nous risquons un recoupement de compétences.
Comment tiendrons-nous la route pour distinguer les moyens sérieux des moyens non sérieux et faire face à la concurrence avec le Conseil d'Etat ?
Nous ne statuons pas sur une table rase !
Monsieur FAURE : J'opterais plutôt pour une décision inverse : c'est dans la mesure où vous laissez la place au Conseil d'Etat qu'il la prend aujourd'hui ; on pourrait faire un petit pas de plus.
Monsieur AMELLER : Je suis plutôt partisan de conserver la notion de recevabilité pour que notre compétence reste exceptionnelle et de suivre la proposition du Président DAILLY.
(17 H 45 : arrivée de M. ABADIE)
Monsieur DAILLY : Je suis visiblement conforté par les remarques de M. AMELLER. J'insiste sur la recevabilité.
Monsieur le Président : On pourrait nuancer : on est compétent mais c'est irrecevable.
Monsieur ROBERT : Ce que je crains, c'est que nous soyons obligés de statuer à chaque fois sur le fond.
La recevabilité vous donne plus de liberté.
Monsieur FAURE : Comment distinguer entre les cas recevables et les autres ?
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Monsieur ROBERT : On ne s'entend pas sur les mots. La recevabilité porte sur des problèmes de délais, de forme, etc...
Sommes-nous compétents ou non ? Nous le sommes, le problème ne se pose pas.
Monsieur le Président : Si vous introduisez la compétence, c'est clair : article 59 et jurisprudence depuis 1981.
Monsieur CABANNES : Je vais à l'appui de la thèse de Mme LENOIR. La différence se situe entre recevable et rejet et nous maintenons la rédaction.
Monsieur ROBERT : Ce n'est pas orthodoxe. Si nous examinons les conditions nous sommes dans le fond.
Madame LENOIR : Jepropose une formule transactionnelle "... ne peut qu'être rejetée".
Monsieur CABANNES : "... ne saurait être accueillie".
Monsieur DAILLY : Ce qui me choque c'est que nous faisons appel à deux notions différentes, je ne vois pas d'obstacle à "rejet" si on enlève "non recevabilité".
Monsieur ROBERT : Alors, nous sommes d'accord.
Monsieur le Président : Pourquoi ne pas emprunter à la Cour de Cassation : "ne saurait être accueillie, décide : rejet".
Passage au vote - unanimité pour la formule : "les conditions ne sont pas réunies, décide : rejet".
Monsieur le Président : M. le Secrétaire général, vous avez reçu un courrier du Secrétaire général du Gouvernement concernant les élections présidentielles.
Monsieur le Secrétaire général : Le formulaire de présentation d'un candidat dont nous avons été saisi est celui qui a été utilisé en 1995. C'est dommage car il méritait un toilettage plus complet.
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Sur le fond il n'y a guère de difficultés, il appartient de faire une réponse spécifique. Je vous propose de le confier pour rapport s'il en est d'accord, à Monsieur le Préfet ABADIE.
Monsieur ABADIE : Oui, bien sûr.
Monsieur le Président : Problème de dates ?
Monsieur le Secrétaire général : Calendrier envisagé s'agissant du compte de campagne :
. 10, dépouillement des comptes.
. 11, réunions avec les rapporteurs-adjoints
. 12, questions de principe soumises au Conseil constitutionnel, à 15 H 00 séance plénière poursuivie, éventuellement, le 13, au matin.
(La séance est levée à 18 h 15)
Les instructions de transcription ont été communiquées aux étudiantes et aux étudiants.